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Le critique culturel est mort. Vive la smart curation!

L’avenir de la critique est-il entre les mains des «machines»? Premier épisode de notre série sur l'avenir de la recommandation à l'ère numérique.

two thumbs up : san francisco (2014). <a href="https://www.flickr.com/photos/gazeronly/12174537136/">torbahkopper</a> via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/">License by.</a>
two thumbs up : san francisco (2014). torbahkopper via Flickr CC License by.

Temps de lecture: 21 minutes

Cet article de Frédéric Martel pour Slate s’inscrit dans un programme de recherche sur la «Smart Curation» qu’il coordonne à l’université des arts de Zurich (ZHdK) et d’une mission d’expertise du Centre national du livre (ministère de la Culture, Paris). Il sera repris dans la réédition en poche de son livre Smart, Enquête sur les internets

Retrouvez la deuxième partie de l’enquête: Curation par algorithme, le rêve déçu de la toute-puissance de la machine

Retrouvez la troisième partie de l'enquête: La smart curation est à inventer

A l’entrée du siège de Gawker à New York se trouve un large écran plat avec les meilleures audiences du site en temps réel. Les articles sont classés par leur nombre de vues et, comme le trafic évolue constamment, ce «Big Board», comme on le nomme ici, clignote un peu dans tous les sens. Les sites du groupe Gawker ont, en moyenne, 100 millions de visiteurs uniques chaque mois. Soit entre 3 et 5 millions chaque jour!

«It’s fucking high» («C’est vachement haut») me lance James Del, lorsque je le rencontre au dernier étage d’un bâtiment industriel, sur Elizabeth Street, dans le quartier de SoHo. Il ne parle pas de l’audience des sites mais de l’escalier vertigineux! De sa verticalité exagérée, même comparée aux standards new-yorkais. Nous sommes seulement au troisième niveau mais, sans ascenseur, les marches particulièrement raides rendent la visite sportive.

A l’intérieur des bureaux, immenses et en open space, l’atmosphère est plus horizontale. Il y a un café pour faire un break et, bien sûr, une table de ping-pong, symbole désormais indispensable de toute start-up américaine. Les employés ont des écouteurs aux oreilles, pour rester dans leur bulle, et chattent avec leurs collègues sur des messageries instantanées, pour jouer collectif. La no-hierarchy attitude est de règle, même si les métiers sont soigneusement cloisonnés. Un étage est dédié aux journalistes, ici appelés editors ou parfois curators; un autre, aux commerciaux; un troisième, aux ingénieurs, comptables, juristes et aux fonctions support. Ainsi, les salariés en charge du content –la moitié environ de l’équipe de près de 300 employés–, ceux de la pub ou des datas ne se croisent guère, sauf à gravir les hautes marches et à «badger», avec une carte magnétique, à l’entrée des autres niveaux. James Del, lui, a accès à tous les étages, et il monte et descend constamment les escaliers, ce qui, visiblement, l’agace. Il est arrivé chez Gawker à 20 ans, à sa sortie de New York University et, année après année, a gravi les marches de cette start-up devenue incontournable. A 28 ans, il est désormais le vice-président de Gawker, en charge de la programmation et du marketing.

«Notre modèle, c’est celui de la “curation”. On lit tout ce qu’on trouve sur internet et lorsqu’une histoire nous paraît intéressante, on prend une idée, une information ou un paragraphe, on en fait un article et on le fait buzzer», décrit ingénument Del. Assis dans l’une des meeting rooms de Gawker, il a son coffee-mug posé devant lui sur la table. Je suis au siège de l’un des principaux médias «people» des États-Unis, un site marrant et cruel, épinglé régulièrement par ses confrères pour être, disent-ils, creepy, trashy, sketchy –effrayant, superficiel, pervers ou même dégueulasse! Pourtant, Del s’exprime en professionnel, efficace, sérieux, presque trop sage. Il a cette façon déroutante d’accepter les critiques qui fusent contre Gawker, ses excès, sa futilité, son voyeurisme, ses attaques «borderline» sur la vie privée, son cynisme. Il a tout entendu; il ne s’en émeut plus. La hauteur de vue, la morale éditoriale, la respectabilité, semble-t-il dire… «well, ce n’est pas ça le web»! En revanche, le partage, la participation, la curation, les algorithmes et la recommandation, ça c’est le cœur de métier. Del signale que les lecteurs du site peuvent eux-mêmes participer à sa rédaction, grâce à une plateforme dédiée, un méta-blog baptisé Kinja: «Chacun peut y publier. Cela permet de faire émerger de nouveaux contenus, de nouveaux talents, en faisant voler en éclat la ligne traditionnelle qui sépare les auteurs d’articles et les lecteurs.»

