Culture

Le cinéma «caniculaire» réchauffe la misogynie

Femmes offertes au regard du spectateur et hommes régis par des pulsions violentes... Au cinéma, la chaleur n'aide pas à lutter contre les clichés.

Ludivine Sagnier dans Swimming Pool (© Mars Distribution)
Ludivine Sagnier dans Swimming Pool (© Mars Distribution)

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Être chauffé à blanc (ou chaud bouillant), transpirer la haine (ou le sexe), la langue française regorge d’expression mettant en relation une chaleur extrême et des pulsions, violentes ou sexuelles. Ce penchant lexical trouve sur grand écran un écho tout particulier, de nombreux films associant régulièrement canicule et agressivité et/ou érotisme. La moiteur des corps, la fièvre que provoque cette envolée des températures offre aux réalisateurs une grammaire visuelle fantasmatique, fascinante et effrayante mais implacablement genré. Même dans les salles obscures, on n’est pas à l’abri d’un coup de chaud sexiste.

Quand le soleil cogne, que les vêtements rapetissent et que les corps deviennent moites, une sorte de torpeur sensorielle s’empare des êtres, sexualisant l’espace et les interactions humaines. Le cinéma, grand pourvoyeur de fantasmes, joue de ces clichés depuis belle lurette. Les temps évoluant, l’érotisme des débuts n’a plus grand chose à voir avec le traitement contemporain, mais le sexe faible demeure indubitablement le support de projection de toutes les obsessions.

Chairs nues et bronzées

Ainsi dans Les Orgueilleux, le front perlé de Michèle Morgan suggère plus qu’il ne montre. Dans ce film d’Yves Allégret, la blonde glaciale, jeune veuve coincée au Mexique par une épidémie de méningite, s’éprend d’un médecin alcoolique brisé par la mort de sa femme (Gérard Philipe). Sorti en 1953, Les Orgueilleux pourrait paraître prude aujourd’hui, évacuant d’office la nudité (pour des questions de censure) et toute scène un tant soit peu torride. Pourtant, la chaleur étouffante mexicaine permet au réalisateur quelques audaces, comme dénuder les charmes de Morgan, alanguie dans sa chambre. Usant de son cadre spatial comme d’une justification à cet effeuillement, le cinéaste prouve que les interdits peuvent être contournés et l’érotisme trouver sa place même dans un film académique.


L’émoustillement des spectateurs passant nécessairement par le corps féminin, la canicule devient de fait l’alibi parfait pour déshabiller les actrices (plus rarement les acteurs) et apposer une touche «sulfureuse» à des métrages insipides. C’est le cas de l’oubliable L’Année des méduses. Tandis qu’un été brûlant exacerbe la présence de méduses en Méditerranée, une jeune femme fait l’expérience de sa sensualité et du pouvoir d’attraction qu’elle exerce sur les hommes. 

Cette tendance à n’érotiser que le corps féminin n’est guère réservée aux films caniculaires, mais elle s’y déploie ici avec une force et une exagération qui confine à la misogynie

Dès l’ouverture, le ton est donné. Les chairs bronzées et mises à nu phagocytent l’écran (c’est la grande époque du topless), comme autant de tentations pour le public mâle. Cette tendance à n’érotiser que le corps féminin n’est guère réservée aux films caniculaires, mais elle s’y déploie ici avec une force et une exagération qui confine à la misogynie. Pour le réalisateur Christopher Frank, la chaleur des plages de la Côte d’Azur est ainsi l’occasion rêvée d’aligner des seins et des fesses sans avoir besoin d’étayer son propos. Une expérience de l’érotisme du quotidien, celui que chacun peut vivre lors d’une journée écrasante de soleil, transformée malheureusement ici en simple spectacle aguicheur.


Adjani érotisée à la folie

L’année précédant la sortie de ce nanar, un autre film travaillait cet éveil de la chair aux rayons du soleil, intronisant Isabelle Adjani comme sex-symbol. Avec L’Été meurtrier, bien que les charmes de la comédienne soit indubitablement mis au premier plan, sa plastique parfaite apparaît comme la partie émergée de l’iceberg, cachant habilement une psychologie abîmée. 

Mais monter la température ne suffit pas pour construire une narration intéressante. Malgré une volonté visible de faire rimer cagnard et sensualité (voire même vulgarité par moment), «Swimming Pool» ne dépasse jamais la simple mise en scène d’un corps nu

En usant de la chaleur comme d’un catalyseur de provocation, à travers ses tenues plus affriolantes les unes que les autres, Jean Becker creuse un sillon plus profond que le simple déballage d’un physique agréable. La chaleur étouffante du petit village provençal fait écho au qu’en dira-t-on asphyxiant dont l’héroïne est victime, les incendies qui ravagent la garrigue semblent épouser l’avancée inexorable de sa folie et l’attirance qu’elle provoque chez les hommes rappelle les ébats macabres de la mante religieuse.


