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Jouer les gros bras face à la Syrie n’a jamais réussi à la Turquie

À plusieurs reprises, la Turquie a menacé d’envahir son voisin du sud et ces menaces n’ont jamais permis de stabiliser la région.

À Karkamis, à la frontière turco-syrienne, le 1er août 2015 | REUTERS/Murad Sezer
À Karkamis, à la frontière turco-syrienne, le 1er août 2015 | REUTERS/Murad Sezer

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Il semble que personne n’ait vraiment une idée claire de ce que compte faire la Turquie en Syrie, peut-être même pas le gouvernement d’Ankara lui-même. De récents rapports indiquant que les États-Unis et la Turquie s’étaient mis d’accord pour établir une «zone de sécurité» le long de la frontière turque ont été rapidement démentis, et aujourd’hui ce sont les termes «zone tampon» et «zone sécurisée» qui circulent. Ankara désirant à tout prix établir une zone quelconque en Syrie, c’est le moment idéal pour passer en revue les épisodes historiques où la Turquie a menacé d’envahir son voisin du sud –et pour voir dans quelle mesure ces menaces ont joué en sa faveur.

Le gouvernement turc a constaté à plusieurs reprises, et plus particulièrement en 1937 et en 1998, à quel point il pouvait s’avérer efficace de faire étalage de sa puissance militaire le long de sa frontière sud sans pour autant lancer une invasion à grande échelle. Le succès des non-invasions précédentes pourrait faire paraître ce genre d’approche très séduisante aux yeux des législateurs d’Ankara qui se demandent quoi faire aujourd’hui. Pourtant, lorsque l’on jette un œil au passé, force est de constater que, faute d’une stratégie politique ou diplomatique cohérente pour la région, jouer les gros bras en direction de la Syrie ne garantit pas franchement à la Turquie une sécurité ou une stabilité durable.

Nouvelle province et hostilité syrienne

Les relations catastrophiques entre la Turquie et la Syrie tirent leurs origines de la province du Hatay, une belle région réputée pour son histoire chrétienne et sa cuisine remarquable avant la guerre civile syrienne. Après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale, la province, alors appelée Sandjak d’Alexandrette, fut placée sous contrôle français dans le cadre du mandat français en Syrie.

Après qu’Atatürk eut fondé la République de Turquie moderne en 1923, «libérer» le Hatay devint une question de fierté nationale et personnelle. Lorsque les négociations bilatérales à Paris sur le sort de la province calèrent en 1936, Atatürk partit en train vers la frontière syrienne, menaçant de «démissionner et de conduire lui-même l’armée dans le Sandjak si son sort ne pouvait être réglé d’une manière cohérente avec l’honneur de la Turquie». Son gouvernement fournissait également un soutien secret aux guérilleros nationalistes turcs qui fomentaient une insurrection contre les Français. Puis, en 1937, comme on peut le lire en détails dans l’excellent Fezzes into the River de Sarah Shield, Atatürk «prit de nouveau la route pour démontrer l’urgence des revendications de la Turquie». Dans les villes et les bases militaires bordant la frontière, le président passait ses soldats en revue dans l’espoir de ne laisser aucun doute aux Français sur sa volonté de régler le problème par la force.

Pour l’instant, l’armée turque a montré qu’elle était la voix de la modération, tandis que le gouvernement semble prêt à envisager des mesures plus brutales, à défaut d’une invasion à grande échelle

La lutte contre le mandat français en Syrie prit fin à la veille de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la France, dont la stratégie politique en Europe était de plus en plus désespérée, accéda aux demandes de la Turquie et lui rendit le Hatay. Une diplomatie patiente et une démonstration de force bien calculée avait assuré à la Turquie une nouvelle province précieuse, dont le gouvernement se gagna tardivement la loyauté populaire au cours des décennies qui suivirent. En effet, le seul prix qu’Ankara acquitta fut un demi-siècle d’hostilité syrienne.

Se mettre à dos les États arabes

Les Syriens continuèrent à revendiquer la propriété du Hatay, ce qui provoqua des problèmes pendant toute la durée de la Guerre froide. Les nationalistes turcs ne firent rien pour arranger les choses dans les années 1950 lorsqu’ils répondirent à l’irrédentisme syrien en suggérant qu’il ne les dérangerait pas outre mesure d’acquérir la province voisine d’Alep (une illustration de l’époque montre Alep en train de coudre un drapeau comme si c’était sa dot pour la Turquie, sous les yeux furieux d’une grossière caricature de la Syrie).