Mi-curateur de contenus produits par d’autres, mi-créateur d’articles originaux, le tout avec beaucoup d’algorithmique, Gawker s’est spécialisé dans le buzz, le cool, le hip, le media-gossip et autres ragots. Sa baseline, fièrement affichée sur le site, résonne: «Today’s Gossip is Tomorrow’s News». Lorsqu’ils ne sont pas des robots, ses rédacteurs sont des cool-hunters, des trendsetters et des tastemakers: ils cherchent le cool, arbitrent les modes et valident le goût. «Notre but principal, c’est d’être au service du public», résume James Del.

C’est en 2002 que Nick Denton, un journaliste anglais émigré à New York, lance Gawker depuis son appartement de SoHo. A la façon du Bright Lights, Big City, le roman culte de Jay McInerney, Denton est alors fasciné par la vie privée des journalistes du New Yorker et des autres magazines du groupe Condé Nast, Vanity Fair et Vogue. Faute, peut-être, de pouvoir intégrer ces rédactions de «vieux», il crée Gawker pour raconter leurs coulisses. Ses premiers «confidentiels», publiés sur ses têtes de turc préférées –Tina Brown, la patronne de Vanity Fair devenue celle du New Yorker, ou Anna Wintour, l’éditrice-star de Vogue– font mouche. Le ton, déjà, est cynique. En réussissant à infiltrer, avec des stagiaires, la tour Condé Nast, 4 Times Square, alors l’adresse du groupe, il parvient à raconter les manies alimentaires des journalistes, leur dress code et les décrit portant des lunettes noires dans les ascenseurs. L’accent est mis sur les intrigues qui se déroulent dans la cafétéria du groupe, dessinée par l’architecte Frank Gehry, où Meryl Streep déjeune dans le film Le Diable s’habille en Prada.

Gawker est dès le départ un site méchant mais il devient très méchant en se mettant à publier des photos compromettantes, prises dans des soirées privées, des vidéos d’ébats sexuels, ou en communicant les montants de contrats mirobolants de l’industrie de l’entertainment. «Nous avons une très bonne équipe juridique», souligne, l’air de rien, James Del.

L’establishment vomit ces pratiques sans éthique mais se précipite pour lire le site. «Je n’en suis pas fier, mais je regarde Gawker chaque matin», a reconnu, dans une interview, Chris Anderson, le fondateur de Wired (qui appartient également à Condé Nast). Et un jour que j’interrogeais Tina Brown, dans sa maison de l’Upper East Side, elle a prétendu ne pas s’intéresser à ce genre de ragots, tout en moquant ces impostures d’une formule: la «New York fakery» (le côté faux, factice et gossip de New York).

La page d'accueil de Gawker, mardi 1er septembre en fin d'après-midi.

Sur sa page de présentation officielle, Gawker se définit aujourd’hui comme un «one-stop guide to media and pop culture». Le site se propose de révéler au grand public des informations plus ou moins privées, des scoops en «off» et des confidentiels sur les stars, les médias et l’industrie du divertissement. Pourtant, Gawker est allé au-delà de cette mission initiale en devenant un groupe média, une chaîne de sites et même une véritable franchise. Le modèle économique est là, à la fois horizontal et vertical: chaque nano-site a son autonomie, son identité, sa verticalité; mais toutes ces audiences de niche sont agrégées horizontalement lorsqu’il s’agit de vendre de la publicité. A partir du site principal, les internautes peuvent atteindre une dizaine de sous-sites et de sub-blogs, autant de niches spécialisées dans l’information relative aux célébrités d’Hollywood (Defamer), aux confidentiels de la vie politique à Washington (Wonkette), aux coulisses de la Silicon Valley (Valley Wag), aux secrets de l’industrie du sport (Deadspin), de l’automobile (Jalopnik) ou du porno (Fleshbot), de la télévision (Morning After), des jeux vidéos (Kotaku), de l’armée (Fortress America), la science-fiction, les infos geeks et autres gadgets électroniques (io9, Gizmodo et Lifehacker) ou, en projet, un mini-site engagé politiquement contre le mouvement Tea Party (la droite extrême américaine). Un sub-blog, baptisé Antiviral, s’est spécialisé dans le fact-checking des rumeurs qui circulent sur le web. Et un autre, Gawker Review of Books, est dédié au monde de l’édition et à la critique de livres –comme si c’était un véritable supplément littéraire du New Yorker!