L’Été meurtrier synthétise donc les éléments visuels propres à la canicule (moiteur constante, désirs libidineux) tout en usant de leur effet pour observer une psyché féminine à la dérive, justifiant de fait les scènes de nu et leurs tensions sexuelles à chaque apparition d’Adjani.

Le bleu profond de la piscine

Vingt ans plus tard, François Ozon s’essaie lui aussi à l’exercice dans Swimming Pool, avec un succès plus mitigé. En déshabillant Ludivine Sagnier, fille paumée sommeillant toute la journée autour de sa piscine, le réalisateur tente d’insuffler à son film un peu de cette canicule vicieuse qui tourneboulait Adjani. Mais monter la température ne suffit pas pour construire une narration intéressante. Malgré une volonté visible de faire rimer cagnard et sensualité (voire même vulgarité par moment), Swimming Pool ne dépasse jamais la simple mise en scène d’un corps nu, spectacle formellement défendable mais sans réelle interrogation des liens invisibles qui existent entre chaleur et libido.


Il ne fait pas chaud qu’en Occident, et le cinéma asiatique s’est lui aussi penché sur ce microclimat lourd de sous-entendus érotiques. Avec La Saveur de la pastèque, le Taïwanais Tsai Ming-liang tranche toutefois avec les nombreuses lectures européennes ou américaines. En effet, sa proposition, à mi chemin du film X et de la comédie musicale, ne s’arqueboute pas sur une vision dramatisée, comme c’est la norme, mais au contraire joue la carte de la comédie. 

Des pastèques, denrée indispensable durant la terrible sécheresse qui frappe Taïwan, remplacent les sexes féminins, des chorégraphies très explicites s’exécutent autour de phallus géants

La sexualisation de la pastèque

Humour et érotisme se partagent l’affiche. Des pastèques, denrée indispensable durant la terrible sécheresse qui frappe Taïwan, remplacent les sexes féminins, des chorégraphies très explicites s’exécutent autour de phallus géants, le tout scandé par des scènes quasi pornographiques et fruitières. L’alternance des séquences narratives et dansées, les unes plombées par la chaleur qu’on devine, les autres virevoltantes et rafraichissantes, crée une dynamique étrange, entre excitation et absurde. Le cinéaste étouffe ses spectateurs par des huis clos  exaltés avant d’étancher leur soif par des saynètes aériennes. Le mal et son antidote en un film.


Avec La Saveur de la pastèque, les hommes jouent enfin un rôle érotisé (souvent à travers des artefacts comme des godemichés géants mais ne boudons pas cette tentative de parité) toutefois il existe un cas d’école singulier d’un mâle solaire, éminemment sexualisé dont la carrière est intrinsèquement liée à la canicule.

L'exception Alain Delon

Alain Delon, par ses prestations dans Plein Soleil et La Piscine est parvenu à incarner une sensualité démentielle tout en y adjoignant une facette violente, traitement classique de l’homme qui a chaud, nous y reviendrons. Sorte de prédateur au magnétisme animal, Delon gagne en intensité érotique par temps chaud, que ce soit sur un bateau ou au bord de l’eau. Car l’un des éléments récurrents de la canicule cinématographique demeure l’élément aquatique (ce qui n’est pas nécessairement le cas dans la réalité), oasis de fraicheur ou lieu de tous les dangers. Et l’ambivalence de Delon à irradier une beauté fascinante et une menace latente concorde idéalement avec le dualisme de la canicule.

Si la canicule exacerbe les pulsions sexuelles (du moins sur grand écran), elle draine aussi une dimension mortifère qu'Alain Delon incarne simultanément, d’où le trouble qui se dégage de ses deux prestations


En effet, si elle exacerbe les pulsions sexuelles (du moins sur grand écran), elle draine aussi une dimension mortifère que l’acteur incarne simultanément, d’où le trouble qui se dégage de ses deux prestations. Dior ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en utilisant des clichés de La Piscine et des Aventuriers pour vendre ses parfums. Notons ici que dans L'Inconnu du lac, Alain Guiraudie profite du cadre d'un lieu naturiste pour jouer d'une forme d'érotisation des corps. Bien masculins cette fois-ci.


