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Mange tes légumes de l'espace

Les astronautes peuvent désormais faire pousser des végétaux comestibles dans l'espace. Ce ne sont pas des salades.

Les astronautes Kjell Lindgren (à gauche) et Scott Kelly (à droite) goûtent une laitue récoltée à bord de la station spatiale internationale, le 10 août 2015 | REUTERS/NASA/HANDOUT
Les astronautes Kjell Lindgren (à gauche) et Scott Kelly (à droite) goûtent une laitue récoltée à bord de la station spatiale internationale, le 10 août 2015 | REUTERS/NASA/HANDOUT

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La nouvelle a été annoncée sur Twitter, et elle a été présentée comme un pas de géant pour l'exploration spatiale: sur la Station spatiale internationale, des astronautes de la Nasa ont fait pousser (et dégusté) de la laitue romaine rouge.

Le tweet de l'astronaute Scott Kelly («Ce fut une petite bouchée pour l'homme, mais un pas de géant pour #NASAVEGGIE...») fait évidemment référence aux mots historiques prononcés par Neil Armstrong en posant le pied sur la surface de la Lune («That's one small step for man, one giant leap for mankind.»). Kelly a toutefois raté l'occasion de corriger la citation (Armstrong a longtemps affirmé qu'il avait en fait dit «one small step for a man»); il aurait également pu inclure le jeu de mot végétal «one giant leaf» [une feuille de géant] à la place de «one giant leap» [un pas de géant]. Des oublis qui semblent indiquer qu'en six mois dans l'espace (il va y rester un an en tout), Kelly a consacré beaucoup trop de temps à ses expériences scientifiques et pas assez de temps à la préparation de ses tweets.

Sarcasmes littéraires mis à part, il s'agit effectivement d'une grande nouvelle. Les astronautes peuvent désormais faire pousser des végétaux comestibles dans l'espace. Cette découverte aura d'importantes conséquences dans le domaine des voyages au long cours –vers Mars, par exemple, qui est un peu trop lointaine pour faire partie des zones de livraison d'Alloresto.

Légumes vitaux

La nourriture spatiale n'est guère appétissante: le fait de pouvoir ajouter des légumes frais au menu sera donc forcément bienvenu

La laitue appartient à la gamme des fruits et légumes «cueillez et croquez», ce qui en fait un aliment vital (car il est interdit de cuisiner à bord d'un engin spatial). D'autres légumes-feuilles spatiaux sont en préparation; on dénombre aussi des projets de poivrons nains, de tomates naines et de prunes naines (sans doute destinés aux voyages vers des planètes naines). Lorsque les astronautes seront en mesure de se rendre sur Mars, la Nasa prévoit de diversifier les récoltes et d'y inclure des haricots, des patates douces et des pommes de terre (ce que savent déjà celles et ceux qui ont regardé la bande-annonce du film Seul sur Mars, avec Matt Damon, adaptation du roman du même nom).

La nourriture spatiale a toujours été définie par deux impératifs. D'un, elle ne peut pas occuper trop d'espace (toujours important dans... l'espace, aussi ironique que cela puisse paraître). De deux, elle ne doit pas faire de miettes susceptibles de s'échapper dans l'environnement microgravitationnel (l'astronaute Gus Grissmo l'a appris à ses dépens lorsqu'il a croqué dans un sandwich au corned-beef embarqué en douce à bord de Gemini 3).

En général, la nourriture spatiale n'est guère appétissante –et ce, depuis les débuts (on se souvient de John Glenn en train de s'envoyer de la compote de pomme dans la bouche à l'aide d'un tube de dentifrice). Avec le temps, les nouvelles technologies (lyophilisation, thermostabilisation, combo spatial cuiller-bol d'Apollo 11) ont rendu les aliments de l'espace un peu plus savoureux. Mais il y a encore des progrès à réaliser: en 2006, lorsqu'Emeril Lagasse a tenté de réaliser un menu maison à bord de la Station spatiale, il n'a pas pu réaliser son pouding au pain faute de rhum authentique. Le fait de pouvoir ajouter des légumes frais au menu sera donc forcément bienvenu.

Potager fertile

Le potager spatial a des atouts nutritifs et représente une économie d'espace –mais il a d'autres avantages. On estime qu'une pratique constante du jardinage peut améliorer le confort quotidien de l'équipage; ses vertus distrayantes et relaxantes sont démontrées. (Il va sans dire que d'autres plantes peuvent distraire et relaxer de manière plus créative encore).

Impossible de rincer le produit dans l'évier du fait de l'apesanteur, et les gels désinfectants font de bien mauvaises vinaigrettes

Le jardinage spatial est étonnamment simple. Des «coussins» remplis de matières nutritives permettent aux graines de prendre racine; des LED rouges, bleues et vertes leur fournissent la lumière nécessaire. Mais tout n'est pas rose dans la salle de botanique. Ce n'est pas parce qu'on arrive à faire pousser un végétal que ce dernier est comestible. Pour preuve, en 2014, les jardiniers de la Station spatiale internationale ont planté de la mizuna, variété de laitue japonaise. Elle fut récoltée, surgelée et envoyée sur Terre pour être analysée. Les astronautes n'y ont pas goûté: les cultures qui poussent à l'air libre au sein des engins spatiaux sont susceptibles de véhiculer des micro-organismes. Il est impossible de rincer le produit dans l'évier du fait de l'apesanteur, et les gels désinfectants font de bien mauvaises vinaigrettes; les microbes un peu trop collants constituent donc une véritable menace. La Station a reçu l'autorisation de produire plus de récoltes. Mais lorsque des missions s'aventureront hors de la magnétosphère terrestre, l'exposition aux radiations solaires posera une nouvelle série de problèmes. Ce qui soulève une question d'importance: qu'avons-nous à craindre des légumes de l'espace?