L’ambition de Nick Denton serait d’ailleurs, selon une rumeur cocasse, d’avoir douze sites. Autant que le groupe Condé Nast possède de magazines.

The machine will be the critic

«Nous créons en ligne toutes les 48 heures autant de contenus que nous en avons créé depuis la naissance de l’humanité jusqu’en 2003.» Ce constat d’Eric Schmidt, le président exécutif de Google, montre que l’abondance est désormais l’une des caractéristiques principales d’internet. Cette profusion se traduit en flux, courants, streams, au risque de la logorrhée. Lorsque la culture, qui était hier constituée essentiellement de «produits culturels», bascule de l’analogique au digital et devient une somme de «services culturels», le recours à des prescripteurs devient indispensable. Comment se repérer, sinon, dans le catalogue de Spotify, qui compte plus de vingt-cinq millions de titres? Comment se retrouver parmi les 300 heures de vidéo uploadées sur YouTube chaque minute? L’offre est à tel point illimitée qu’elle en est vertigineuse. L’expression all you can eat que l’on utilise parfois est symptomatique. Comme dans les restaurants chinois où de tels menus existent, on peut manger à volonté jusqu’à satiété –et parfois jusqu’à l’indigestion.

A leur façon, les «curateurs» de Gawker prétendent aider les internautes à se repérer dans cette masse abyssale d’informations. Ces «new-media critics» font le tri, sélectionnent, orientent. Sur le blog officiel du site, un mot revient plusieurs fois à propos de Gawker, et qui résume sa mission: la recommandation. Certes, leur journalisme suit un prisme particulier: les erreurs des médias, les confidentiels, les bruits de la ville, mais il annonce, selon James Del, le futur d’internet et de la prescription digitale.

Gawker s’inscrit dans une nouvelle génération de pure-players qui se proposent de révolutionner le journalisme et sont largement dédiés à l’information virale: Buzzfeed, Vox, Vice, The Daily Beast, Upworthy, Mediaite, Twitchy, Dose, GivesMeHope, OMG Facts, Mashable ou, dans une autre mesure, le Huffington Post ou Slate.

Nous créons en ligne toutes les 48 heures autant de contenus que nous en avons créé depuis
la naissance
de l’humanité jusqu’en 2003

Eric Schmidt, président exécutif de Google

Comme l’a prédit –à raison ou à tort– Eric Schmidt, les médias deviennent des agrégateurs, des «filtres», des content providers, misant davantage sur la «curation» et la «validation», pour assurer la crédibilité de l’information, que sur le reportage original. Souvent, les journalistes y sont remplacés par des curateurs, des data analysts, des datas scientists ou encore des chief aggregators of viral content et autres chief trend hunters. Parfois, ce sont tout simplement des algorithmes qui font le travail des humains. Dans certains cas, comme Dose, GivesMeHope ou OMG Facts, trois sites du serial-entrepreneur Emerson Spartz, les principales innovations média ne concernent pas tant les contenus produits que la manière de les sélectionner chez les autres, de les «curater» en les re-packageant, avant de les promouvoir sur les réseaux sociaux. Cette «cannibalisation» est aussi la clé du succès de Gawker.

Bill Keller, l’ancien patron du New York Times, a eu cette phrase assassine à propos de ces nouveaux médias en général et du Huffington Post en particulier, qui a «découvert qu’en agrégeant des ragots sur les stars, des vidéos de jolis chats, des blogs signés par des journalistes bénévoles et des informations empruntées à d’autres publications, et en y ajoutant une tonalité de gauche, des millions de personnes liraient ce site». Visée, Arianna Huffington, surnommée «la reine de l’agrégation», lui a indirectement répondu dans son propre journal, le New York Times: «Je n’ai pas tué les journaux, darling. Les nouvelles technologies les ont tués.» (Le Huffington Post a aujourd’hui une valeur de un milliard de dollars, soit quatre fois le prix du Washington Post.)

