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Acceptons l'état de guerre perpétuelle et le monde se portera mieux

Nous sommes persuadés qu’un jour la guerre contre le terrorisme s’arrêtera et que les libertés civiques seront restaurées. Il est temps de se faire à l’idée que la guerre ne cessera jamais et de prendre des mesures pour garantir la protection des droits de chacun dans cette nouvelle normalité.

Plan vigipirate à Paris en mars 2015 (REUTERS/Gonzalo Fuentes )
Plan vigipirate à Paris en mars 2015 (REUTERS/Gonzalo Fuentes )

Temps de lecture: 17 minutes

La plupart d’entre nous considèrent l’état de guerre perpétuel comme profondément contradictoire avec les droits humains, la démocratie et l’État de droit.

Nous n’avons pas tort: depuis les attentats du 11-Septembre, deux administrations présidentielles américaines successives ont mis en place des systèmes de détention illimitée, des programmes de surveillance clandestins, des meurtres ciblés secrets et une foule d’autres pratiques troublantes. En réaction, certaines personnes soucieuses de la protection de la loi et de l’État de droit ont appelé à la fin du «paradigme guerrier» post-11 septembre, en insistant sur le fait que le contre-terrorisme ne doit pas être conceptualisé comme une guerre et demandant le retour à un cadre légal.

Certes, cette impulsion est compréhensible, mais c’est aussi une grande perte de temps et d’énergie. Quinze ans après le 11-Septembre, la guerre contre le terrorisme continue d’ouvrir de nouveaux fronts, de Syrie en Lybie en passant par le Nigeria. Et il est difficile d’imaginer que cela puisse changer sous l’administration d’Hillary Clinton ou de Jeb Bush. La guerre perpétuelle ne se terminera probablement pas de notre vivant. Tant que nous n’accepterons pas cette idée, l’érosion des droits humains post-11-Septembre va probablement se poursuivre.

Un paysage géopolitique redessiné

Suivez mon raisonnement, aussi contraire à l’intuition qu’il paraisse. Commencez par vous demander si la guerre et la paix ont toujours été aussi distincts l’un de l’autre que nous aimons l’imaginer, et si la guerre a, au cours de l’histoire, été l’exception ou la norme. Ensuite, demandez-vous dans quelle mesure la protection des droits humains et les contraintes imposées à la puissance illimitée des États dépendent de notre capacité à tracer des lignes claires entre guerre et paix (ou, au moins, entre guerre et non-guerre). Bien des actes considérés comme inacceptables et illégaux en temps de paix deviennent tolérables en temps de guerre. 

Je ne crois pas que les intérêts de l’Amérique soient servis par une interminable guerre ou en restant perpétuellement sur le pied de guerre

Barack Obama

Puis réfléchissez au fait qu’aujourd’hui, il est devenu quasiment impossible d’établir une distinction bien nette entre guerre et non-guerre –pas uniquement à cause d’arguments juridiques et politiques émis en toute mauvaise foi par des représentants américains (bien que nous en ayons eu de nombreux exemples), mais à cause de changements réels et significatifs dans le paysage géopolitique mondial. Enfin, pensez à ce que nous pourrions gagner si nous arrêtions d’essayer de tracer des lignes de plus en plus arbitraires entre temps de paix et temps de guerre, et si nous nous concentrions à la place sur le développement d’institutions et de normes capables de protéger à tout moment la loi et l’État de droit.

1.«Seuls les morts ont vu la fin de la guerre»

«Je ne crois pas que les intérêts de l’Amérique soient servis par une interminable guerre ou en restant perpétuellement sur le pied de guerre», a affirmé le président Obama en février dernier. La déclaration ne manquait pas d’ironie. Elle est survenue au moment où le président des États-Unis révélait qu’il avait demandé au Congrès l’autorisation d’avoir recours à la force des armes contre un nouvel ennemi—l’État islamique auto-proclamé. Un drôle de timing qui n’a pas échappé à grand-monde.

