Économie / France

Pourquoi vous détestez croiser d'autres Français lors de vos vacances à l’étranger

Ce comportement s'explique notamment par le choc de deux visions du tourisme.

Gérard Jugnot et Josiane Balasko dans «Les Bronzés 3».
Gérard Jugnot et Josiane Balasko dans «Les Bronzés 3».

Temps de lecture: 6 minutes

Imaginez que vous effectuez un road trip au Sri Lanka. Après plusieurs jours de voyage, vous voilà à Dambulla, jolie ville-sanctuaire du centre du pays. Vous venez de grimper plus d'une centaine de marches pour accéder à une «cave» renfermant un temple bouddhiste millénaire ainsi qu'un énorme Bouddha caché. Les moines vous accueillent avec le sourire et les singes tentent de voler vos offrandes.

Soudain, une autre touriste vient briser l’atmosphère apaisante de ce lieu sacré. Elle peste car le guide ne parle pas sa langue, le français. Misère, voilà qu'arrive un groupe d’une dizaine de compatriotes qui râle à tout va: contre le guide, contre le prix des billets d’accès au temple, contre la chaleur et surtout contre l’obligation de retirer ses chaussures de randonnées Quechua. Vous savez que la visite, aussi passionnante soit-elle, va être gâchée.

Le Français, cet être infâme qui ne respecte rien

Si vous avez déjà voyagé à l’étranger, vous avez sûrement vécu ce moment de gêne incomparable. Et il y a de fortes chances pour que ces autres Français aient ressenti le même sentiment à votre encontre. Un récent sondage réalisé auprès d'un échantillon (certes non représentatif) de 1.000 internautes par le moteur de recherche spécialisé dans le voyage Liligo.fr montre que le Français place ses compatriotes sur la seconde marche des pires compagnons de voyages et les juge «râleurs», «impolis», «arrogants» et «radins». Rien que ça.

Les médias, les blogs spécialisés et les réseaux sociaux relaient d’ailleurs régulièrement ce genre de comportements, forcément agaçants.

(Le mot «gueush» signifiant bien évidemment «bouffon» ici)

Même Michel Houellebecq, dont la sociabilité est légendaire, a pris part au débat dans son récit Lanzarote, où il dit que le Français est un «être vain, si épris de lui-même que la rencontre d’un compatriote à l’étranger lui est proprement insupportable.»

                      Extrait du sondage réalisé par le site Liligo.fr

Les motifs de notre colère contre le Français peuvent être nombreux: il est rude ou méprisant avec un étranger, jette un déchet par terre, prend des photos malgré l’interdiction, porte des chaussettes dans ses claquettes et une banane autour de la taille, ne fait pas d’effort pour parler la langue du coin, tente de négocier un porte-clefs coûtant à peine quelques centimes, refuse de goûter aux plats traditionnels, ne s’intéresse pas à la culture locale… Vous pouvez aussi râler tout simplement parce que vous trouvez qu’un autre touriste français râle trop.

Un comportement de repli qui peut pourtant paraître étrange. Est-ce à cause des sondages réalisés auprès d’étrangers qui, régulièrement, viennent nous rappeler que nous sommes les pires touristes du monde? Le Français aurait-t-il honte du Français, entretenant lui-même ces clichés par la même occasion? Sur son blog Vadrouille.eu, une Française habitant en Nouvelle-Zélande s’étonnait justement de ce réflexe de fuite

«C’est comme si les autres voyageurs français ne méritaient pas même une conversation dans le bus, comme si le fait d’être de la même nationalité leur enlevait tout intérêt. […] Pourquoi passer à côté de quelqu’un d’extra parce qu’il parle la même langue que vous ou bien qu’il habite à seulement 200 kilomètres de chez vous?»

Difficile de trouver des réponses précises à cette question, peu étudiée, il faut bien le dire, dans le monde universitaire. Et pourtant, quand on interroge des sociologues et des anthropologues spécialisés dans le tourisme et les loisirs en France, on se rend compte que ce comportement est beaucoup plus culturel et historiquement ancré qu’on ne le croit.

Le Français mal à l’aise face à sa propre richesse

Nous pourrions ressentir une certaine honte en apercevant d'autres Français déballer leur richesse

 

À commencer par notre rapport à l’argent et la façon dont nous l’exposons dans des pays où le niveau de vie est inférieur au nôtre. Jean-Michel Hoerner, professeur émérite à l’université de Perpignan et auteur, entre autres, d'une Géopolitique du tourisme, nous explique le concept de «tourisme de classe», sur lequel il a travaillé avec sa collègue Catherine Sicart:

«Sauf exception, les touristes sont plus aisés, parfois beaucoup plus aisés, que les populations locales qu’ils visitent et ne peuvent s’empêcher de le montrer. Or, dans de tels comportements, selon la psychologie des uns et des autres, ou simplement l’intelligence de vivre ailleurs que chez soi, on constate souvent que les touristes les plus riches ne se gênent pas pour le montrer. Toutefois, il me semble que c'est autant le cas des Français que celui d’autres étrangers…»

En raison de notre attitude supposée ambiguë ou schizophrène face à l'argent, nous pourrions donc ressentir une honte plus grande en apercevant d’autres Français déballer leurs richesses devant des étrangers qui n’y ont pas accès. Mais cette dualité socio-culturelle se retrouve aussi entre Français, chez qui s’opposent deux visions du tourisme et du voyage.

