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François Hollande boira-t-il une bière cul sec en novembre 2016?

Ce que le récit passionnant de la manipulation d’une élection au Sénat américain en 2012 nous raconte de la présidentielle française de 2017.

François Hollande à Cournon d'Auvergne, le 2 octobre 2013. REUTERS/Jeff Pachoud/Pool.
François Hollande à Cournon d'Auvergne, le 2 octobre 2013. REUTERS/Jeff Pachoud/Pool.

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Le 7 août 2012, la sénatrice démocrate du Missouri Claire McCaskill a englouti une bière cul sec, en utilisant la technique dite du shotgun, pour satisfaire un pari fait avec avec ses deux filles.

«Comme promis, voilà la preuve que j’ai tenu la promesse faite à mes filles et bu cul sec une bière quand Akin a remporté la primaire.»

Son objet? Elle avait promis qu'elle le ferait si le républicain Todd Akin était investi pour l'affronter lors de l'élection du mois de novembre 2012. Et si elle a eu envie d'arroser cela, c'est parce que, comme elle le raconte avec une rare franchise dans son livre Plenty Ladylike: A Memoir, dont Politico a publié un passionnant extrait, elle avait «manipulé avec succès la primaire républicaine afin de faire face, lors de l'élection, au candidat qu'elle avait le plus de chances de battre». Une histoire riche d'enseignements pour la France, où les primaires ouvertes sont en train de devenir la norme pour la présidentielle et ont été testées aussi pour les municipales –en attendant un jour les législatives?

Après avoir mené des sondages, l'équipe de campagne de McCaskill avait constaté que Todd Akin, membre du Tea Party, affichait des valeurs (rejet du soutien à l'économie du gouvernement fédéral, rejet du plan d'assurance-santé d'Obama, place centrale de la religion dans la vie publique...) qui le rendaient séduisant pour le cœur d'un électorat républicain très radicalisé: seulement un quart des électeurs probables de cette primaire pensaient qu'Obama était né aux États-Unis! Mais ces mêmes valeurs le plaçaient en rupture avec l'électorat plus centriste, indispensable pour gagner l'élection.

Psychologie inversée

Juste parce qu'elle me dit de ne pas voter pour lui, je vais voter pour lui

Un électeur républicain
à l'équipe de Claire McCaskill

L'équipe de McCaskill a donc décidé de réaliser un spot pour aider Todd Akin à gagner la primaire, en utilisant une stratégie que les Américains appellent dog-whistle politics: diffuser un message disant officiellement quelque chose, mais voulant en réalité dire autre chose. En l'espèce, ce clip mettant en avant les positions les plus conservatrices d'Akin avait pour but, au premier abord, de le combattre, mais visait officieusement à attirer sur lui le regard des électeurs républicains. Cette opération de psychologie inversée a fonctionné, McCaskill expliquant que son équipe avait peu après commencé à recevoir des messages d'électeurs disant «juste parce qu'elle me dit de ne pas voter pour lui, je vais voter pour lui. C'est la meilleure pub pour Akin que j'ai jamais vue».

Claire McCaskill a même par la suite fait passer discrètement le message au camp Akin de remettre en avant un clip de soutien au candidat tourné par le dirigeant républicain Mike Huckabee, dont ses sondages lui montraient qu'il fonctionnait bien alors qu'il avait, étrangement, été retiré des écrans. Une manœuvre qui pousse aujourd'hui certains médias à s'interroger sur une possible manipulation illégale de la campagne.

Le 7 août 2012, Todd Akin est donc désigné candidat. Claire McCaskill décrit son état d'esprit avant de regarder les résultats:

«Tout d'un coup, j'ai compris le risque énorme que j'avais pris: j'avais dépensé des millions à essayer de contrôler l'issue de la primaire républicaine. Si cela fonctionnait, on parlerait de coup de génie politique; si cela échouait, et surtout si je finissais par perdre en novembre, on dirait que c'était la chose la plus stupide que j'avais jamais faite.»

Le 6 novembre 2012, elle était largement réélue avec près de 55% des voix, contre un peu plus de 39% à Todd Akin, après une campagne lors de laquelle le candidat républicain avait notamment estimé qu'une femme tombait rarement enceinte à la suite d'un «vrai viol».