Aucun politicien moderne ne fera l’éloge de la guerre. De guerres individuelles, éventuellement—mais pas de la guerre en général.

Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, la guerre a été la norme et la paix l’exception, même si les Américains se sont montrés largement aveugles devant cette réalité

Dans le meilleur des cas, la culture politique américaine considère la guerre comme une nécessité ponctuelle mais regrettable, et au pire comme un échec tragique et parfaitement évitable. À chaque fois, nous estimons que la guerre est l’exception et la paix, la norme. Comme l’a dit Obama en 2013: 

«Nos efforts systématiques pour démanteler les organisations terroristes doivent se poursuivre. Mais cette guerre, comme toutes les guerres, doit se terminer. C’est ce que préconise l’histoire.»

En 1863, la création du Lieber Code

Bien au contraire: pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, la guerre a été la norme et la paix l’exception, même si les Américains se sont montrés largement aveugles devant cette réalité. Les agressions étrangères sur le sol américain ont été rares et espacées, et les guerres menées par l’Amérique l’ont généralement été par une armée réduite et hautement professionnalisée, ce qui les rendait largement invisibles pour la majorité de la population américaine.

La guerre de Sécession –l’une des rares qui ait infligé des dégâts à la totalité de la nation– a conduit pour la première fois le gouvernement américain à codifier les lois du conflit armé, sous forme d’un ensemble d’instructions datant de 1863 et délivrées aux soldats de l’Union

«Les temps modernes se distinguent des époques précédentes par l’existence, dans le même temps, de plusieurs nations et grands gouvernements liés les uns aux autres par d’étroites relations, déclarait le General Orders N°100, mieux connu sous le nom de Lieber Code. La paix est leur condition normale, la guerre l’exception. L’objet ultime de toute guerre moderne est le rétablissement de l’état de paix.»

Le conflit, norme universelle

Une perspective optimiste en 1863 puisqu’elle naissait au milieu d’un siècle qui avait débuté en Europe par les guerres napoléoniennes, qui durèrent plus de dix ans et tuèrent plus de 3 millions de personnes, et au cœur d’une guerre civile qui fit périr quelque 2% de la population américaine. Le XIXe siècle fut rongé par les conflits; des soulèvements en Serbie et Grèce à la guerre de Crimée en passant par les guerres d’unification italienne.

Vietnam, 1965 (REUTERS/Courtesy U.S. Army)

Les XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles avaient également été marqués par une vaste période de conflits, moins ponctuée de périodes de paix que d’affrontements à plus petite échelle. Remontez dans le temps et vous verrez que c’est toujours la même chose. Comme le formule l’historien Michael Howard dans L'invention de la paix et le retour de la guerre

«Les preuves archéologiques, anthropologiques et toutes les preuves documentaires qui ont survécu indiquent que la guerre, le conflit armé entre groupes politiques organisés, a été la norme universelle dans l’histoire humaine.»

Et le siècle qui a suivi l’erreur d’interprétation qu’a été le Lieber Code n’a guère valu mieux avec ses deux guerres mondiales causant la mort de dizaines de millions de personnes, sans oublier les nombreux conflits non-occidentaux qui ont englouti plusieurs régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Même les chanceux États-Unis ont été dans un état de guerre quasi-constant pendant tout le XXe siècle. Il y a eu les deux guerres mondiales, bien sûr, et celles de Corée et du Vietnam, ainsi que de nombreux autres conflits entre 1900 et 2000 que les Américains ont largement évincé de la légende nationale. 

Chine, Cuba, Mexique, Haïti, Ex-Yougoslavie, Philippines...