Le Français «aventurier» en lutte contre le Français «climatique»

Le touriste, cet "idiot du voyage", c'est toujours l'autre

Saskia Cousin, citant les travaux
de Jean-Didier Urbain

La première façon de voyager consiste à aller chercher le soleil, la plage, le confort, le dépaysement et à fuir l’éventuelle morosité de son propre pays. La seconde est beaucoup plus culturelle: on cherche à en apprendre plus sur la culture et l’histoire d’un pays, en visitant des musées, des temples, etc. Saskia Cousin, anthropologue à l’université de Paris Descartes et coauteure de Sociologie du tourisme, nous explique que ce «phénomène de classe sociale» est déterminant dans notre façon de percevoir nos compatriotes:

«Beaucoup de vacanciers, notamment en club, sont venus chercher un entre soi en famille, entre amis, et ne se préoccupent pas de leur image ou de celle de leurs voisins, ni de la réalité du pays d'ailleurs. […] Les Français qui critiquent leurs compatriotes critiquent en fait le tourisme populaire, et le tourisme tout court. Le plus souvent, il s’agit de se démarquer des autres, et d’abord des autres touristes. Comme l’a bien montré Jean-Didier Urbain [sociologue spécialiste du tourisme en France, ndlr], le touriste, cet "idiot du voyage", c’est toujours l’autre.»

Le Français «aventurier» n’hésiterait donc pas à se placer au-dessus de la mêlée de touristes «du soleil», enorgueilli par le savoir qu’il a emmagasiné dans les guides de voyages qu’il consomme sans modération. Et selon André Rauch, professeur émérite à l’université de Strasbourg et auteur de Vacances en France de 1830 à nos jours, cette appréhension de l’inculture de l’autre est particulièrement flagrante dans des lieux sacrés:

«Notre rapport à la religion est mis à distance car nous sommes “laïcs”, et le respect du sacré peut nous apparaître comme quelque chose qui nous prive de notre liberté. C’est pour cela que certains visitent un peu des lieux sacrés comme des places publiques.»

D’où l’agacement de certains quand ils croisent d’autres Français qu’ils estiment irrespectueux des traditions locales.

Un Français
qui ne râle pas,
c'est un Français
qui n'existe pas

André Rauch

Enfin, dans un registre un peu différent, André Rauch rappelle que râler est presque un sport national pour nous et qu’il faut tenir compte des affirmations identitaires: «Un Français qui ne râle pas, c’est un Français qui n’existe pas. Nous avons un esprit critique à l’égard de tout ce qui nous entoure, c’est une culture qui nous est propre et qui peut choquer à l’étranger.» Le Français va donc aimer râler, que ce soit contre des étrangers ou contre d'autres Français.

Le Français aime aussi son compatriote: tout dépend du contexte 

Bien sûr, chacun des sociologues que nous avons pu contacter a tenu à rappeler qu’il ne fallait en aucun cas généraliser ces explications. Beaucoup de Français aiment aussi rencontrer leurs compatriotes, qu’ils soient touristes «aventuriers» ou touristes «climatiques». André Rauch remarque que beaucoup de Français retournent tous les ans dans le même camping pour retrouver les amis qu’ils y ont rencontrés.

Et puis, quand le touriste français se sent un peu perdu dans un pays et une culture qu’il n’arrive pas à maîtriser, il aurait plus tendance à justement se rapprocher de ses compatriotes, pour partager le fameux «choc culturel» qu’il est en train de vivre. «Dans la réalité, explique Saskia Cousin, lorsqu’il y a beaucoup de nationalités en présence et que l’environnement s’avère complexe à appréhender, par exemple dans les pays non francophones comme dans les guest-houses d’Asie ou d’Amérique du Sud, les voyageurs se retrouvent et s’appareillent bien par nationalité –les Français les premiers, notamment en raison de leur mauvaise maîtrise de l’anglais!»

Que la compagnie de nos compatriotes puisse nous agacer est normale, mais il serait dommage de couper les ponts une fois la frontière passée. Après tout, nous sommes tous le Français d’un autre, pour le pire comme pour le meilleur. 

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