Les techniques de curation ou d’agrégation varient, mais elles visent généralement à favoriser la viralité, qui conditionne l’audience, et donc les recettes publicitaires. Les journalistes du New York Times, en dépit des remarques de Bill Keller, ont déjà intégré ces contraintes du web: ils changent les titre des articles pour qu’ils soient plus lisibles par les robots de Google, intègrent des liens et des mots-clés dans leur texte, afin que le référencement soit meilleur et ont recours aux services de professionnels de la viralité pour accroître le trafic de leurs messages sur les réseaux sociaux. (Le New York Times comme le New Yorker travaillent avec la société SocialFlow pour leur visibilité et leurs analytics)

Dans certaines rédactions, on apprend aux journalistes web à écrire en phrases courtes en utilisant de plus en plus de points et de moins en moins de virgules: le point virgule et les deux points, a expliqué Emerson Spartz, sont quasiment à proscrire! Les rédacteurs adoptent partout les techniques dites du SEO, pour search engine optimization, afin de faciliter la lecture des contenus par les moteurs de recherche. Un titre comprenant des mots-clés (choisis avec un outil d’optimisation de mots clés comme Google AdWords Keyword Planner, Bing Keyword Research Tool, Übersuggest, Google Trends, etc.) est mieux indexé par les robots, de même qu’un article avec de nombreux liens sortants. Un titre rédigé sous la forme d’hyperboles, avec des participes passés et se terminant par des prépositions, est susceptible de devenir plus rapidement viral. Un titre arrangé de façon à raconter une story est encore meilleur. Chez Dose, on multiplie les listes et les titres catchy; chez Upworthy, on fait des titres de teasing avec des hashtags qui mettent l’eau à la bouche du lecteur; chez Gawker, on incite les internautes à partager les contenus sur les réseaux sociaux; chez Reddit, on met en avant des photos provocatrices. Partout, on essaye d’écrire sur des sujets qui sont parmi les trending topics de Google. Toutes ces techniques sont conçues pour plaire aux fils Twitter, à l’algorithme de Google et au newsfeed de Facebook. (L’audience de sites comme Gawker, MuggleNet, OMG Facts ou GivesMeHope dépend largement du trafic généré par Facebook). 

Ces secrets de titrage ou d’indexation s’appuient encore sur le travail humain. Mais il est possible d’aller plus loin en confiant ces tâches à des robots. Sur Mediaite, un algorithme agrège les contenus de 1.500 médias chaque matin et, une fois «curatés», les propose aux lecteurs. Chez Reddit, un algorithme compile automatiquement les likes, les votes et les préférences des internautes et détermine en conséquence la page d’accueil du site. Chez Gawker, m’explique James Del, les commentaires des internautes sont sélectionnés par un nouvel algorithme, joliment baptisé Powwow, qui organise la conversation sans intervention humaine. Parfois, comme chez OMG Facts et Dose, on utilise même un algorithme de headline testing: lorsqu’un article est créé, il est proposé avec différents titres sur une vingtaine de posts et de plateformes, répartis au hasard. L’algorithme de headline testing compare alors la viralité des articles, le nombre de clics et la rapidité de leur diffusion. Après quelques heures, tous les titres de l’article sont modifiés automatiquement sur tous les posts en privilégiant le plus viral.

Votre légende ici

Ces évolutions majeures du journalisme web affectent nécessairement la critique culturelle, qui évolue à son tour vers le like, le «blurb» (ces petites citations favorables des journalistes qu’on utilise pour faire la promotion d’un best-seller ou d’un blockbuster) et le tweet. Mais peut-on sérieusement donner son opinion sur un livre ou un film en 140 signes? Quand la recommandation sur Twitter devient une sorte de «blurb», c’est le degré zéro de la critique, pensent plusieurs journalistes que j’ai interrogés. «Twitter est effectivement un média concis», note Antonio Martínez Velázquez, blogueur, hacker et cofondateur du site Horizontal à Mexico, avant de nuancer: «On peut twitter des liens web qui renvoient vers des articles longs.»

Reste que sur les réseaux sociaux, la critique s’apparente de plus en plus à un slogan publicitaire: «The Best Family Film This Year», «Holiday Classic», «Wow!»«Absolutely Brilliant!», «Hilarious!», ou le très fréquent «★★★★★». Sur Internet, c’est la victoire du «Two Thumbs U!», ce système de jugement d’un film imaginé par les critiques de cinéma Robert Ebert et Gene Siskel dans l’émission At the Movies sur ABC. Ils évaluaient un film avec leur pouce, soit au total seulement trois jugements possibles: deux pouces pointés vers le haut quand les deux critiques aimaient le film; deux pouces en bas s’ils ne l’aimaient pas; et un pouce en l’air, un pouce en bas, s’ils étaient divisés. Ainsi, le lecteur sait si le film est, ou non, un must-see film (un film qu’il faut voir), ou un turkey (un navet). Après la mort de Siskel et la retraite de Ebert, le show a été repris par deux journalistes confirmés, dont l’un n’est autre que le chef du service cinéma du New York Times, A. O. Scott. Qui lève ou baisse maintenant son pouce!