Entre 1900 et 2000, les États-Unis ont eu recours à la force des armes en Chine, à Cuba, au Mexique, en Haïti, au Panama, aux Philippines, en République dominicaine, au Nicaragua, en Turquie, au Cambodge, au Laos, en ex-Yougoslavie, au Liban, à la Grenade, en Lybie, au Soudan, en Iran, en Irak, au Guatemala et au Salvador, entre autres. D’accord, il s’agissait principalement de «petites guerres»—mais comme le souligne l’historienne spécialiste du droit Mary Dudziak dans son excellent ouvrage War Time, «ce n’est qu’en oubliant les petites guerres qu’une si grande partie de l’histoire américaine reste dans les mémoires comme un temps de paix».

La stupéfiante émergence de l’État islamique est un nouveau rappel que tourner la page de la guerre est plus facile à dire qu’à faire. Les technologies de destruction sont désormais bon marché et largement disponibles, et les brutalités facilement diffusables sur YouTube et Twitter

Qu’est-ce qui pourrait faire croire aux Américains que le XXIe siècle sera différent des autres? Les quinze premières années de ce siècle ont déjà vu les États-Unis livrer deux guerres au sol à grande échelle, une en Irak et une autre en Afghanistan, et avoir recours à leurs forces aériennes et d’opérations spéciales pour tuer ce qui leur paraissait être des ennemis dans une dizaine d’autres endroits, du Pakistan au Yémen en passant par la Libye et la Somalie, les Philippines et la Syrie.

La stupéfiante émergence de l’État islamique est un nouveau rappel que tourner la page de la guerre est plus facile à dire qu’à faire. L’idée que les États peuvent monopoliser la violence semble de plus en plus dépassée: les technologies de destruction sont désormais bon marché et largement disponibles, et les brutalités facilement diffusables sur YouTube et Twitter. Nous sommes, comme le dit l’armée, dans une époque de conflit persistant. Et elle n’est pas près de se terminer.

2.Temps de guerre, temps de paix

Accepter que la guerre ne va probablement pas cesser est une idée contre-nature. Si la guerre est une norme universelle dans l’histoire humaine, les tentatives des hommes de tracer des lignes claires entre la guerre et la paix le sont tout autant. Les livres d’histoire et d’anthropologie montrent de nombreux exemples de rituels sophistiqués conçus pour marquer les limites de la guerre, notamment des rites initiatiques complexes précédant la bataille, et, chez les guerriers, des peintures et des costumes élaborés.

La littérature scandinave ancienne évoque les «berserks», ces hommes qui changeaient de forme et de personnalité en revêtant les fourrures de loups ou d’ours avant de se lancer dans la bataille. Dans le Liberia du XIXe siècle, les guerriers portaient des masques spéciaux pendant les raids, et la guerre était interdite pendant la période où «l’école du bush» se tenait pour les filles et les garçons. 

Une ligne de partage symbolique

Dans le sud-ouest des États-Unis, les guerriers navajos parlaient un dialecte différent après leur départ pour les raids, et utilisaient ce qu’ils appelaient une «langue tordue» au vocabulaire spécial. Les Navajos tenaient également beaucoup à maintenir les frontières spatiales entre guerre et non-guerre: 

«Au retour des raids, souligne l’anthropologue D.W. Murray, une ligne symbolique était tracée dans le désert, les hommes s’alignaient en faisant face au pays ennemi, et tout en chantant ils se tournaient vers chez eux et reprenaient la langue commune.»

En temps de «paix», nous attendons des gouvernements qu’ils s’abstiennent de rogner les libertés civiles de leurs citoyens et de faire usage de la force militaire mortelle dans les territoires d’États souverains

Les Américains modernes ne sont pas aussi différents qu’on le croit des Libériens ou des Navajos. La constitution américaine présuppose que les guerres seront formellement «déclarées,» tandis que les Conventions de Genève prévoient que les batailles soient livrées dans des champs de bataille clairement délimités, par des soldats en uniforme opérant dans le cadre d’organisations spécialisées et hiérarchiques. Les lois de la guerre modernes ne sont que la dernière tentative humaine en date de tracer des lignes à la Navajo entre guerre et paix.

