Culture

Le rock anglais a-t-il vraiment besoin d’un retour des Libertines?

Onze ans après «The Libertines», la formation emmenée par Peter Doherty et Carl Barât publie un nouvel album à la rentrée. Le groupe réussira-t-il à faire renaître la même ferveur qu'au début des années 2000? Parions que oui pour cinq bonnes raisons.

Peter Doherty, le 26 juin dernier à Glastonbury (REUTERS/Dylan Martinez)
Peter Doherty, le 26 juin dernier à Glastonbury (REUTERS/Dylan Martinez)

Temps de lecture: 8 minutes

C’est officiel depuis quelques semaines, la rentrée 2015 sera marquée du retour du groupe emblématique de l’Angleterre des années 2000 après un long silence et de multiples rebondissements dans les tabloïds. Pour lancer le tout, The Libertines seront de passage à Rock en Seine ce samedi 29 août. Puis, le 11 septembre sortira l'album Anthems For Doomed Youth

Bref, personne ne pourra y échapper, et c’est tant mieux. Car, le retour de Peter Doherty et sa bande n’est pas à interpréter comme l’ultime sursaut d’un groupe qui s’estime menacé et agrippe sa fierté comme une vieille dame serre son sac à main en rentrant dans le métro. Non, annoncée constamment depuis dix ans, la reformation des Libertines a tout d’une bonne nouvelle pour le rock anglais. 


Il y a bien évidemment le fait que le groupe a gravé une paire de singles parmi les plus inusables de ces dernières décennies. Il y a également le fait que Carl Barât et Peter Doherty ont presque toujours séduit avec leurs albums solos ou collectifs (Dirty Pretty Things et The Jackals pour le premier, Babyshambles pour le second). Mais il y a surtout les cinq raisons ci-dessous qui, en dépit de deux premiers singles moins furieux («Gunga Din» et « Anthem For Doomed Youth ») et de la présence d’un proche collaborateur de OneDirection (Ed Sheeran) à la production d’Anthems For Doomed Youth, devraient suffire à convaincre n’importe quels cœurs de rockeurs de poser une oreille attentive sur les douze nouveaux morceaux des Libertines.

 

1.Le rock anglais manque de figures fortes à l’heure actuelle

Si la Britpop donnait le coup d’envoi d’une vaste entreprise de reconquête des symboles britanniques par toute une jeunesse en manque de repères, voire de modèles, le début des années 2000 voyait une nouvelle génération de rockeurs reprendre le même flambeau: Bloc Party, Kaiser Chiefs, The Maccabees puis Arctic Monkeys, Klaxons et The Horrors). 

 Tous semblent contaminés par ce virus de l’autocomplaisance du rock anglais par rapport à ses mythes fondateurs

Complices, voire zélateurs de ce repli-centriste, The Libertines s’en sont tirés en écrivant de grandes chansons et en subvertissant habilement un rock trop balisé qui, de toute façon, ne les auraient menés nulle part. Nulle part, c’est à peu près où sont aujourd’hui The Kooks, The Rakes, Pete & The Pirates ou Jake Bugg. C’est aussi ce qui guette des groupes comme Palma Violets ou The Vaccines sur qui personne n’oserait mettre un penny sur leur capacité à truster les hit-parades anglais ou à ratisser les parts les plus juteuses du marché du disque britannique (1)

Après des albums honorables, tous semblent désormais contaminés par ce virus de l’autocomplaisance du rock anglais par rapport à ses mythes fondateurs: les uns lorgnent trop ouvertement vers l’efficacité mélodique des Beatles, d’autres pillent le romantisme heurté d’un Morrissey, tandis que d’autres encore séquestrent la furie punk de Joy Division dans leurs mélodies trop étroites. La plupart affichent une morgue et une suffisance apprises par cœur et se rêvent déjà en poètes meurtris ou en rock-stars incontrôlables sans avoir ne serait-ce qu’un hymne rassemblant toute une génération derrière eux. 

Il y a bien des contre-exemples, comme Arctic Monkeys, Foals ou Royal Blood qui, dans leur démarche, refusent d’être trop révérencieux face à la collection de disques de leurs parents. Ou encore des entités, en activité ou non, telles que Wu Lyf, Fat White Family ou Eagulls qui sèment le chaos au sein de l’orthodoxie rock mais dont les titres demeurent trop confinés dans l’anonymat pour pouvoir prétendre aux mêmes folies générationnelles que «Can’t Stand Me Now» ou «Time For Heroes».