Face à l’abondance, le critique traditionnel?

Lorsque je badge à l’entrée du World Trade Center One (WTC 1), par le côté Nord, sur Vesey Street, l’ascenseur m’identifie et me conduit directement, sans autre stop, à l’étage de mon rendez-vous. C’est là que vient d’emménager au printemps 2015 le New Yorker et l’ensemble du groupe Condé Nast (qui inclut outre Vogue et Vanity Fair, GQ, Wired et le site Reddit).

Pour accéder au plus célèbre magazine new-yorkais, pas besoin de monter les marches d’un escalier, mais il faut montrer patte blanche. Construit sur les ruines des tours jumelles détruites lors des attentats du 11 septembre, le World Trade Center One n’est pas accessible au public. Les travaux ne sont pas encore achevés. Il faut fournir son identité à l’avance, passer plusieurs contrôles et être pris en photo minutieusement.

«La problème des médias est celui de la discoverability», lance Henry Finder, assis dans la salle n°1, au 34e étage, avec une vue spectaculaire sur le monument aux victimes du World Trade Center, le sud de Manhattan et, au loin, la Statue de la Liberté. Rédacteur en chef du New Yorker, Finder incarne ce magazine de l’élite qui défend une critique culturelle «avec des principes». Ses journalistes conçoivent leur mission comme celle d’un gatekeeper, un passeur ou un arbitre. Finder lui-même est un intellectuel un peu interdit, à la fois sophistiqué et low key, sa discrétion étant érigée en art de vie, mais qui peut, soudain, faire preuve d’un humour hilarant et décalé. En argot américain, on dirait qu’il est book smart –intelligent et très très très bien éduqué. Il n’a pas de compte Twitter.

«Comment peut-on faire connaître, aujourd’hui, un bon article ? C’est l’enjeu de la discoverability», répète Finder, employant un mot à la mode. Face à l’abondance des contenus sur le web, l’enjeu de l’accès et de la sélection apparaît essentiel. On peut bien sûr laisser faire le hasard: c’est ce qu’on appelle la sérendipité ou «hasard heureux», le fait de trouver un contenu sans l’avoir cherché. A l’inverse, si on croit que le hasard est rarement heureux, il est possible de se fier aux algorithmes et à leurs recommandations automatiques. On peut, enfin, plus traditionnellement, si on craint les algorithmes arbitraires indexés sur la loi de l’audience, faire confiance aux critiques traditionnels –comme ceux du New Yorker.

Le New Yorker de William Shawn, à partir des années 1950, s’était donné pour mission de défendre l’«Art» et de protéger la «Culture» –en majuscules–, c’est-à-dire de tenir tête aux «barbares» qui voulaient abolir les hiérarchies culturelles entre la high et la low culture et affaiblir, du même coup, la frontière séparant le goût de la médiocrité, l’élite des masses, la culture de l’entertainment. Le New Yorker de Pauline Kael, sa célèbre critique de cinéma des années 1960 et 1970, a préféré ensuite –selon une recette contre-intuitive qui a fait depuis le succès du journal–, prendre au sérieux la culture populaire et écrire d’une manière populaire sur la «haute culture». Le New Yorker de Tina Brown, sa directrice dans les années 1990, a été finalement convaincu du caractère suspect de toutes les hiérarchies culturelles européennes et a décidé de brouiller définitivement les cartes. Le mélange des genres est devenu la règle: on a critiqué le Metropolitan Museum et Star Wars, Shakespeare et les Monty Python, les romans de John Updike et, sur vingt pages, la fusion AOL-Time Warner. «J’ai lancé une chronique intitulée “les Annales de la communication” pour suivre les évolutions majeures des studios, de la télévision et en particulier les industries de l’entertainment», m’a expliqué Tina Brown. «Le New Yorker devait parler de ce dont les gens parlaient», a-t-elle ajouté sur le ton de l’évidence.

