Culture

Michel Audiard dialogue avec la France

Sa gouaille, son tempérament, ses dialogues: tout respire la France chez le célèbre dialoguiste. C'est la raison pour laquelle il parle à tout le monde, trente ans après sa mort, alors que des inédits dénichés par l'un de ses fils sortent en librairie.

Détail de l’affiche du film «Les Tontons flingueurs», dont les dialogues ont été écrits par Michel Audiard
Détail de l’affiche du film «Les Tontons flingueurs», dont les dialogues ont été écrits par Michel Audiard

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Il habite dans la Manche et ressemble à s'y méprendre à son père. Il lui voue un culte sans bornes, jusqu'à fouiller dans ses scénarios pour dénicher les pépites que personne n'a encore dévoilées. De Michel Audiard, on connaissait Les Tontons flingueurs, sortis en 1963, les dialogues au couteau servis pour Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo ou Lino Ventura. On apprend désormais à apprécier le fils, Bruno M., qui s'est fait (re)connaître en 2004 en publiant un intrigant Être le fils de Michel Audiard. Visiblement, la chose ne fut pas facile, comme il l'expliqua à Ouest-France:

«Mon père a vécu avec deux femmes toute sa vie et, du coup, on le voyait à doses homéopathiques, avec ma mère. Un jour, il est venu avec un dialogue sous le bras et m'a dit: “Tiens, c'est pour toi.” Il en a pris ensuite l'habitude. C'était son cadeau favori.»

À mesure des déjeuners au Fouquet's, des rencontres à l'hôtel de la Trémoille, près des Champs-Élysées, où Audiard habite quand il doit rendre un scénario (et décide alors de se couper du monde), le demi-frère du réalisateur Jacques Audiard amasse une jolie collection de textes et s'y plonge pour retrouver les souvenirs d'une enfance où son père lui a échappé. Le dialoguiste mène alors une double-vie. «À un moment, il a voulu tout quitter pour vivre avec maman, mais elle avait très bien compris que mon père était quelqu'un de constant dans l'inconstance», résume le fils, qui a mis deux ans à compiler les inédits de son père –phrases coupées au montage ou jamais prononcées par les acteurs de l'époque–, avec l'aide de Philippe Durant. Les éditions du Nouveau Monde ont eu l'idée délicieuse de les imprimer, à l'occasion du trentième anniversaire de la mort de Michel Audiard, le 28 juillet 1985, à Dourdan, en région parisienne.

«Ma crainte n'est pas qu'on oublie l'œuvre de mon père, car je pense que c'est impossible. Mais qu'on ne prenne plus conscience de son talent car tout passe, tout casse, tout lasse... défend son fils. Je pense que, comme Henri Jeanson ou Jacques Prévert, il fait partie de la race des très grands dialoguistes et qu'il aurait parfaitement sa place dans la Pléiade. Certaines de ses phrases sont de très haute tenue intellectuelle.»

Argot fulgurant

Le parler d'Audiard rappelle le quartier de son enfance, la rue Brézin, dans le XIVe arrondissement de Paris, un quartier populaire où, en 1920, il prend l'habitude d'échanger avec les commerçants, les concierges, les chauffeurs de taxi et les libraires. Sans cesse, Audiard aura humé les ambiances et s'inspira de la vie pour nourrir ses répliques cristallines:

«Quand mon père prenait un taxi, raconte encore Bruno M., il s'asseyait toujours à l'avant, parfois même à côté du berger allemand du chauffeur. Il discutait tout au long du trajet pour se nourrir du parler incroyable de ses interlocuteurs. Il s'inspirait de la vraie vie, de celle de la rue ou des comptoirs de café. Comme il y a un plat du jour, lui avait sa moisson du jour...»

Audiard a beau être passionné de littérature, lire Rimbaud ou admirer Céline, ses origines le mènent inéluctablement vers un CAP de soudeur à l’autogène, après son certificat d'études. Plus tard, Audiard achètera des grosses voitures pour compenser cette enfance maudite et rapiécée.