 

2.La figure du poète maudit entretenue par Doherty est toujours aussi séduisante

«Si on s’est appelés les Libertines, un mot appris chez le marquis de Sade, c’est parce que nous voulons que ce groupe ne se limite pas à nous, mais qu’il englobe tous les gens qui nous entourent, ce qui fait une soixantaine de personnes.» 

Extraits d’une interview accordée en 2002 aux Inrockuptibles, ces propos en disent long sur le rapport qu’entretiennent les Libertines avec la poésie. Peter Doherty ne s’en est jamais caché et a toujours entretenu cette image au sein des médias. En 2015, c’est toujours la même chose. L’Anglais alterne encore les séjours en rehab, les annulations de concert et les références à la littérature. En témoignent leur dernier single, «Gunga Din» (hommage au poème de Rudyard Kipling), et le titre de leur nouvel album, Anthems for Doomed Youth, (Hymnes pour une jeunesse maudite en VF), qui renvoie directement au poème «Anthem for Doomed Youth» de Wilfred Owen, écrit avec Siegfried Sassoon lors de la Première Guerre mondiale et traitant des horreurs de celle-ci.

La dépravation n'a jamais été l'essentiel; l'essentiel a toujours été la mélodie, et nous nous rencontrâmes, la mélodie et moi, en plus d'une occasion de débauche

Peter Doherty

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Barât et Doherty citent Siegfried Sassoon au sein de leurs travaux. En 2004, quelques semaines après avoir donné une série de performances figurant aujourd’hui dans le Top 100 de Time Out des meilleurs concerts jamais donnés à Londres, les Libertines reçoivent le prix de meilleur groupe de l’année par le NME et récitent en cœur le «Suicide In The Trenches» du poète britannique. 


D’autres exemples viennent confirmer cette image: sa présence dans le film Confessions d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde en 2012, son isolement à l’école du fait d’un goût prononcé pour les travaux d’Orwell, Oscar Wilde et Baudelaire ou encore son journal intime baptisé Books Of Albion dans lequel il écrit, dessine, peint et compose. 

Dans ce dernier, édité en 2011 en France aux éditions Florent Massot, l’Anglais parle d’ailleurs d'«un autre Peter, un Peter plus sombre, plus clair» avant d’énoncer la liste de ses écrivains préférés (de Lawrence Durrell à Simone de Beauvoir, en passant par Anthony Burgess et Truman Capote) et d’émettre des phrases aussi définitives que «Misère, misère, misère, verse-moi encore un verre» ou encore «La dépravation n'a jamais été l'essentiel; l'essentiel a toujours été la mélodie, et nous nous rencontrâmes, la mélodie et moi, en plus d'une occasion de débauche. Trouver la mélodie, c'est vaincre la spirale vide du cauchemar».

3.Le rock anglais a besoin d’un duo aussi complémentaire que Doherty/Barât

Lennon et McCartney, Richards et Jagger, Noel et Liam Gallagher, Damon Albarn et Graham Coxon, John Lydon et Sid Vicious, Morrissey et Johnny Marr, Mick Jones et Joe Strummer: le rock anglais a toujours vibré sous les oppositions de styles entre les deux frontmen de ses groupes mythiques. Pour les Libertines, c’est peu ou prou le même schéma: d’un côté, Doherty, adolescent efféminé et plus porté sur la littérature que sur la roublardise; de l’autre, Barât, gamin issu d’un milieu rural, éloigné de sa mère hippie et enchaînant les petits boulots (ramasseur des souris mortes, homme de ménage dans les bureaux de la BBC ou dans des hôpitaux psychiatriques) pour tenter de fuir son quotidien à Basingstoke.

Carl et moi avons des tas de choses à nous prouver en tant que songwriters 

Peter Doherty

Un bref coup d’œil au documentaire The Libertines, There Are No Innocent Bystanders de Roger Sargent suffit d’ailleurs à comprendre comment Doherty et Barât son passés de l’amour fou à la haine, comment une quête respective d’idéal et de créativité lorsqu’ils se rencontrent à Liverpool en 1997 a pu se transformer en rancunes amères. 


Aujourd’hui, le groupe, parti enregistré son troisième album au Karma Studios en Thaïlande, non loin du centre de désintoxication où se trouvait Peter Doherty, tente forcément de lisser le propos. Entre un Doherty qui déclare au NME que «Carl et moi avons des tas de choses à nous prouver en tant que songwriters» et un Carl Barât avouant être «fier de cette reformation» tout en précisant à Melty que «ce nouvel album parlera de leur relation tumultueuse», tous les clichés y passent. 