Voilà plus de dix ans que des jardins spatiaux sont cultivés sans aucun incident. Faute d'arguments scientifiques susceptibles de semer l'inquiétude dans nos esprits, nous sommes obligés de nous tourner vers la science-fiction pour trouver de nouveaux motifs d'épouvante –outre la peur elle-même. Malheureusement (et aussi étrange que cela puisse paraître), la science-fiction n'est pas une terre fertile pour ces germes d'angoisse. Côté fiction, les scénarios qui poussent dans les potagers spatiaux sont souvent bien tranquilles. Le jardin spatial le plus vaste de l'histoire du cinéma apparaît dans le film Silent Running (1972), fable écolo qui raconte la mort de la totalité de la végétation terrestre. Ses vestiges sont relégués dans une flotte de serres placées en orbite –et surveillées de près par Bruce Dern ainsi que par un trio de drones à la démarche chaloupée. On peut également apercevoir un joli jardin dans le film Sunshine (2007), mais il fournit de l'oxygène (et non de la nourriture) à l'équipage; par ailleurs, son unique fonction narrative est de prendre feu à un moment clé de l'intrigue.

Végé-phobie

On peut toutefois citer quelques exemples de légumes de l'espace qui ont mal tourné. Dans le film de science-fiction La Chose d'un autre monde (1951), le monstre à taille humaine qui tourmente les scientifiques bloqués dans l'Arctique est qualifié de «carotte intellectuelle». Cette même année, le roman Le Jour des Triffides imaginait une planète Terre dominée par une plante mutante agressive (on ne sait pas vraiment si la verdure en question a été créée dans un laboratoire soviétique ou si elle est arrivée sur Terre via une pluie de météorites). Le roman L'Invasion des profanateurs paraît en 1955, suivi l'année suivante par la première de ses quatre adaptations cinématographiques. Il introduit le concept de «spores extraterrestres» venues sur Terre dans le but de remplacer les humains par des clones générés par d'étranges cosses. Avec le temps, le danger s'est clairement fait de plus en plus petit (littéralement et littérairement parlant). L'apothéose: le microbe-spatial-forcément-tueur-de-masse de La Variété Andromède (1969), roman (adapté au cinéma) angoissant de réalisme.

Niveau agriculture spatiale, les bestioles que l'homme pourrait ramener avec les plantes en revenant de l'espace sont notre peur numéro 1

En somme, niveau agriculture spatiale, dans les faits comme dans la fiction, les bestioles que l'homme pourrait ramener avec les plantes en revenant de l'espace sont notre peur numéro 1. Mais ce problème a une solution assez simple: il suffirait que les astronautes mangent les végétaux en question dans l'espace. Reste que l'une des scènes les plus terrifiantes de la science-fiction a justement pour thème central un repas à bord d'un engin spatial. Il s'agit de la scène du dîner dans Alien: John Hurt consomme une chose étrange en plein voyage, et il en meurt à la suite d'une digestion… violente. Certes, la chose en question est une créature de chair et de sang, et elle n'a pas poussé à bord du vaisseau (à ceci près qu'elle a poussé dans le ventre de John Hurt, qui était bord du vaisseau). Mais vous comprendrez qu'il était impossible d'évoquer la nourriture spatiale et la peur panique sans évoquer ce classique.

Dès lors, y a-t-il au moins une raison d'être végé-phobique? J'en ai une: la récupération par la cuisine «tendance». Après tout, il fut un temps où le Tang, les sticks de nourriture spatiale et la crème glacée d'astronaute étaient carrément dans le coup. Le fait que la Nasa ait opté pour la mizuna et la romaine rouge (plutôt que pour une bonne vieille laitue iceberg ordinaire) semble indiquer que les légumes spatiaux vont attirer plus de chefs cuisiniers surmédiatisés que de dangereux micro-organismes. Les artistes les plus snobs de la grande cuisine rayeront de leur carte l'ail sauvage, l'aïoli et le reste des ingrédients à la mode pour les remplacer par des denrées spatiales. Au départ, les restos gastros adeptes de la cuisine moléculaire serviront de la salade de choux-spatial-ayant-poussé-sous-LED déstructurée en mode tapas. Puis les bistros branchés se mettront à proposer des bars à salade servant des produits origine-spatiale-contrôlée, garantis-cultivés-en-apesanteur. Puis nous serons tous bombardés par les publicités vantant le goût «unique au monde... et au-delà!» du menu McOrbit, un hamburger origine-spatiale-contrôlée servi avec d'authentiques frites martiennes.

Sauve qui peut!

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