Égalités

Sournoise comme une féministe

De plus en plus de critiques de livres, de films, de séries, qualifient ces œuvres «d'insidieusement» féministes. Une tendance qui, explicitement, ne sert pas la cause des femmes.

Amy Schumer à Los Angeles le 4 août 2012. REUTERS/Phil McCarten
Amy Schumer à Los Angeles le 4 août 2012. REUTERS/Phil McCarten

Temps de lecture: 5 minutes

Le féminisme est devenu sournois. Vous ne me croyez pas? Un récent portrait de la présentatrice télé Katie Nolan dans le New York Mag salue «la femme qui introduit insidieusement le féminisme à Fox sports». Quelques jours plus tard, le New York Times s’étendait sur le féminisme bruyant d’Amy Schumer, doté d'un «pouvoir insidieux». Comme la série Broad City (autre pourvoyeuse de «féminisme par attaque furtive»), l’œuvre d’Amy Schumer est un genre de repaire pour solidarité féminine perfide; l’année dernière dans Slate.com, Willa Paskin qualifiait Inside Amy Schumer de «show le plus sournoisement féministe de la télévision».

Psst! Savez-vous quoi d’autre est «sournoisement féministe»? La série The Affair, de Showtime. Tandis que le film avec Hugh Dancy et Maggie Gyllenhaal Oh my God! est «insidieusement féministe», tout comme la fable de Pixar Vice-versa (qui, selon une autre critique sur Slate.com, accomplit une embardée «subtile mais étonnamment féministe»).

En outre, il paraît que la série Trophy Wife s’est épanouie, telle une fleur du désert nocturne, pour se transformer «en douce en l'une des séries les plus féministes de la télévision». Le site Sundance a choisi les «dix films les plus secrètement féministes» de tous les temps (avec Thelma et Louise dans les brumes du sommet). Spy est «une attaque féministe cachée du patriarcat». 

Du féminisme de cape et d’épée

Même les ouvrages universitaires n’échappent pas à ce genre de subtilités, de secrets, de surprises: dans un chapitre sur le folklore inventé d’Ursula Le Guin, le chercheur Jarold Ramsey note que «l’appropriation insidieusement féministe … du mythe du "Vieil Homme Coyote" peut être illustré par le début d’un mythe kesh sur une guerre entre ours et humains».

Certaines références à la fourberie sont bien argumentées, telle la description par ma collègue Paskin de la manière dont les «sketchs foufous, sexy, coquins et pleins d’autodénigrement» d’Amy Schumer dissimulent son intelligence «dans des artifices et du gloss»

Voyons un peu ce mythe! Il était une fois une dame Coyote essayant de dissuader le Roi des Ours d’attaquer les humains. «Nous devrions tous vivre en paix et nous aimer les uns les autres» plaide la Coyote, et «tout en parlant, écrit Le Guin Coyote volait les testicules de l’Ours, en les coupant avec un couteau en obsidienne qu’elle avait volé aux docteurs Lodge, un couteau si aiguisé qu’il ne sentit pas la moindre coupure.»

Pour résumer, nous avons là une légende «insidieusement féministe» dans laquelle l’héroïne scie les boules du Roi Ours grâce à une superlame fabriquée avec du verre volcanique. Ça c’est du bon féminisme de cape et d’épée. Il faut peut-être creuser bien profond pour le trouver, mais croyez-moi, ça existe.

Certaines références à la fourberie sont bien argumentées, telle la description par ma collègue Paskin de la manière dont les «sketchs foufous, sexy, coquins et pleins d’autodénigrement» d’Amy Schumer dissimulent son intelligence «dans des artifices et du gloss». Mais en parcourant d’autres exemples de féminisme soi-disant furtif, on a la nette impression qu'insidieux, secret, furtif et subtil pourraient bien vouloir dire quelque chose de tout à fait différent pour les auteurs des rubriques culture que pour le reste du monde. 

Pas insidieux du tout

Le film secrètement féministe numéro 1, Thelma et Louise, met en scène deux femmes qui laissent tomber leurs mecs, tirent sur un violeur et font sauter le camion-citerne d’un routier lubrique. 

Un «sketch insidieusement féministe» dans Inside Amy Schumer saison 3? Une vaste farce sur une équipe de joueurs de football américain qui n’arrivent pas à comprendre pourquoi leur entraîneur veut instaurer une politique «zéro viol.» À la fin, les sportifs se rallient au nouveau slogan de l’équipe, dans un détournement insolent du mantra de Friday Night Lights: «Des esprits clairs, des cœurs pleins, pas de viol.»