Peu importe alors que Peter Doherty ait cambriolé le domicile de Carl Barât, peu importe que ce dernier ait pris des shoots avec Damon Albarn en coulisse au lieu de préparer un concert, peu importe les saouleries répétées de l’un et les cures de désintoxication de l’autre, les bagarres en internes ou les menaces au couteau. Peu importe enfin qu’ils se soient reformés pour l’argent, la gloire ou l’éternité, leur relation est fascinante. Leur complémentarité toujours aussi essentielle, à l’image de la chanson-titre «Anthem For Doomed Youth» qui s’ouvre tel un écho à «Music When The Lights Go Out» avant de convier des chœurs et un chant de crooner au sein d’une mélodie moins fougueuse que par le passé, mais toute aussi maîtrisée et fédératrice.

4.Les Libertines sont cités de partout

Depuis la parution de leur premier single en 2002 (« What A Waster »), fier garant des valeurs rock de l’Union Jack, une nouvelle génération de groupes est apparue avec l’envie de bâtir sa discographie sur les mêmes fondations. Parmi cette tripotée de nouvelles entités, The Fratellis et The Wombats au mitan des années 2000, The Vaccines et Palma Violets au début de la décennie suivante, sont celles qui se démarquent le plus clairement.

Le quatuor emmené par Doherty et Barât n’était pas qu’une entité adepte des guitares maltraitées

Ce sont aussi elles qui, entre pop fêtarde et rock aussi traditionnel qu’excentrique, semblent connaître le mieux les Libertines mais ont les doigts trop frêles et la gorge trop fébrile pour en restituer la souplesse et l’éclat sur la longueur. Il faut dire que le quatuor emmené par Doherty et Barât n’était pas qu’une entité adepte des guitares maltraitées. C’était aussi un groupe capable de travailler aussi bien avec Mick Jones qu’Alan McGee ou Bernard Butler (Suede) tout en affichant, le temps d’un refrain généralement, de merveilleuses flamboyances pop.

Cette alchimie sonore, cette façon d’aborder le rock avec je-m’en-foutisme, on le retrouve également chez Fat White Family dont le côté hooligan, les guitares débraillées et les prises de position politique (le jour de la mort de Thatcher, ils se baladaient avec une banderole «The Bitch Is Dead») font clairement écho à aux Libertines, et confirment l’importance des beautiful losers dans l’histoire du rock anglais.

5.Le NME, lui aussi, se réjouit

Sur les centaines de couvertures offertes par le NME à des jeunes premiers déboulés de nulle part, combien sont tombés dans les oubliettes du rock, là où croupissent musiciens déchus et rêves renfrognés? Difficile à dire. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que The Libertines s’en est particulièrement bien sorti, affichant leurs dégaines et le drapeau de l’Union Jack en Une du magazine dès leur premier single avec ce slogan éternel: «La réponse britannique aux Strokes». La suite est toute aussi fluctuante, les Libertines alimentant presque quotidiennement les rubriques rock et tabloïd du magazine anglais, qui en profite pour faire son beurre sur les guéguerres interne au groupe et sur la supposée rivalité New-York/Londres.

Le NME tient là bien plus que le client idéal pour vendre du papier et des images chocs

Quelques années après l’opposition entre Blur et Oasis, le New Musical Express ne le sait pas encore, mais il tient là bien plus que le client idéal pour vendre du papier et des images chocs –ce dont ne se privera pas non plus le documentaire Who The Fuck Is Pete Doherty?


Entre les excès de drogue et d’alcool, les pétages de plombs, les relations sentimentales mouvementées de Peter Doherty avec Kate Moss et ses liens étroits avec Amy Winehouse, les Libertines auront été en quelque sorte le dernier groupe phare du NME version papier. Time Inc, l’éditeur du magazine anglais, qui ne s’écoulait plus qu’à 14.000 exemplaires hebdomadaires ces derniers mois, a en effet décidé d’ici septembre de diffuser le magazine gratuitement et de privilégier clairement le numérique. Hasard ou coïncidence, c’est sur le site du NME que les Libertines ont révélé la sortie prochaine d’un nouvel album. Finalement, une bonne nouvelle pour tout le monde.



1 — D’après l'Official Charts Company, qui établie les classements de vente de l'industrie musicale, seuls deux albums publiés en 2014 figurent parmi les dix meilleures ventes de vinyles en fin d’année dernière : Lazaretto de Jack White et Royal Blood de Royal Blood, respectivement deuxième et quatrième. Pour le reste, il s’agit quasiment uniquement de rééditions (entre Oasis, Led Zeppelin et Pink Floyd, tout y passe). Retourner à l'article

 

 

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