Violence au masculin

Au cinéma, si la femme estivale (et Alain Delon) convoque des fantasmes érotiques, le mâle lui laisse parler ses bas instincts violents. L’affolement des thermomètres agirait donc sur le cerveau reptilien masculin entraînant des comportements belliqueux comme l’indique d’ailleurs une étude menée par des chercheurs des universités de Princeton et de Berkeley en 2013

Uune modification soudaine du milieu provoque nécessairement des changements de comportement et l’excessive chaleur semble entretenir un lien très fort avec l’irritabilité, l’agressivité voire la violence selon les individus

À la différence des liens chaleur/sexualité, dont la véracité reste à démontrer, le déchaînement de violence sur grand écran aurait ainsi son pendant dans la réalité. Une concordance qu’on trouve notamment dans Summer of Sam de Spike Lee. Durant l’été 1977, New York connaît une hausse des températures faramineuse qui se double cette année-là de crimes sanglants perpétrés par un homme se faisant appelé Sam. C’est ce fait divers que le réalisateur américain reprend dans son long métrage, associant serial killer et pic de chaleur. 


Bien que mineur dans la filmographie de Spike Lee, ce film démontre la perméabilité de l’homme à son biotope. En effet, une modification soudaine du milieu provoque nécessairement des changements de comportement et l’excessive chaleur semble entretenir un lien très fort avec l’irritabilité, l’agressivité voire la violence selon les individus. 

Autre lieu, même constat avec Wake in Fright de Ted Kotcheff (1971), le réalisateur de Rambo. Au cœur du bush australien écrasé de soleil, un instituteur va faire l’expérience de cette perte de contrôle de soi. Lente descente aux enfers d’un homme ordinaire, le film multiplie les gros plans sur des visages dégoulinant de sueur, sur cette fournaise qui consume l’humanité pour en faire émerger la part primaire. Cette désinhibition graduelle des pulsions féroces ne semble atteindre que les hommes, restreignant les femmes à leur sempiternel rôle de potiches érotisées, T-shirts humides collés aux poitrines, victimes (souvent sexuelles) expiatoires de la folie furieuse du sexe fort.

 

Dérèglement sensuel et climatique

Il arrive parfois que les femmes succombent elles aussi aux effets pernicieux de la chaleur extrême mais le cinéma les met alors en scène sous forme de groupe indifférencié. Dans Soleil vert de Richard Fleischer (1973), le monde a basculé dans une industrialisation mortifère qui a conduit à la raréfaction des denrées alimentaires et à une spectaculaire hausse des températures. Les pauvres (la population a été scindée en deux groupes : les hyper-riches et les autres), deviennent incontrôlables dès lors que les besoins vitaux ne sont plus assurés. Comme le pensent les chercheurs californiens, le réchauffement climatique pourrait ainsi avoir, entre autres conséquences, une poussée de violence.

Dans «Soleil vert», bien que les femmes soient réifiées (elles sont louées avec les appartements comme du mobilier), elles subissent elles aussi l’oppression d’une canicule permanente et finissent évidemment par adopter les mêmes comportements brutaux que les hommes

La pertinence de Soleil vert réside ainsi dans sa vision du XXIe siècle, où des émeutes peuvent éclater à tout moment, l’humanité chauffée à blanc par une chaleur constante qui détraque les comportements civilisés pour laisser libre cours aux pulsions primaires. Bien que les femmes y soient réifiées (elles sont louées avec les appartements comme du mobilier), elles subissent elles aussi l’oppression d’une canicule permanente et finissent évidemment par adopter les mêmes comportements brutaux que les hommes.

 

Dépasser le statut primaire

Le cinéma a donc pris parti pour un traitement genré des effets de la canicule, l’érotisation pour le sexe faible, la violence pour les hommes. Si cette vision peut sembler archétypale, voire caricaturale, elle symbolise pourtant parfaitement les statuts primaires de chaque catégorie. La canicule, élément naturel incontrôlable devant lequel l’être humain doit rendre les armes de la civilisation, accule l’homme à ses instincts animaux. La reproduction pour elles (et donc tous les atours qui lui permettent de «séduire»), la brutalité pour eux (dominer coûte que coûte son milieu). 

Mais derrière cette lecture proto-historique, une autre réalité se fait jour. Le cinéma demeure une industrie largement maîtrisée par les hommes (de la réalisation à la production, en passant par tous les corps de métier), qui véhicule la vision classique de la soumission féminine aux codes sexuels fantasmés par les hommes (le fameux T-shirt mouillé). Dès lors, la canicule n’est qu’un énième outil pour mettre en scène cette dichotomie d’un autre âge, qu’il serait grand temps de réévaluer. Heureusement, il reste Alain Delon!

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