Culture

Les musées envahis par les aveugles photographes

La magie technologique a porté à un stade inégalé la possibilité de s’approprier un musée... en se dispensant d'en regarder vraiment les oeuvres.

Un visiteur prend une photo du «Penseur» de Rodin, à Pékin, le 28 novembre 2014. REUTERS/Jason Lee.
Un visiteur prend une photo du «Penseur» de Rodin, à Pékin, le 28 novembre 2014. REUTERS/Jason Lee.

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«Ils ont des yeux, mais ne voient pas», (Évangile selon Saint-Matthieu mais aussi, soyons œcuméniques, sourate 7 verset 179 du Coran). Leur index est incroyablement plus mobile et plus actif que leurs pupilles. Ce sont les touristes, fort peu regardants, qui préfèrent capturer une œuvre d’art à l’aide de leur smartphone plutôt que perdre leur temps à la contempler.

Ce spectacle fascinant s’observe dans la plupart des grands musées de la planète. Mais j’ai vu, cet été aux États-Unis, jusqu’à quelles extrémités ce phénomène pouvait aller. La visite du MET ou du MoMA de New York, pour ne citer qu’eux, s’apparente dès lors à une rude épreuve.

Appropriation technologique des œuvres

Ce n’est pas d’hier qu’un flot de touristes exténués par d’infernales cadences voyageuses tend à confondre salles de musées et halls de gare. Au bout d’un certain temps, les pauvres ne jettent plus que distraitement un coup d'œil aux œuvres majeures signalées par un pictogramme d’écouteur.

La magie technologique n’en a pas moins porté à un stade inégalé la possibilité de s’approprier un musée en se dispensant de regarder vraiment les œuvres exposées. On peut tout d’abord les mitrailler consciencieusement (les plus scrupuleux photographient aussitôt après leur cartel) avec son Réflex numérique équipé d’un gros zoom (alors qu’une reproduction de qualité suppose l’emploi d’une focale fixe moyenne à grande ouverture –mais passons). Pas le temps d’observer entre deux déclenchements. On verra tout ça tranquillement à la maison...

La majorité s’en tient néanmoins à l’usage d’un smartphone. Dans le meilleur des cas, pour photographier à la va-vite, généralement de biais et de travers, l’œuvre célèbre. Dans le pire, et c’est hélas de plus en plus fréquent, pour s’immortaliser soi-même devant l’une de ces manifestations du génie humain. Ou se faire prendre en photo, avec cet arrière-plan avantageux, par un ami ou un membre de sa famille.

Ces diverses pratiques génèrent inévitablement leur lot de nuisances. Bipèdes au sourire forcé occultant une partie du tableau, bras inopinément tendus devant vos yeux, mouvements incessants destinés à mieux se placer avant de disparaître aussitôt le cliché pris: tout cela ne favorise guère l’observation sereine et attentive des œuvres d’art. Le visiteur qui reste plusieurs minutes immobile devant un tableau, pour l’analyser ou s’immerger dans son univers, est paradoxalement considéré comme un étrange gêneur par la majorité des touristes.

Tous photographes!


 

Et pourtant, la très grande majorité des musées autorisent, voire encouragent, les prises de vues photographiques. L’établissement parisien d’Orsay, qui les avait interdites en 2009, a dû céder après la visite de Fleur Pellerin. Plus familière d’Instagram que de Patrick Modiano, la ministre de la Culture avait posté sur ce réseau social le cliché d’une toile de Pierre Bonnard lors de sa visite d’une exposition consacrée à ce peintre.

À ceux qui s’indignaient qu’un membre du gouvernement s’autorise ce qui était interdit par ce musée, elle répondit qu’elle ne faisait qu’appliquer la nouvelle charte «Tous photographes!» prônant la photographie dans les établissements publics. Dès le lendemain de sa visite, le 18 mars 2015, la direction du musée d’Orsay cédait à l’injonction ministérielle et levait l’interdit.

Le gag est que Fleur Pellerin était en faute, même après ce revirement, et cela de deux manières. D’une part, elle avait reproduit l’œuvre d’un peintre qui n’est pas encore tombée dans le domaine public. D’autre part, elle avait photographié dans une exposition temporaire, ce qui demeure interdit dans la quasi-totalité des musées.

Issue d’un groupe de travail mêlant représentants du ministère, des musées et des associations, la «charte synthétique de l’usage de la photographie dans un établissement patrimonial» frappe par sa candeur. Ses cinq maigres articles n’imposent que quatre règles aux visiteurs: désactiver son flash, ranger son «bras télescopique», ne pas photographier le personnel et «ne pas porter atteinte à l’intégrité des œuvres» –ce qui est la moindre des choses. Il n’est nullement fait mention de la nécessité de ne pas gêner, autant qu’il est possible, les autres visiteurs par ses propres prises de vue.