À l’époque, les tensions entre la Turquie et la Syrie contribuèrent à rapprocher Damas de l’Union soviétique, préparant le terrain à une nouvelle menace d’invasion turque. Lorsqu’en 1957 Damas sembla s’enfoncer un peu trop dans l’orbite soviétique, le gouvernement turc suggéra qu’une opération militaire pourrait assurer une plus grande amabilité de la part du régime syrien. Les diplomates américains rejetèrent cette idée, en expliquant que, s’ils admiraient le zèle anti-communiste de la Turquie, il n’était pas nécessaire de se mettre à dos l’intégralité du monde arabe en se livrant à une invasion directe alors qu’ils pouvaient tranquillement continuer à fomenter des coups d’État en toute discrétion à la place.

La politique turque réussit quand même à se mettre à dos les États arabes. Dans les années 1980, de constantes querelles avec la Syrie –qui allèrent jusqu’à une dispute sur la répartition de l’eau de l’Euphrate– conduisirent le président syrien de l’époque, Hafez al-Assad, à soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan, ou PKK, formé de nationalistes turcs en guerre contre l’Etat turc. Assad fournit formation et armes au PKK pour s’en servir contre la bien plus puissante armée turque, et permit au chef du PKK Abdullah Öcalan de s’installer à Damas.

Si, au final, Assad se révéla largement incapable d’extorquer des concessions à la Turquie, il fut plus près qu’aucun de ses prédécesseurs de provoquer une véritable invasion turque. En 1998, l’armée turque se massa une nouvelle fois à la frontière syrienne et exigea que Damas cesse tout soutien au PKK. Devant le sérieux de la menace, Assad céda et jeta les rebelles kurdes dehors (peu après son expulsion de Damas, Öcalan fut capturé par des forces spéciales turques au Kenya avec l’aide des renseignements américains).

Mélange de menaces et d’interventions

Si la Turquie avait profité de son succès pour chercher une résolution pacifique à la question kurde, la capture d’Öcalan aurait pu changer les choses. Au lieu de cela, l’occasion de négocier un accord a été gâchée. En prison, Öcalan a soudain manifesté sa volonté de coopérer, et même beaucoup de membres de l’armée turque en sont venus à comprendre que le PKK ne pourrait jamais être supprimé par la seule force. Au cours des dix dernières années, le parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement) a déployé des efforts sans précédent pour faire la paix avec le PKK mais sans jamais se montrer assez impliqué ou courageux pour y parvenir. Des initiatives audacieuses, comme la concession de davantage de droits culturels aux Kurdes, ont alterné avec des attaques aériennes et terrestres (approuvées par les États-Unis) contre des bases du PKK en Irak, comme ceux de la semaine passée.

Les mesures que la Turquie est prête à prendre pour faire en sorte que la «zone de sécurité» qu’elle se propose d’instaurer en Syrie reste sûre ne sont pas très claires. Pour l’instant, l’armée turque a montré qu’elle était la voix de la modération, tandis que le gouvernement semble prêt à envisager des mesures plus brutales, à défaut d’une invasion à grande échelle. Historiquement, la Turquie a de bonnes raisons de s’inquiéter à l’idée que le PKK puisse trouver un refuge sûr en Syrie, tandis que les événements les plus récents fournissent des raisons sérieuses de craindre l’État islamique (en attendant, la reconsolidation d’un régime d’Assad hostile semble un tantinet plus probable que la résurrection d’un mandat français).

Dans les années 1930, la Turquie a gagné le Hatay et perdu la Syrie. En 1998, elle a réussi à calmer une guerre civile qui risque désormais de se déchaîner avec une violence nouvelle. Si Ankara espère qu’aujourd’hui un mélange de menaces et d’interventions limitées peut résoudre ses problèmes les plus pressants, il se peut bien qu’elle ait raison. Mais si la force des armes se montre efficace pour contrer les avances kurdes ou djihadistes, historiquement, elle a prouvé son incapacité à obtenir ce qui échappe depuis si longtemps à la Turquie: une frontière sud stable et sûre.

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