L'état de fait exceptionnel

Nous avons d’ailleurs placé pas mal d’enjeux sur notre aptitude à en être capables. Le droit national et international fait une distinction entre les lois valables en temps de guerre et celles qui le sont en temps de paix, et les deux sont séparées par un abîme. En temps de «paix»–que nous estimons être l’époque «normale»–, nous attendons des gouvernements qu’ils s’abstiennent de rogner les libertés civiles de leurs citoyens et de faire usage de la force militaire mortelle dans les territoires d’États souverains. En temps de guerre–que nous imaginons être un état de fait exceptionnel–, la loi accorde une latitude bien plus grande en termes d’intrusion dans les libertés individuelles et d’usage de la force létale.

En temps de guerre et lorsque la sécurité nationale semblait menacée, le Congrès américain n’a jamais vu d’inconvénient à accorder des pouvoirs élargis à la police, à l’armée et aux agences de renseignements, et les tribunaux américains sont moins regardants vis-à-vis des actions du gouvernements lorsque celles-ci sont entreprises au nom de la sécurité nationale. Comme l’a dit la Cour suprême en 1981, «les sujets intimement liés à la politique extérieure et à la sécurité nationale sont rarement des sujets se prêtant à une intervention judiciaire».

Une famille sino-américaine évacuée de San Francisco en 1942 (National Archives/Photo by Dorothea Lange)

Le précédent de la Première Guerre mondiale

L’histoire américaine regorge d’exemples de restrictions de libertés individuelles maintenues dans un contexte d’impératifs de protection de la sécurité nationale, mais qui n’auraient probablement pas été tolérées sans ce genre de justification. Pendant la Première Guerre mondiale, le Congrès vota l’Espionage Act de 1917 et le Sedition Act de 1918, imposant des limites rigoureuses aux droits octroyés par le premier amendement, lois qui furent utilisées pour poursuivre plus de 2.000 personnes; les tribunaux américains maintinrent en grande partie les clauses de ces lois au nom de la sécurité nationale. 

En 1940, le Congrès vota l’Alien Registration Act qui imposait le même genre de limites à la liberté d’expression. Les tribunaux les faisaient appliquer dans le cadre de la sécurité nationale. Et ceux-ci ont entravé les liberté individuelles de manière encore plus drastique: dans l’affaire Korematsu v. United States, par exemple, la Cour suprême a notoirement déclaré que «l’urgence militaire» justifiait l’internement des Sino-américains pendant la Seconde Guerre mondiale.

Patriot Act

Le même schéma prévaut depuis le 11-Septembre. Le Patriot Act, le Military Commissions Act et de récents amendements au Foreign Intelligence Surveillance Act ont sapé les procédures équitables et permis de nouvelles intrusions du gouvernement dans la vie privée. L’Authorization for Use of Military Force de 2001, large dès le départ, a été interprétée par l’exécutif comme un blanc-seing permettant des frappes de drones et des raids militaires dans un éventail de pays de plus en plus vaste contre une liste de cible de plus en plus longue. 

Des actes considérés à la fois comme immoraux et illégaux en temps de paix sont acceptables, même dignes d’éloges, en temps de guerre

Comme par le passé le Congrès y a consenti sans broncher et les tribunaux ont trouvé une foule de raisons pour rejeter les protestations juridiquement fondées contre les actes de contreterrorisme du gouvernement américain (en acceptant souvent les assertions gouvernementales selon lesquelles permettre ce genre de poursuites révèlerait des secrets nuisant à la sécurité nationale des États-Unis, par exemple).

