Politique / France

Comment la menace du Grexit pousse les gauches à se défaire de leurs vieux réflexes

La crise grecque et la confrontation de la gauche radicale avec la réalité du processus d’intégration européenne l'obligent à un examen de conscience.

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Tonnerre de Zeus | Ashley Van Haeften via Flickr CC License by

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Beaucoup a déjà été dit et écrit sur l’issue de la crise grecque. Le processus d’intégration européenne parachevé avec l’instauration de la monnaie unique a redéfini le pouvoir en Europe. Deux souverainetés sont entrées en collision. Alexis Tsipras n’a pas échappé à la logique de l’intégration européenne, qui, par étape, a fait dépendre les gouvernants nationaux de deux champs différents, répondant à des logiques différentes. Élus dans le cadre des États-nations, ils tiraient évidemment leur légitimité du suffrage universel. Parties prenantes d’un champ décisionnel fonctionnant largement au consensus, le poids du pouvoir symbolique de l’Europe déterminait également grandement leurs choix. La crise a accentué les traits de la construction communautaire européenne. Les marges de manœuvre d’un gouvernement national sur le plan de la politique économique et sociale sont considérablement amoindries, sinon réduites à néant aux marges de l’UE et de l’Eurozone.

C’est dans ce contexte bien particulier qu’un gouvernement de gauche radicale a été élu en Grèce le 25 janvier dernier, sur la base d’un programme qui n’avait rien de révolutionnaire mais qui suscita de la part des partenaires européens un front du refus tout à fait symptomatique.

Conquête du temps long

Qui est et que pense Alexis Tsipras? Alexis Tsipras est issu de Synaspismos. Cette dissidence de l’historique parti communiste grec (KKE) correspond au «Parti Communiste de l’Intérieur», fortement influencé par les thèses de Nicos Poulantzas, auquel il faut ajouter différentes composantes (écologistes, féministes, etc.) de la gauche grecque. On ne peut reprendre sans les critiquer les thèses relatives à la «capitulation» ou la «trahison» et surtout sans les confronter à un impératif évident de la gauche radicale grecque: durer.

Après ce qu’ils ont ressenti comme un long hiver néolibéral, participant du bouillonnement des Forums sociaux internationaux de la fin des années 1990 et du début des années 2000, les jeunes leaders de la gauche radicale, tous nés entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980, avaient dû répondre à une première question: peut-on changer le monde sans prendre le pouvoir? Ce débat avait dominé une grande part des débats altermondialistes. Répondant qu’il fallait bien prendre le pouvoir pour (essayer de) le changer, ils devaient également s’interroger sur ce vieux dilemme qui fut celui de la gauche des années 1970, comment avancer dans l’histoire «sans périr, ni trahir».

En ce sens, plutôt que de faire grief à Tsipras d’une duplicité et d’un cynisme qui ne sont probablement pas siens, il semble préférable de lui faire crédit d’une quête éternelle de la gauche critique: la conquête du temps long et la conquête de la durée au pouvoir. Or cette logique va à l’encontre de celle de l’UE, dont plusieurs responsables ont clairement fait appel au départ du gouvernement Tsipras.

Comprendre la logique du gouvernement grec et de son chef n’exempte pas Syriza et Tsipras de quelques critiques, déjà formulées, mais qui méritent d’être méditées. Sans doute Perry Anderson n’a-t-il pas tort de pointer l’impréparation ou les incohérences de la stratégie de Syriza depuis le 25 janvier :

«Tsipras et ses collègues ont répété à qui voulait les entendre qu’il était hors de question d’abandonner l’euro. Ce faisant, ils ont renoncé à tout espoir sérieux de négocier avec l’Europe réelle —et non l’Europe qu’ils fantasmaient

En mai dernier, Gerassimos Moschonas revenait sur cette impréparation impréparation:

«Le manque de préparation suffisante, la connaissance imparfaite des institutions européennes et surtout le manque de clés de négociation concrètes et faciles à communiquer, ont à l’avance ruiné [la] perspective d’une saine confrontation avec l’UE.»

