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Atteinte sur son sol, la Turquie riposte. Ankara attaque Daech frontalement pour la première fois, en réponse à l'attentat suicide de Suruç le 20 juillet, suivi de combats qui ont causé la mort d'un militaire turc dans le sud-est. La même logique est appelée en renfort pour justifier les frappes menées en parallèles sur les positions des Kurdes du PKK, en Irak, qui ont revendiqué l'assassinat de plusieurs policiers turcs. Dimanche 26 juillet encore, des chasseurs-bombardiers de l'armée de l'air turque menaient une nouvelle vague de frappes contre ce Parti des travailleurs du Kurdistan, dans le nord de l'Irak –qui ont riposté en revendiquant un attentat suicide ayant provoqué la mort de deux soldats.
Les deux fronts ont pourtant quelque chose de paradoxal: le PKK, en opposition armée avec la Turquie depuis 1984 au nom de revendications territoriales, et toujours classé par Washington et l’Union européenne comme «une organisation terroriste», compte aussi parmi les principales forces qui combattent les djihadistes sur le terrain, avec le soutien aérien de la coalition internationale à laquelle la Turquie a réaffirmé son engagement.
Le Premier ministre islamo-conservateur de l'AKP, Ahmet Davutoglu, balaye ces contradictions d'un revers de main:
«Quelque soit l'organisation terroriste menaçant nos frontières, nous répondrons sans hésitation», avait-il prévenu le 24 juillet à Ankara.
Parallèlement à l'action militaire contre la menace terroriste, 590 personnes ont été arrêtées en Turquie ces derniers jours. Parmi elles, des membres présumés du groupe Etat islamique, mais aussi, en grande partie, des proches des mouvements kurdes et d'extrême gauche.
Pour Jean Marcou, directeur des relations internationales à l'IEP de Grenoble et spécialiste de la Turquie:
«Il faut rétablir ces interventions dans le contexte de politique intérieure».
La nouvelle politique menée par l'AKP ne répond pas seulement à des enjeux intérieurs: en acceptant d'ouvrir la base d'Incirlik aux Etats Unis et à la coalition, autorisant des frappes étrangères depuis son sol, le gouvernement ne satisfait pas nécessairement les nationalistes turcs par exemple, qui font pourtant partie de son électorat.
Reste qu'électoralement, le gouvernement semble bien s'engager sur deux fronts, de reconquête cette fois-ci. Le grand écart est osé: la lutte contre le PKK flatte la frange nationaliste de la population alors que dans le même temps, s'attaquer à Daech répond à une attente populaire qui s'est encore illustrée lors des manifestations tenues dans plusieurs villes du pays après l'attentat de Suruç. L'immobilisme du gouvernement y était tenu pour responsable de la montée de l'EI sur le sol turc.
Échéance électorale
Or le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, avait perdu sur les deux tableaux, vote kurde et nationaliste, aux élections législatives du 7 juin dernier qui l'ont dépossédé de sa majorité absolue.
Le scrutin a consacré la montée du parti pro-kurde (HDP), qui a obtenu pour la première fois une représentativité à l'Assemblée, et le parti nationaliste (MHP) est arrivé troisième.
Ces derniers reprochent au gouvernement les négociations de paix qu'il a engagé en 2012 avec les indépendantistes du PKK après 30 ans d'une guerre qui a fait 40.000 morts. Le cessez-le-feu est considéré comme rompu ce week-end. La reprise des combats en Irak avec le PKK «est d'avantage une décision à destination de la politique intérieure que de la politique internationale», analyse Jean Marcou.
Le HDP a quand a lui bénéficié de la défiance vis-à-vis de la politique conciliante d'Ankara face à la montée de l'EI. Là aussi, le gouvernement a opéré un revirement, même si pour le chercheur «le fait que la Turquie ait tellement tardé va être difficile à faire oublier». En juin, le vote AKP avait largement reculé dans le sud-est, a majorité kurde.
L'AKP a toujours joué une politique ambiguë
Jean Marcou
«L'AKP a toujours joué une politique ambiguë, rappelle Jean Marcou. Lors du siège de Kobané [à la frontière syrienne, entre octobre et janvier NDLR] par exemple, le gouvernement refusait de trancher entre deux groupes, les combattants kurdes et les jihadistes, qu'il considérait l'un et l'autre comme terroristes. Mais dans le même temps il a laissé passer des soldats Peshmergas [kurdes]. On sent bien que le gouvernement avait des préoccupations intérieures: rassurer les nationalistes et ne pas oublier qu'il a un électorat kurde.»
La majorité islamo-conservatrice est aujourd'hui contrainte de former un gouvernement de coalition conforme aux résultats des législatives. S'il n'y parvient pas, et l'hypothèse s'avère d'autant plus probable que les négociations sont restées jusqu'ici infructueuses, la Turquie s'engage vers des élections anticipées qui pourraient survenir à l'automne.
La carte de la sécurité
«En juin la présidentialisation du régime était au cœur de la campagne. S'il y a de nouvelles élections, la crise syrienne risque de se retrouver en première position des débats», estime Jean Marcou.
Un avantage pour le Président Recep Tayyip Erdogan. La fronde contre sa personne représente en effet le seul point d'accord des partis d'opposition qui tous s'insurgent contre son interventionnisme dans les affaires du gouvernement et exigent qu'il revienne au rôle d'arbitre que lui confère la Constitution.
Alors que le gouvernement de transition est censé expédier les affaires courantes, les démonstrations de forces militaires lui redonnent du galon. «Le contexte actuel prolonge le pouvoir de l'AKP et du Président qui se retrouvent au premier plan de l'actualité, souligne Jean Marcou. On peut se demander si l'AKP ne se projette pas dans les probables futures élections. On voit bien qu'au moment des élections, l'AKP pourrait jouer la carte de la sécurité, même si elle n'est pas facile, se présentant comme le protecteur du territoire face à la menace terroriste.»
Dans le même temps, le régime multiplie les actions de censure. Les images de l'attentat de Suruç sur Internet ont été supprimées par décision de justice sur demande du gouvernement, plusieurs médias d'opposition ont été bloqués et la manifestation pacifique contre les jihadistes prévue ce dimanche à Istanbul a été interdite et d'autres violemment réprimées.