Pour Henry Finder, qui incarne aujourd’hui le New Yorker par temps de disruption numérique, les barbares s’appellent désormais le clic, le blurb, l’algorithme, les recommandations d’Amazon, Gawker et, peut-être plus encore, la Gawker Review of Books!

«Les sites avec un large trafic ont de moins en moins de critiques. Les sites qui ont peu d’audience se limitent à des critiques de niches. Voilà pourquoi le New Yorker garde toute sa pertinence», commente Finder. Il croit à un journalisme durable qui s’apparente à une long critical tail, une critique de type «longue traîne», hors accélération et hors buzz, une recommandation qui s’inscrit dans la durée. Le modèle du New Yorker est vertueux, sur le plan éditorial et journalistique, mais il doit affronter sur internet deux problèmes, comme les autres médias papier: le premier, c’est que les économies de «longue traîne» –peu de ventes sur le court terme mais des ventes durables et stables sur le long terme– ne rapportent en fin de compte guère d’argent; le second, c’est que le coût de production d’un article du New Yorker est astronomiquement plus élevé qu’un post de Gawker, alors qu’ils font, au mieux, la même audience sur internet et génèrent des recettes publicitaires équivalentes. (Les «éditeurs» de Gawker sont fréquemment freelance, payés une douzaine de dollars par post, augmentée d’un bonus en fonction de l’audience de leur article.)

«Il y a de moins en moins de critiques, de moins en moins de suppléments littéraires, se désole Finder. Nous devons donc miser davantage sur la critique.» Et il ajoute: «Il nous faut rester ce que nous sommes: c’est ce que nos lecteurs attendent et valorisent. Nos articles les plus lus sont souvent les plus longs. Mais nous devons aussi prendre part à la conversation, ce qui veut dire être présent sur toutes les plateformes digitales. Partout, mais en restant le New Yorker.»

Je suis prêt à affronter en duel quand vous voulez n’importe quel algorithme!

Jonathan Karp, P-DG de Simon & Schuster

Les grands éditeurs traditionnels partagent cet état d’esprit. «Je n’ai peur d’aucun algorithme! Je suis prêt à affronter en duel quand vous voulez n’importe quel algorithme!», me lance, avec l’envie d’en découdre, Jonathan Karp, le P-DG de Simon & Schuster, l’une des principales maisons d’édition américaines. Dans son vaste bureau au n°1230 de l’Avenue of the Americas, à New York, Karp fanfaronne et montre ses muscles. Mais il m’avoue, un peu plus tard, avoir donné consigne à ses éditeurs et à ses auteurs d’accroître leur présence sur les réseaux sociaux. «Nous avons constaté que Facebook est un outil très efficace pour le bouche-à-oreille d’un livre», s’émerveille Karp, comme s’il avait découvert le fil à couper le beurre! Et il me cite des romans de sa propre maison lancés presque exclusivement sur les réseaux sociaux (par exemple We Are Not Ourselves de Matthew Thomas). Sur le site de Simon & Schuster, les boutons pour partager, liker ou retwitter les informations des livres sont aussi visibles que sur le site Gawker. Quant à YouTube, Jonathan Karp m’avoue qu’une équipe dédiée de sa maison d’édition s’y consacre déjà. Simon & Schuster est prêt pour le «duel» avec Internet.

La crise de la fonction critique

Si le New Yorker, qui compte actuellement 1,1 million d’abonnés, ne paraît guère menacé à court terme, ni par les blogs et les réseaux sociaux, ni, bien sûr, par des sites comme Gawker, la crise de la fonction critique est réelle.

La prescription traditionnelle n’a pas disparu mais, partout, les journalistes que j’ai interrogés, depuis plusieurs années, dans une cinquantaine de pays, reconnaissent que «quelque chose est en train de se passer». Internet induit par nature la fin des hiérarchies, la désintermédiation, la décentralisation, la disparition des légitimités élitistes –autant d’évolutions qui affectent inévitablement la critique. On entre dans une culture qui se caractérise par des «conversations» et non plus par des arguments d’autorité, une culture où la recommandation devient centrale, mais où les prescripteurs se démultiplient aussi, et à l’infini. La légitimité sur internet ne dépend plus seulement du statut social, des diplômes ou des connaissances acquises, comme dans l’univers papier, mais intègre de nouveaux critères comme l’e-reputation, la popularité, la «communauté» à laquelle on appartient, ou celle que l’on a rassemblée autour de soi. Le modèle hiérarchique top-down de la critique culturelle traditionnelle s’essouffle partout. C’est la grande «disruption» des hiérarchies.