Fabien Escalona l’écrivait le 24 juillet:

«Il faut donc s’y résoudre. Structurellement –en tant que régime monétaire institutionnalisé– et conjoncturellement –en raison du rapport de forces qui s’y déploie–, l’UEM a les moyens de déjouer toute politique alternative.»

L’Union économique et monétaire a fossilisé l’autonomisation des élites du pouvoir en Europe

L’UEM a parachevé sur le plan économique et social le processus d’intégration européenne, fossilisé ce qui était la tendance, la cause et le produit de l’intégration européenne à la mode Messine-Rome: l’autonomisation des élites du pouvoir en Europe.

En fait de «cynisme», Tsipras a probablement payé l’impréparation des siens à affronter le système de pouvoir de l’Union européenne. Un manque d’analyse des réalités de l’intégration européenne a probablement conduit le gouvernement de Syriza à des choix erronés dans sa stratégie par rapport à l’UE. Yanis Varoufakis parlait récemment, après sa démission du gouvernement grec, de «l’absence totale de scrupules démocratiques, de la part des soi-disant défenseurs de la démocratie européenne», c'est-à-dire de ceux qui ont été ses interlocuteurs pendant cinq mois, notamment –on le comprend– de Wolfgang Schaüble.

Tommaso Padoa-Schioppa parlait de «despotisme éclairé» à propos du système communautaire européen et c’est un peu ce à quoi Varoufakis fait référence. Toutefois on est déconcerté par l’aspect «observation participante» auquel Varoufakis fait presque référence, comme si cette expérience gouvernementale avec d’abord été pour lui une occasion de vérification empirique de ses constats intellectuels antérieurs.

Risque de dénationalisation

Pourtant, des six derniers mois, et pour peu que l’on médite bien sur ce qu’ils signifient, quelques importantes leçons peuvent être tirées. Le 25 janvier dernier, lorsque Syriza remporta les élections en Grèce, chacun avait bien conscience qu’une nouvelle et longue bataille s’ouvrait en Europe. Cette bataille, longue, place les gauches (social-démocrate et radicale) dans une chrysalide.

«#Thisisacoup». Iglesias, très prudent, dans le rapport qu’il entretient avec le processus d’intégration européen, a apporté un soutien appuyé au «peuple grec et à son gouvernement», en gardant toutefois une forme de flou quant aux intentions de son éventuel gouvernement face à l’Europe. Avec 18% des intentions de vote, loin de «s’effondrer» comme le sous-entend Le Point, Podemos a ses chances aux prochaines élections aux Cortès. Mais au-delà de ses chances de succès électoral immédiates lors de ses premières élections générales, Iglesias et Podemos invitent toute la gauche européenne, social-démocrate et radicale, à repenser leur stratégie.

Les social-démocraties européennes commencent à adopter une carte électorale qui les voit disparaître de pans entiers de leurs territoires nationaux

Dans plusieurs articles et interventions, Pablo Iglesias a défini la vision stratégique de son mouvement, une stratégie qui est un défi lancé tant à la gauche radicale qu’à la social-démocratie. Pablo Iglesias n’est pas un faiseur de pluie. Il est d’abord l’analyste méthodique de sa propre stratégie, avec une lucidité et une réflexivité qui –doit-on le souligner et quel que soit le degré d’accord que l’on a avec lui– force le respect. Il en est ainsi d’un long entretien paru dans le New Left Review, en grande partie traduit dans le numéro de juillet du Monde Diplomatique. Au mois de juin, c’est à l’Obs, qu’il donnait une substantielle interview à Aude Lancelin. Outre la stratégie adoptée par Podemos, qui consiste à adopter un positionnement central dans la société espagnole, «populiste» au sens où l’entendait Ernesto Laclau (quoi que ces thèses aient été discutées et contestées par Juan Carlos Monedero) et qui lui fait contester depuis toujours la stratégie qu’Izquierda Unida (et notamment Alberto Garzon, lui aussi fin lecteur de Gramsci et des grands auteurs de la pensée critique).