Le meurtre devient permis

La loi internationale est tout aussi permissive en temps de menace et de conflit. En temps de paix, le meurtre volontaire d’êtres humains est un crime. Même les gardiens de la paix ont interdiction de se servir de la force létale sauf en cas de légitime défense ou pour défendre les autres: la police, par exemple, ne peut pas simplement décider de bombarder un immeuble résidentiel dans lequel dorment des personnes soupçonnées de terrorisme, ni qualifier la mort d’innocents de «dommages collatéraux». En temps de paix, la destruction intentionnelle de propriété privée et les restrictions rigoureuses des libertés individuelles sont également inadmissibles.

La guerre bouleverse ces règles.

Des actes considérés à la fois comme immoraux et illégaux en temps de paix sont acceptables—même dignes d’éloges—en temps de guerre. Le meurtre délibéré est permis dans le cadre d’un conflit armé, tant que les cibles sont des combattants ennemis ou d’autres personnes participant directement aux hostilités. Et dans le cadre du droit international des conflits armés, les individus ne peuvent être visés que si l’on se base sur leur statut de combattant, plutôt qu’uniquement sur la menace posée par leurs activités. 

Même les actes dont un combattant sait qu’ils vont causer des morts civiles sont légaux tant qu’ils s’inscrivent dans des principes de nécessité, d’humanité, de proportionnalité et de distinction entre civils et soldats

Par conséquent, lorsque c’est la guerre, un combattant peut lancer une grenade dans un bâtiment rempli de gens endormis tant qu’il pense raisonnablement qu’il s’agit de soldats ennemis. Même les actes dont un combattant sait qu’ils vont causer des morts civiles sont légaux tant qu’ils s’inscrivent dans des principes de nécessité, d’humanité, de proportionnalité et de distinction [entre civils et soldats].

L'attaque des drones

En vertu du droit international, diverses formes plus modérées de contraintes et d’intrusion sont également admises en cas de guerre alors qu’elles sont illégales en temps de paix. En temps de guerre, les Conventions de Genève permettent d’emprisonner les combattants ennemis pendant toute la durée du conflit, et même ceux qui sont désignés comme des civils peuvent être détenus indéfiniment pour «raisons impératives de sécurité». En temps de guerre en général, les communications privées peuvent être légalement restreintes ou interceptées; les propriétés privées peuvent être fouillées et détruites, et ainsi de suite.

Nous avons énormément misé sur notre capacité à tracer et à entretenir des limites claires entre guerre et paix. Prenons l’exemple des frappes de drones américaines en dehors des champs de bataille «chauds». Si les États-Unis sont en guerre contre Al-Qaïda et ses associés et qu’une frappe de drone américaine tue un individu suspecté d’être un terroriste «combattant», la mort de cette personne est considérée comme légale en vertu de la loi des conflits armés. Si on ne peut pas dire que les États-Unis sont «en guerre» contre Al-Qaïda et ses associés, le même acte devient une exécution extrajudiciaire –ou, pour le dire plus crûment, un assassinat ou un meurtre.

Les choses que nous sommes prêts à tolérer de façon exceptionnelle sont légion, mais pas si elles deviennent la norme. Ainsi, la détention illimitée pendant toute la durée d’un conflit est une chose s’il est susceptible de durer deux, cinq ou même dix ans. C’en est une autre lorsqu’on peut préjuger de manière assez sûre qu’un conflit est susceptible de durer une vie entière. La suspension des libertés civiles est une chose pendant une urgence qui dure un temps très court, et une autre sur le long terme. Tuer des êtres humains sans procès équitable ni aucun mécanisme de responsabilité est une chose dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, et une autre lorsque les meurtres peuvent avoir lieu n’importe où sur la terre, à n’importe quel moment, contre des ennemis mal définis, changeants et sans uniformes.

3.Quand le flou s'installe

Lorsque la guerre est à peu près délimitée, lorsqu’elle advient dans un espace et un temps définis et qu’elle implique un groupe d’acteurs clairement identifiés, nous pouvons tolérer qu’elle exerce une violence quasiment sans borne. Mais les menaces modernes à la sécurité résistent à tous les efforts de catégorisation.