Une évolution que le blogueur Antonio Martínez Velázquez, interrogé à Mexico, salue:

«Les médias traditionnels se sont éloignés de leur mission et de leur rôle social. Ils ont cessé de parler aux citoyens. La critique est devenue cynique, distante et opaque, mortifère presque. Mais l’information veut vraiment être libre! Et l’explosion des réseaux sociaux, l’influence grandissante de la culture hacker et les lanceurs d’alerte changent la donne. Une nouvelle critique est en train d’émerger et elle va mettre en question le système médiatique dans son ensemble.»

Patrick Beauduin, le directeur général de Radio Canada, interrogé à Montréal, est moins radical mais il pense, lui aussi, que l’avenir de la critique passera par la recommandation: «Un groupe audiovisuel comme le nôtre ne sera bientôt plus un diffuseur mais un prescripteur. Celui qui conseille et donne un avis. Nous serons des curateurs.» Antonio Martínez Velázquez croit même que «le nouveau prescripteur culturel, c’est le hacker». Le hacker joue désormais, selon lui, le même rôle pour la culture web que celui que tenaient, hier, le black kid ou le gay cool dans la musique disco ou la pop culture. Il invente une nouvelle cyberculture de rupture, qu’il fabrique lui-même avec du code –bouleversant ensuite les codes. Le hacker devient un influenceur et un prescripteur. En un mot, un hipster.

Déjà, les critiques de films ne semblent plus avoir aujourd’hui autant d’influence sur le box-office qu’ils en avaient auparavant et les suppléments littéraires ne font plus nécessairement vendre les livres (différentes études qualitatives sur la lecture de la presse montrent qu’entre 85% et 90% des lecteurs n’ouvrent même pas le supplément littéraire d’un quotidien). Aux États-Unis, ces cahiers critiques ont même tendance à disparaître, faute du soutien des éditeurs, qui y font peu de publicité et privilégient plutôt les accords financiers avec Amazon. Si les suppléments littéraires du New York Times ou du Wall Street Journal restent prescripteurs, il n’en va pas de même des autres publications. «Book World», le supplément du Washington Post, créé en 1967, a cessé d’être un supplément autonome du week-end en 2009 (il a été réintégré à la section «Style & Arts» du journal papier); la «Book Review Section» du Los Angeles Times a également fusionné avec l’édition courante du journal en 2007; quant au supplément du San Francisco Chronicle, il a été réduit, en 2006, de six à quatre pages.

Sur Internet et les réseaux sociaux, «le populisme est le nouveau modèle du cool; les élitistes sont les nouveaux ringards», a prédit, dans un article du New York Times, la journaliste Alexandra Molotkow. Le problème, pourtant, est plus profond, et d’une certaine manière plus grave. Une série de mutations fondamentales en cours risquent de transformer durablement la fonction critique: la consécration d’une culture visuelle qui atténue la puissance de l’écrit; l’élaboration de mesures d’audience précises qui dévoilent l’invisibilité des critiques; l’abondance d’internet qui nécessite un «filtre»; le long click qui bouleverse la donne; enfin, les abonnements culturels illimités, qui sont rendus possibles par la montée en puissance du cloud.

Les livres se transforment en courts essais; les essais, en tribunes libres; les tribunes, en posts de blogs; et les blogs, en tweets

La première mutation, c’est l’atténuation de la distinction entre médias, le brouillage des frontières. L’accélération numérique se traduit par un changement sur la forme, sur les formats et sur la temporalité. Alistair Fairweather, qui dirige le site du magazine sud-africain Mail & Guardian, m’a expliqué ce bouleversement d’une phrase, lorsque je l’interrogeais à Johannesburg: «Ce qui est amusant, c’est que nous sommes un hebdomadaire, mais sur internet nous devenons un quotidien.» Chacun peut constater également que cette mutation et cette accélération des médias ont des effets multiples et contradictoires: les livres se transforment en courts essais; les essais, en tribunes libres; les tribunes, en posts de blogs; et les blogs, en tweets. Dans l’image et le son, la radio devient le podcast et le podcast le streaming; la télévision évolue vers l’écran connecté, vers la SVOD ou vers Netflix; quant à MTV, c’est aujourd’hui YouTube!