Iglesias pointe d’ailleurs un risque qui menace le Psoe (comme d’ailleurs le Labour et le PS français): celui de la dénationalisation. Les social-démocraties européennes commencent à adopter une carte électorale qui les voit disparaître de pans entiers de leurs territoires nationaux. Parfois, cet affaiblissement local aboutit à des comportements quasi-erratiques, comme dans le Burgenland, où la perte d’hégémonie du SPÖ l’a vu faire alliance avec le FPÖ de Strache.

Sur le plan européen, Pablo Iglesias fait montre d’une réelle prudence. Selon lui, le défi lancé par le gouvernement Syriza à «la gouvernance de l’Union européenne sous hégémonie allemande» a le mérite de démontrer que les intérêts de l’Allemagne merkelienne ne sont pas forcément ceux de l’Union européenne. L’argument d’Iglesias, pour conjurer l’idée selon laquelle une victoire de Podemos serait un coup porté à l’économie espagnole, est d’expliquer que l’Espagne pèse davantage en Europe que la Grèce. Il est certain qu’un satisfecit donné à l’électorat de la coalition au pouvoir à Athènes aurait dopé les intentions de vote en faveur de Podemos. Il n’est pas certain, en revanche, qu’un Grexit aurait, dans le laps de temps imparti à Podemos pour s’imposer aux élections générales, permis à ce parti de tirer un bénéfice d’une solution qu’aurait pu ou dû envisager Syriza dès le début.

Dislocation de la gauche ou de l’euro?

Le processus d’intégration européenne a accentué la complexité du pouvoir en Europe. Cette complexité en germe dans l’architecture élaborée depuis la Conférence de Messine de juin 1955, a atteint son paroxysme avec l’instauration de la monnaie unique. Chaque jour qui passe est désormais la démonstration de la réalité du système politique de l’Union européenne, fait d’une autonomisation relative des élites de chaque État. De cette complexité croissante du pouvoir, on peut retirer une leçon: une multiplication et une complexification des champs stratégiques a rendu la tâche de la gauche plus compliquée encore.

Toutes les forces politiques ont été, depuis janvier 2015, amenées à muter ou à afficher leurs mutations idéologiques. C’est le cas de la droite, comme de la social-démocratie ou de la gauche radicale.

Quelques voix, à droite, en Europe se sont fait entendre contre cette radicalisation progressive de leur propre camp. Ainsi Henri Guaino en France, mais également Renato Brunetta en Italie, très berlusconiste président du groupe parlementaire Forza Italia, dont le discours envers la Grèce tranchait avec celui de son homologue au Sénat Maurizio Gasparri. En France, pendant que Nicolas Sarkozy lançait une croisade européenne contre la gauche radicale, on voyait la social-démocratie prise dans ses contradictions.

Les questions posées à la gauche européenne, radicale ou social-démocrate (et écologiste) trouvent pour l’heure des réponses innovantes du côté de Syriza ou Podemos

La social-démocratie, nous le savons, est divisée. Fabien Escalona précise les choses:

«La déclinaison active du soutien social-démocrate à l’ordolibéralisme a été illustrée par le comportement du président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, ministre des Finances aux Pays-Bas. Représentant de l’aile droite du parti travailliste néerlandais, il défend aussi les intérêts commerciaux et financiers de son pays (le second plus grand exportateur de l’Union européenne), comme l’a raconté la revue Jacobin.»

On a entendu beaucoup de socialistes parler de Podemos, les uns pour «faire un Podemos à l’intérieur du PS» (Jean-Marc Germain), les autres «craignant» un Podemos en France (Jean-Christophe Cambadélis). Le propre de Syriza ou de Podemos est d’être des constructions politiques éminemment liées aux contextes grec et espagnol. S’il est vrai qu’ils participent d’une redéfinition de la famille de la «gauche radicale» sur l’ensemble du continent, chacun correspond aux réalités historiques et sociales des sociétés dans lesquelles ils se développent. Cependant, les questions posées à la gauche européenne, radicale ou social-démocrate (et écologiste) trouvent pour l’heure des réponses innovantes du côté de Syriza ou Podemos, qui, avec des nuances ou des divergences, contribuent incontestablement à redéfinir le débat stratégique et l’horizon intellectuel des gauches en Europe.