Est-ce que c’est drôle? Oui! Est-ce une critique si évidente des violences sexuelles que même le plus obtus des machos serait capable de la comprendre? Encore une fois, oui!

La charge (lourde) du féminisme

Je comprends le raisonnement derrière le reflexe de crier à l’insidieux. Encore aujourd’hui, le mot féminisme peut sembler tranchant et militant—un gourdin qui s’abat sur le temple du patriarcat et sur votre pauvre tête, alors que tout ce que vous avez demandé c’est de rigoler devant quelques sketchs. Les auteurs dotés d’une conscience aiguë de la toxicité des connotations féministes –ou, bien sûr, d’une compréhension approximative de la signification du mot– peuvent vouloir faire l’éloge d’une série, d’un film ou d’un livre pour son audace politique tout en rassurant les consommateurs qui pourraient s’inquiéter de se voir infliger une leçon de morale.

Plus cynique, le bûcher des féministes bidon a tendance à mettre plutôt bien en valeur ceux qui se font mousser en imposant des limites artificielles sur le mouvement, avant de se charger de les exploser eux-mêmes. Qualifier quelque chose «d’insidieusement féministe»—l’expression est presque toujours entendue comme un compliment—annonce que vous, contrairement à d’autres individus qui pensent également dans le droit chemin mais qui sont moins raisonnables, vous êtes modéré. Vous savez ce qui est juste nécessaire pour être aimable et attrayant. Et lorsque vous «découvrez» le féminisme «caché» d’une série, vous passez pour quelqu’un d’intelligent et de créatif. Ce qui est toujours utile pour un auteur en quête de robe à paillette dans laquelle draper la lugubre découverte que, miracle, certaines nouveautés culturelles ne détestent pas les femmes, youpi.

Langues de vipère

Voilà que nous demandons au féminisme de passer par la fenêtre en se tortillant, avant d’aller chuchoter discrètement ses revendications à l’oreille de notre culture

Quoi qu’il en soit, le discours du «féminisme insidieux» a quelque chose d’exécrable qui n’est pas sans rappeler les circonvolutions du ruban de Moebius. Si son objectif est de garantir aux lecteurs que le produit en question est irréprochable d’un point de vue idéologique, mais qu’il est aussi modéré (En avant toutes! Mais pas trop loin quand même!), alors cette tentative apparente de rendre le féminisme convenable est plutôt antiféministe, même insidieusement. 

Parce que l’un des objectifs fondateurs du féminisme a toujours été de libérer les femmes de leur obligation disproportionnée de faire preuve de tact, de délicatesse et de douceur –l'obligation de vider leur sac mais sans être agressives ni agaçantes. Et pourtant voilà que nous demandons au féminisme lui-même de passer par la fenêtre en se tortillant, avant de ramper dans le couloir en esquivant les rayons laser avant d’aller chuchoter discrètement ses revendications à l’oreille de notre culture.

Le verbe sneak [s’approcher furtivement], du moyen anglais sniken –se faufiler ou ramper— partage son ADN avec le mot snake [serpent]. Ce qui m’évoque le jardin d’Eden et le serpent dont les déplacements sinueux, en tout cas dans Milton, trouvent un écho dans les ondulations enchanteresses et dangereuses de la chevelure d'Eve. En d’autres termes, l’idée de dispersion féminine donne des arguments aux misogynes depuis des centaines d’années. Pourquoi ne pas montrer que ces langues de vipère ont tort en faisant l’éloge, pour ce qu’elles sont, d’une nouvelle moisson d’histoires fièrement et ouvertement féministes?

Du féminisme aux choux de Bruxelles

 

J’avais largement dépassé la vingtaine lorsque je me suis rendu compte que les choux de Bruxelles étaient délicieux. Si mes parents avaient réussi à me convaincre d’en manger quand j’étais gamine en les noyant dans des sauces séduisantes pour les mômes, tant mieux. Mais le moment où j’ai reconnu l’excellence des choux de Bruxelles a été une double occasion de me réjouir. Non seulement allais-je être capable pour le restant de mes jours de profiter d’un légume nutritif, mais j’étais soudain investie du discernement me permettant d’apprécier ledit légume. Je ferais bien et je serais décidée à bien faire, comme en rêvait saint Paul (sans y arriver) dans l'épître aux Romains

Eh bien c’est pareil avec le féminisme. La culture grand public s’est enfin rendu compte que le féminisme était savoureux, et nous ferions mieux de nous en réjouir plutôt que de regarder avec suspicion et en plissant les yeux le glorieux soleil levant de l’égalité des genres. Les féministes n’ont plus besoin de cheval de Troie. Il nous suffit d’avoir un abonnement à Netflix et un paquet de confettis.

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