Démocratisation et read-write culture


 

Le clip qui accompagne cette charte officielle laisse songeur sur les usages qu’elle entend promouvoir. On y voit une jeune fille hilare se faire prendre en photo par son copain devant plusieurs statues et envoyer dare-dare ces preuves de vie artistique à ses amies et à sa maman...

Les partisans de la smartphotograhie et des selfies au musée avancent d’abord l’argument de la «démocratisation». «Art is for everyone –even people with selfie sticks», affirme hautement un critique d’art du Guardian. Ces nouvelles pratiques permettraient d’attirer dans les temples vermoulus de l’art les jeunes générations aux pouces agiles. «For us, it shows that you can have fun in the museum, that the museum is fun», explique un responsable du Royal Ontario Museum, qui pousse la promotion des selfies jusqu’à autoriser l’emploi des perches à smartphones.

D’autres arguments sont plus économiques. «Un musée qui interdit la photo aujourd’hui, c’est un musée qui est invisible sur Internet, qui se coupe de toute une réalité mondiale», prévient Bernard Hasquenoph, animateur du site «Louvre pour tous». La présence sur les réseaux sociaux devient une obsession pour de nombreux responsables d’institutions artistiques.

D’aucuns célèbrent enfin ces usages en vogue comme des progrès dans la perception artistique. Il y aurait une «fonction pédagogique» dans ces clichés. Ceux-ci devraient même être interprétés comme les expressions d’une inventive réappropriation de l’œuvre par le visiteur.

Un article d’ArtNews nous suggère qu’elles doivent être considérées à la lumière des théories du respecté Lawrence Lessig décrivant le passage d’une read-only culture (où l’on regarde passivement une œuvre d’art) à une read-write culture (dans laquelle le spectateur participe activement à sa recréation). Au recueillement religieux et intimidé devant le tableau de maître succèderait la relecture vivante, ludique et désacralisée de l’objet artistique par un visiteur recouvrant sa pleine liberté.

Narcissisme et consumérisme

Well, tous ces grands discours sont trop beaux pour être vrais. Il ne résistent en tous cas guère à une observation concrète de ces comportements. La manie des selfies interdit le décentrement du spectateur, l’obligation de faire un effort de concentration minimal pour en pénétrer le sens ou même se laisser envahir par l’émotion singulière qu’elle provoque.

L’art selfie, c’est vous et en plus... c’est de l’art!

Douglas Coupland

«Les visiteurs ne regardaient plus… et empêchaient les autres de voir», estimait le directeur du musée d’Orsay pour justifier son interdiction de photographier. A-t-il vraiment tort? La promotion de ces autoportraits bâclés est cousine d’une démagogie flattant le narcissisme ambiant. «L’art selfie, c’est vous et en plus… c’est de l’art! […] Tout à coup, vous n’êtes plus une simple fourmi», écrit l’écrivain canadien Douglas Coupland. Faudrait-il encourager pareille illusion?

«Mon dieu, on est en train de rentrer dans une époque de barbarie», s’écrie le président du musée d’Orsay, effrayé par les maniaques du déclenchement numérique. «Mais nous, on a un ordinateur et les images qu‘on voit sur notre portable sont plus belles, plus flatteuses. On peut agrandir un détail ad libitum», lui auraient-ils confié.

On n’est pas obligé d’être aussi sévère. Mais il ne fait guère de doute que la photographie compulsive des œuvres d’art participe d’une quête un peu naïve de possession de ces dernières. Faute de pouvoir se les approprier, un moment, par l’émotion ou la réflexion, on croit les enfermer à jamais dans son boîtier ou dans son smartphone. La jouissance artistique est alors remplacée par la consommation photographique.

Voir et photographier

Que l’on ne s’y méprenne pas: je suis d’autant moins favorable à l’interdiction de photographier dans les musées que je pratique moi-même cette discipline. J’ai la chance d’être équipé de manière à pouvoir obtenir des reproductions de tableaux de qualité. Cela m’a permis d’offrir à Noël un Van Gogh (enfin, un poster reproduisant l’une de ses œuvres) à ma chère belle-mère. Mon musée digital personnel commence à être fourni et je peux prendre plaisir à scruter les détails d’un tableau de Jérôme Bosch que mon œil n’a pu discerner in situ.

Mais je m’attache à regarder avant de déclencher l’obturateur. Et j’essaie de profiter au mieux de la rencontre directe avec l’œuvre. C’est la substitution de la prise de vue à l’observation artistique qui me semble critiquable.

Quant aux selfies, ils n’auraient, à mon humble avis, tout simplement pas lieu d’être. Le musée Van Gogh d’Amsterdam, l’un des rares à interdire de photographier avec le Prado de Madrid, a concédé une pièce où les selfistes invétérés peuvent s’adonner à leur vice devant des reproductions de tableaux. Et l’on ne saurait que trop leur conseiller de se rendre aux Philippines. À Manille, un musée à selfies présente des maquettes en 3D, réalisées à partir de tableaux célèbres, dans lesquelles les visiteurs peuvent pénétrer pour magnifier leur art de l’autoportrait à prétention artistique.

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