Alistair Fairweather constate aussi que les sites web des chaînes de télévision, des radios et des journaux se ressemblent sur le web: ils ont du texte, des images et des vidéos. «C’est comme si tous les médias fusionnaient dans leur forme sur internet», résume-t-il. Sur smartphone, le rapprochement est plus perceptible encore, ce qui est le signe d’une culture «qui devient de plus en plus visuelle». Selon Fairweather, qui fut longtemps critique de cinéma, ces évolutions ont des conséquences majeures pour la critique culturelle. D’abord, l’article «fini» est en train de disparaître: il est constamment mis à jour et corrigé. Ensuite, le support de lecture change la lecture: le smartphone, sur lequel on lira principalement la presse, la 3G et la mobilité, transforment les critiques. Enfin, si les titres et les marques de référence demeurent, les lecteurs s’intéressent à des articles davantage qu’à un journal particulier. «La clé, c’est qu’ils choisissent. Ils font encore confiance aux marques, comme le Mail & Guardian, mais ils ne cherchent plus à lire un seul journal.» La puissance de l’écrit s’érode sur internet, où elle est en concurrence avec d’autres médias, d’autres modes d’expression, d’autres légitimités.

La deuxième mutation majeure, c’est la possibilité, désormais, de connaître l’audience précise des articles. «Le changement le plus considérable qu’internet produise sur les médias, ce n’est pas l’immédiateté, ou la baisse des coûts, c’est la measurability. Et c’est, en réalité, effrayant si vous êtes un journaliste traditionnel», expliquait Nick Denton, le fondateur de Gawker, dans un long portrait que lui a consacré… le New Yorker. Or, la précision des mesures d’audience confirme ce qu’on pressentait déjà, sans pouvoir le prouver, à savoir le peu de lecteurs intéressés par les critiques. Désormais, chaque article ayant ses statistiques de lecture et son nombre de pages vues, on découvre, médusé, dans les rédactions, l’audience infinitésimale des critiques de danse ou d’opéra et, plus généralement, des critiques culturelles, qui sont rarement lues. Toute une nouvelle hiérarchisation de l’information se met en place, qui exclut les critiques des pages d’accueil, du fait de leur impopularité, lesquelles deviennent du coup encore plus invisibles. (Sur Gawker et de nombreux autres sites, les lecteurs peuvent voir le nombre de vues d’un article).

La troisième mutation en cours, liée à l’abondance illimitée du web, à la saturation et, parfois, à la frustration qu’elle engendre, c’est la nécessité de «filtres». Dans l’ancien monde critique, les journalistes culturels avaient affaire à des produits culturels relativement rares. On comptait peu d’artistes, peu de nouveautés et il fallait les «trouver». Les sorties de films et de documentaires étaient limitées à quelques dizaines par mois. Or, aujourd’hui, leur nombre est décuplé sur YouTube, sans parler des séries télévisées ou des jeux vidéo, qui sont au cœur de l’innovation créative. Les nouveautés en musique sont littéralement infinies sur iTunes, Spotify, Deezer, Apple Music, YouTube ou Soundcloud, ainsi que sur Taringa (Argentine), Xiami (Chine), MelOn (Corée), Saavn (Inde), Anghami (pays arabes), ou ce qui reste de MySpace (en déclin depuis son rachat par Rupert Murdoch puis par Justin Timberlake). Les programmes télévisés se sont multipliés de manière exponentielle alors que tout le monde peut devenir son propre diffuseur de vidéos en direct et en streaming sur Meerkat ou Periscope (qui appartient à Twitter). Enfin, de nouveaux auteurs apparaîssent, autopubliés, sur des plateformes comme Scribd ou le Kindle d’Amazon –peut-être les futurs YouTube du livre. Avant même d’exercer sa fonction de recommandation, le critique doit donc faire le tri dans cette offre illimitée.

Il peut choisir, bien sûr, de rester en dehors de la culture digitale, mais la plupart des œuvres actuelles et à venir risquent de lui échapper. En se limitant au «canon» occidental, élitiste ou académique, il se priverait de commenter des pans essentiels de la culture contemporaine. Et, s’il décide de basculer dans le numérique, il aura donc recours à des fonctions de «filtres» avant même de pouvoir exercer sa mission de «recommandation». Sans technologies, pas de possibilité de trouver –et pas de choix possible. Mais recourir aux machines, c’est déjà basculer dans la nouvelle fonction critique.

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