Des partisans d'Al-Qaïda en Syrie (REUTERS/Khalil Ashawi)

Dans une guerre contre un réseau terroriste géographiquement diffus, les limites spatiales sont nécessairement arbitraires. Une guerre contre des organisations en constante mutation qui manquent souvent de structures de leadership centralisées ne peut se «terminer» avec un traité de paix. Une guerre contre un ensemble d’acteurs qui changent tout le temps, se déplacent d’un endroit à un autre et d’une organisation à l’autre ne peut pas avoir «d’ennemis» clairement identifiés (voyez comme les États-Unis ont eu du mal à définir les «forces associées» d’Al-Qaïda et des Talibans ou à placer des limites géographiques sur les tentatives de contrer l’État islamique, qui a aujourd’hui instauré des «provinces» dans de nombreuses régions non-contiguës de la Libye à l’Égypte).

L'importance des frontières réduite

Les défenseurs des droits humains sont souvent enclins à mettre le brouillage croissant des limites entre guerre et paix sur le compte de la rhétorique hypocrite du gouvernement américain. Ils se trompent. Certes il y a eu des discours hypocrites, mais les dernières décennies ont été le théâtre de changements réels et significatifs dans le paysage géopolitique: des changements technologiques révolutionnaires ont réduit l’importance des frontières des États et des territoires physiques et augmenté la létalité et les aptitudes perturbatrices des acteurs hors-État et même des individus. La nature des menaces modernes pour la sécurité rend pratiquement impossible le traçage de lignes nettes entre la guerre et la paix, l’étranger et le national, l’urgence et la normalité.

Nous pouvons cesser l’impossible effort tendant à «mettre un terme» à la guerre et nous concentrer à la place sur le développement de normes et d’institutions qui soutiennent l’État de droit sans être basées sur des délimitations claires entre guerre et paix

Aujourd’hui, c’est le principal défi posé aux gains durement gagnés dans les domaines des droits humains et de l’État de droit: la plupart des institutions et des lois conçues pour protéger ces droits et empêcher l’exercice arbitraire ou abusif du pouvoir de l’État reposent sur l’idée que nous pouvons facilement faire la différence entre la guerre et la paix, alors qu’il n’existe plus aucun moyen de le faire en s’appuyant sur des principes. La loi moderne sur les conflits armés ne nous est pas d’une plus grande utilité que les lignes des Navajos dans le désert ou que leur passage symbolique du langage ordinaire au «langage tordu» de la guerre.

4.La nécessaire adoption de lois communes en temps de guerre et de paix

Il est temps de cesser de nous appuyer sur des lignes tracées dans le sable, si facilement effaçables par le vent et les vagues. Si l’État de droit et la protection des droits humains reposent sur notre capacité à faire la distinction entre la guerre et la paix mais que nous ne pouvons nous appuyer sur des principes pour le faire, nous ne pourrons que continuer à constater l’érosion des droits et l’expansion du pouvoir d’un État qui ne rend pas de comptes dans les années et les décennies à venir.

Il y a deux manières de réagir à l’érosion des droits post-11 Septembre. Tout d’abord, nous pouvons essayer de faire rentrer de force la guerre dans sa case et insister pour obtenir la fin de la «guerre» contre le terrorisme, ainsi qu’un rejet en bloc du paradigme de la guerre et un retour au cadre de maintien de la loi que nous associons avec la paix. C’est ce qu’ont prôné la plupart des défenseurs des droits humains et de l’État de droit au cours des quinze dernières années, avec un succès très relatif.

Accepter le moyen terme

Nous pouvons sinon cesser l’impossible effort tendant à «mettre un terme» à la guerre et nous concentrer à la place sur le développement de normes et d’institutions qui soutiennent les droits et l’État de droit sans être basées sur des délimitations claires et nettes entre guerre et paix. Nous pouvons commencer à mettre au point une politique visant à réglementer l’espace qui existe entre guerre totale et paix totale –une politique reconnaissant que ce sont deux états de faits très rares et qui accepte qu’un moyen terme trouble va probablement être la norme pour les nombreuses années qui viennent. Et qu’il l’a toujours été.