Pour preuve, à gauche en France, on retiendra l’intervention de Matthias Fekl, membre du gouvernement Valls, qui, répondant à sa manière et depuis sa position aux nouveaux défis stratégiques lancés à la gauche, n’a pas manqué de relever que l’innovation était passé du blairisme à l’«iglesisme»:

«L’enseignement de Syriza ou de Podemos, c’est que Alexis Tsipras comme Pablo Iglesias ont compris qu’il faut écouter le peuple, entendre sa colère et porter son message pour mener de vraies politiques de transformation. Le soir du référendum grec, Tsipras n’a fait aucune apparition publique, il a laissé le peuple se réapproprier l’espace de la démocratie.».

La question démocratique est au cœur du débat en cours. Elle n’est pas entre les «pro» et les «anti»-européens (ces derniers brillant souvent par leur analyse faussée et erronée): elle est entre l’acceptation d’une évolution dépolitisante et autoritaire de l’UE et la réaffirmation de la souveraineté populaire et du principe démocratique. Il va donc falloir aux gauches l’énergie de se déprendre de quelques automatismes de la pensée relatifs à l’Europe et à sa «construction».

L’enlèvement de l’Europe

Comment critiquer l’Europe réelle en adhérant à la représentation idéalisée de cette réalité? Cette question présente en filigrane lors du débat référendaire sur le traité de Maastricht, comme lors de celui sur la «Constitution européenne», est désormais évidente et détermine les capacité de rebond, d’adaptation ou de progression tant de la social-démocratie que de la gauche radicale. L’autonomisation progressive (et relative) des élites du pouvoir en Europe, au sein de chaque société, a été à la fois la cause et le produit du mode d’intégration choisi pour l’Europe. La prétention croissante, à partir des années 1970, à transformer le système communautaire européen en un système démocratique à l’échelle du continent, a entraîné un débat sur le «déficit démocratique», qui n’a jamais pu être résolu.

Longtemps, la gauche s’est essayée à infléchir le cours de l’intégration européenne. Les groupes qui ont «fait l’Europe» ont exercé un véritable pouvoir d’attraction sur certains groupes sociaux des nations composant l’Europe. Numériquement toutefois, cette adhésion a été assez limitée, elle n’a pas permis de créer un «peuple européen». Pour nombre d’Européens, «l’unité de survie» est demeurée la nation, ainsi que le faisait remarquer Norbert Elias dans un texte de 1987. En témoigne la fréquentation des stands des militants «européens» chaque 9 mai, dont on ne saurait dire que la foule s’y presse chaque année. Dans un monde d’interdépendance croissante, l’Europe n’est pas parvenue à se constituer en espace pleinement civique. Au contraire, cédant à la tentation d’une construction élitaire et a-démocratique, elle n’a pu, face à la crise, que renforcer ses aspects autoritaires.

La crise de 2008 ayant fait pencher le processus d’intégration du côté d’un autoritarisme marqué. La menace du Grexit, l’absence d’utilisation de cette menace, à front renversé, par le gouvernement Tsipras, ont révélé la réalité de la construction européenne, telle qu’elle se fait et non telle qu’on la rêve ou qu’on l’a rêvée. Elle en a révélé la puissance face aux gouvernements nationaux. Ces mois de juin et juillet auront ouvert un débat: celui de la redéfinition, de la refondation de la gauche européenne. Le lien gouvernants-gouvernés, élites-peuples, le lien démocratique se trouve puissamment questionné. Entre la venue de Yanis Varoufakis au cœur de la rentrée des socialistes français en août et les élections de novembre en Espagne, le débat sur la redéfinition de la gauche européenne prendra forme. Il est d’ailleurs consubstantiel à la redéfinition du projet européen.

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