Comme Henri Jeanson ou Jacques Prévert, il fait partie de la race des très grands dialoguistes et aurait sa place dans la Pléiade

Bruno M., fils de Michel Audiard

Son argot prend donc racine dans les rues de Paris. Mais le dialoguiste a su toucher au-delà de l'image de titi parisien, gouailleur et hâbleur, pour englober une part d'universel qui émeut chacun. Certaines de ses saillies sont des fulgurances:

«Rappelle-toi que les histoires sales s'écrivent avec des noms propres. C'est ça, la liberté de la presse.»

Sophie Daumier dans Carambolages

Ou encore:

«Votre légèreté me laisse coi. On ne confie pas 500 millions à un pauvre. Il les boirait!»

Jean-Paul Belmondo dans L'incorrigible

Ses mots s'enfilaient comme des gants par des acteurs qui participent à sa gloire populaire, car ceux qui portaient ses dialogues l'étaient souvent plus que lui.

Sens de la formule

Dans une époque où la réalité nous échappe, où le temps rattrape les hommes, les mots d'Audiard rapprochent d'une temporalité moins envahissante. Elles nous relient à un quotidien plus lent, plus caricatural et plus rassurant aussi, car construit autour d'idéaux-types (les femmes et les hommes y ont souvent des rôles bien définis). Au lendemain de la mort de Georges Lautner, réalisateur des Tontons, le critique cinéma Jean Roy résumait dans l'Humanité:

«En ces temps austères, le langage tontonesque agit comme un code, un clin d'oeil, une bouffée d'oxygène. Tiens donc, une heure quarante-cinq minutes de déconnante sévère avec l'alcool qui coule à flots et tous les personnages parlant la clope au bec! Il y a sans doute un peu de nostalgie, là-dedans.»

Voilà aussi pourquoi la Nouvelle Vague prit en grippe Audiard, voyant en lui le symbole désuet du «cinéma à la papa», avec des acteurs aux répliques mémorables mais aux rôles socialement traditionnels. «Le seul fait que vous écriviez “Il ne faut pas prendre” au lieu de “Faut pas prendre” prouve d'emblée que nous ne parlons pas la même langue», répondait Audiard, dans une lettre ouverte adressée à Henry Chapier, qui l'avait brocardé dans Combat.

La Nouvelle Vague vit en Audiard le symbole désuet du «cinéma à la papa», avec des acteurs aux répliques mémorables mais aux rôles socialement traditionnels

La caricature de ce décalage dans la façon de parler étant atteinte avec le film documentaire Vive la France, en 1973, qui aligne une série de «clichés» et d'archives audiovisuelles assortis d'un commentaire sarcastique en voix off, accompagné de quelques notes de musette. Dans ce film sorti discrètement en salle et qui n'est pas franchement passé à la postérité, l'humour grinçant d'Audiard révèle des images historiques, notamment de la période de l'Occupation. Il moque alors le Général de Gaulle et la façon dont, quatre ans après sa mort, on considère encore cette période de l'histoire de France:

«Nous ne parlerons pas de la Résistance pour trois raisons: par respect par ceux qui l'on faite, par sympathie pour ceux qui croyaient la faire... et par un sentiment indéfinissable envers ceux qui se sont contentés d'en entendre parler. Nous ne parlerons pas non plus de Vichy mais cette fois pour une seule raison: parce que Vichy n'a jamais existé.»

Derrière l'image du parolier fantasque et anar se cache peut-être un vrai talent de commentateur de l'actualité, agrémenté d'une culture historique certaine et d'un sens évidemment très fort de la formule. La satire d'Audiard se rapproche cette fois plus de Céline ou de Marcel Aymé (il a rencontré le premier grâce au second). Elle n'a aucune complaisance, ni pour les perdants, bien sûr, mais pas plus pour les vainqueurs. C'est une satire au langage «fleuri» (Fabrice Luchini), qui signifie tellement qu'on n'a, en définitive, pas grand-chose à ajouter après.

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