La mise en scène culturelle de la guerre comme une série d’occasions temporaires et distinctes les unes des autres, destinées à céder la place à un état de normalité, sape la vigilance démocratique

Mary Dudziak

Comme le dit Mary Dudziak dans War Time:

«Le conflit militaire dure depuis des décennies, et pourtant la politique publique repose sur la fausse idée que c’est une aberration. Cela permet le développement d’une culture de l’irresponsabilité, où le “temps de guerre” sert d’argument et d’excuse à des ruptures de l’ordre légal habituel, liées à la sécurité nationale. En abandonnant l’idée que la guerre est limitée dans le temps nous pouvons voir plus clairement que notre droit et notre politique ne sont pas suspendus par une exception à l’ordre normal des choses... Le temps de guerre est devenu notre unique temporalité, et par conséquent un temps dans lequel la politique américaine doit fonctionner.»

Elle ajoute

«La mise en scène culturelle de la guerre comme une série d’occasions temporaires et distinctes les unes des autres, destinées à céder la place à un état de normalité, sape la vigilance démocratique.»

Empêcher l'arbitraire, les erreurs et les abus

Que signifierait, en pratique, de mettre au point une loi et une politique basées sur l’hypothèse que nous resterons incapables de tracer des limites pleines de sens entre la guerre et la paix? Je l’ignore. Il faudra de nombreux cerveaux et beaucoup d’années pour le savoir. Mais la tâche n’est pas impossible si nous nous tenons aux principes de base enchâssés dans les documents fondateurs des États-Unis: que la vie et la liberté sont des droits inaliénables, que personne ne doit être arbitrairement privé de ces droits, et que personne –aucun individu, aucune organisation, aucun État– ne doit pouvoir exercer son pouvoir sans rendre des comptes.

Les lois et les institutions conçues pour une époque où les menaces constantes et décentralisées sont la règle doivent être plus rigoureuses en termes de surveillance, et exercer une plus grande transparence

En prenant ces principes sérieusement nous pourrions, par exemple, développer de meilleurs mécanismes pour empêcher l’arbitraire, les erreurs et les abus des meurtres ciblés. À l’heure actuelle, les débats sur les frappes ciblées sont victimes de dichotomies guerre/paix dénuées de sens: certains insistent sur le fait que personne ne devrait être exécuté par l’État sans bénéficier de l’éventail total des protections équitables prévues par la loi pénale, tandis que d’autres, plus bellicistes, avancent que faire la guerre nécessite en réalité d’accepter un risque élevé d’erreur, car une surveillance judiciaire du champ de bataille serait absurde et particulièrement lourde.

Menaces constantes et décentralisées

Mais il y a sûrement une alternative: de meilleures lois et institutions. Nous avons besoin de lois et d’institutions qui acceptent que certains types de menaces entraînent avec eux une urgence rarement rencontrée lors de l’application de la loi et entraînant par conséquent un besoin de confidentialité au moins temporaire. Dans le même temps, les lois et les institutions conçues pour une époque où les menaces constantes et décentralisées sont la règle plutôt que l’exception doivent être plus rigoureuses en termes de surveillance, et exercer une plus grande transparence et des mécanismes de responsabilité plus efficaces que ceux qui seraient requis dans un conflit entre États sur un champ de bataille limité dans le temps et l’espace.

Mais nous n’y arriverons jamais si nous continuons à faire confiance à des lignes tracées dans le sable. La guerre perpétuelle n’est pas près de s’arrêter. Nous n’avons pas d’autre temps que celui de la guerre. Nous ferions aussi bien de nous y faire –et de nous mettre au travail.

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