«Ratfucking»

Un candidat
peut avoir tout intérêt
à choisir
son adversaire

Bien sûr, cette histoire se passe aux États-Unis, où la communication politique est beaucoup plus poussée qu'en France, sans même parler des montants dépensés: rien que pour ses spots de campagne «contre» Todd Akin, Claire McCaskill a engagé 1,7 million de dollars (environ 1,5 million d'euros), là où le montant d'une campagne présidentielle française est plafonné à 22,5 millions d'euros. Mais elle indique une dimension stratégique intéressante des campagnes à élection primaire, où un candidat peut avoir tout intérêt à «choisir» son adversaire, ce que les Américains appellent poétiquement le «ratfucking».

Dans la dernière ligne droite de la campagne primaire des socialistes en 2011, Nicolas Sarkozy avait ainsi nettement attaqué plusieurs propositions de Martine Aubry, en lice pour l'investiture face à François Hollande. Comme l'expliquait alors le journaliste de France Inter Jean-François Achilli:

«Le chef de l’État a désigné son adversaire pour 2012. [...] “S’il cible Martine Aubry, décrypte un ancien conseiller du président, c’est pour lui donner des voix dimanche, parce qu’à choisir entre les deux il la préfère comme rivale.

 

Nicolas Sarkozy, en fait, redouterait plus François Hollande, jugé au final encore plus dangereux qu’une Martine Aubry même très pugnace, parce que le député de la Corrèze semble en mesure de rassembler bien au-delà de la gauche, notamment au centre, et chez les seniors, une classe d’âge déçue du sarkozysme.»

Bis repetita actuellement: ces derniers mois, les attaques de François Hollande sur la droite ont bien davantage porté sur Nicolas Sarkozy que sur Alain Juppé. Selon les derniers sondages publiés, alors que l'ancien président est plus populaire que son rival dans l'électorat du parti Les Républicains (même si l'écart se resserre), il l'est en revanche bien moins auprès de l'ensemble de l'électorat. Les quelques sondages de second tour publiés jusqu'à présent donnent d'ailleurs un écart plus grand en faveur de Juppé que de Sarkozy dans un duel face au président sortant. Comme l'écrivait Challenges début juin:

«Fort de cette conviction, la Hollandie contemple Nicolas Sarkozy avec ravissement. Sarkozy et ses stand-up ringards devant un public de militants remontés. Sarkozy et ses discours clivants. Sarkozy et ses opposants internes, Juppé, Le Maire, Fillon. Sarkozy en pire, le Sarkozy qui fait peur. En Hollandie, on célèbre chaque jour le retour de l’ennemi idéal, l’idiot utile d’un peuple de droite qui s’abuse en confiant de nouveau son destin à celui qui, de 2007 à 2012, a perdu toutes les élections possibles.»

C'était aussi le scénario avancé par notre chroniqueur Éric Dupin dans un article de politique-fiction sur «le scénario à l'eau de rose de la réélection de François Hollande», où il imaginait un Nicolas Sarkozy éliminé au premier tour du fait de la défection massive d'électeurs centristes en faveur de François Bayrou.

Convaincre les électeurs de l'autre camp

On est ici dans le cas où le parti adverse se contente de regarder ce qui se passe en face, ou de cibler verbalement un candidat pour le renforcer, mais on pourrait imaginer une stratégie de communication plus poussée, à l'américaine. De manière encore plus extrême, avait été évoquée en 2011 l'hypothèse que les électeurs de droite aillent voter à la primaire PS pour la manipuler, qualifiée à l'époque de «fantasme» par Le Monde. Cette stratégie est compliquée à mettre en place (et dangereuse si elle est éventée) et le Daily Kos, un blog américain progressiste, la déconseillait dans un guide du «ratfucking» publié en 2012:

«Il est probablement plus facile de convaincre les électeurs de la primaire républicaine de voter comme vous le voulez que de faire se déplacer un nombre significatif d'électeurs démocrates pour une primaire républicaine.»

L'UMP s'étant récemment rebaptisée Les Républicains, vous n'avez plus qu'à remplacer «démocrates» par «socialistes» et vous avez l'esquisse d'une stratégie médiatique pour le PS au moment de la primaire à droite de 2016 –d'autant qu'il faudra bien s'occuper, puisque la majorité n'en organisera probablement pas. Alors, François Hollande, prêt à boire une bière cul sec le 27 novembre 2016?

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