Parents & enfants

Vous n'avez pas d'enfant? Alors arrêtez de vous plaindre d'être débordé

Vous avez peut-être beaucoup de choses à faire, mais beaucoup moins que ceux qui sont parents.

Oursons polaires et leur mère, à Rhenen aux Pays-Bas, le 17 mars 2009. REUTERS/Michael Kooren
Oursons polaires et leur mère, à Rhenen aux Pays-Bas, le 17 mars 2009. REUTERS/Michael Kooren

Temps de lecture: 8 minutes

C'est pas moi qui ai commencé, c'est lui: Farhad Manjoo, ex-chroniqueur high-tech pour Slate.com, aujourd'hui journaliste au New York Times, et troll émérite à ses heures perdues. Le 13 juillet dernier, il tweetait ça:

«Attention, je vais lâcher une petite bombe, et je mérite ce qui va venir ensuite, mais...

Je suis devenu une de ces personnes qui ne croient pas que les gens sans enfants puissent vraiment être si débordés que ça.»

Si le journaliste a peu répondu aux quelques réponses agacées suscitées par sa série de tweets, il peut néanmoins se targuer d'avoir dit tout haut ce que de nombreux parents pensent tout bas. À raison. Quel parent n'a pas déjà observé avec incrédulité un collègue ou un ami nullipare se plaignant d'être épuisé et de ne pas trouver une minute à lui? Qui ne s'est jamais dit «putain si j'avais su ce qui m'attendait avec la naissance de mon/mes enfant(s), j'en aurais profité pour dormir/sortir/apprendre le chinois/dormir/faire le tour du monde/dormir»?

L'épuisement, ou burn-out est décrit comme un phénomène voire une pathologie qui peut toucher n'importe qui, sans distinction. J'ai l'impression que tout le monde autour de moi se sent «fatigué», se plaint de courir après le temps, aimerait avoir deux ou trois heures du plus dans la journée qui ne soient dédiées ni au travail, ni au débouchage d'un évier, ni à la déclaration d'impôts, mais au sport, aux mots croisés, à ne rien faire du tout, bref, à du temps libre en rab.

L'idée communément admise, c'est qu'aujourd'hui tout le monde est débordé. Et ce, pour les mêmes raisons, et de la même manière. C'est faux.

Tout le monde n'est pas débordé pareil

S'il ne s'agit pas de jouer à «qui a la vie la plus pourrie», il convient pourtant d'équilibrer les choses. Si vous n'avez pas d'enfants, vous êtes très probablement débordé, on vous croit sur parole. Mais vous l'êtes beaucoup moins que les parents. Et encore beaucoup moins que les parents de plus d'un enfant (j'y reviendrai).

C'est techniquement facile à vérifier. D'abord, il peut suffire de lire les témoignages de parents qui racontent avec précision à quel point les enfants –et tout ce qui les concerne– sont chronophages, et comment la journée d'une mère (ou d'un père, mais là, les récits sont moins nombreux) a tout d'une course vaine et effrenée contre la montre.

Dans ce post de blog, Titiou Lecoq [aussi collaboratrice de Slate] décrivait «sa philosophie du ras-la-moule», soit un état physique et psychologique proche de celui de l'équilibriste sur son fil: en tension permanente. Sauf qu'à la différence de l'équilibriste qui est quasi à poil, la mère est lestée de tous les côtés:

«Je vis un cas classique de sur-sollicitations. L’impression qu’on me passe dans une machine à laver, qu’on m’essore, qu’on me tire dans tous les sens: “Hey maman, pourquoi il fait noir dans le tunnel?”, “Bonjour, pouvez-vous nous donner une date?”, “Maman, j’ai fait caca une fusée”, “Bonjour, vous pouvez penser à apporter un chèque?”, “Gaaaaa”, “Bonjour, tu peux me rappeler pour qu’on fasse une réunion?”, “Bonjour, tu ne m’as pas répondu finalement”, “Maman, Curly il a dit Gaaa”, “Chérie, je trouve pas ma déclaration d’impôts”.

Bien sûr, on peut être sur-sollicité sans avoir d'enfants. Mais avouez que les conséquences, en cas de craquage ou de grosse fatigue, sont largement moins graves. Vous pouvez oublier d'apporter un chèque ou décliner toutes les invitations à sortir, mais pas arrêter de nourrir votre enfant ou ne pas vous lever pour l'emmener à l'école. Ni même l'envoyer chier quand il vous invite à venir admirer son étron au fond de la cuvette.

Ce surmenage propre aux parents avait aussi été décrit de manière juste et bouleversante ici par une mère, et blogueuse: Béatrice KammererElle abordait sans fards le thème du burn-out maternel, et de «la tyrannie sociale» à laquelle s'ajoute «la tyrannie des enfants».

Prenez le temps de comparer la journée d'un nullipare à celle d'un parent

À ce stade, vous restez peut-être persuadé que, quand même, pas besoin d'avoir des enfants pour être privé de temps libre. Qu'il suffit d'avoir un travail prenant ou une simple capacité à se noyer dans un verre d'eau. Alors, prenez le temps de comparer la journée d'un nullipare à celle d'un parent. Une journée type.

D'abord, et c'est connu, les parents n'ont pas une journée, mais DES journées en une seule.

L'adulte sans enfant se lève, prépare SON petit-déjeuner, boit son café chaud (parce qu'il n'a pas besoin de beurrer des tartines à la chaîne ni de signer en vitesse un carnet de correspondance). Puis, il va travailler. Directement, sans avoir à déposer un enfant à la crèche, un autre à l'école primaire (qui ne se situe pas forcément à côté de ladite crèche). À titre d'exemple, l'école de ma fille se situe assez loin de mon domicile et on doit s'y rendre en transports en commun. Ainsi, avant d'arriver sur mon lieu de travail, j'aurais pris six lignes de métro différentes en pleine heure de pointe et il se sera passé près de deux heures entre ma sortie de la maison et mon arrivée au bureau. Idem le soir quand je vais la chercher.

Ensuite, la journée d'un adulte au travail se passe, avec plus ou moins de heurts. Mais dans la plupart des cas, elle ne sera dédiée qu'au travail. Les parents eux, peuvent s'attendre à tout moment à recevoir un appel de l'école parce que l'enfant est malade. Et sera éventuellement amené à quitter son boulot pour récupérer l'enfant, l'emmener chez le médecin... Ou même à dépêcher un(e) baby-sitter pour s'en acquitter. Ce parent profitera également d'être au travail ou de sa pause déjeuner pour régler la cantine sur le site de la mairie, acheter des chaussures neuves ou des fournitures scolaires, organiser les vacances en colo...

Fin de la journée de travail pour tout le monde. L'adulte sans enfant rentre chez lui (et il n'a pas besoin de courir pour libérer la baby-sitter) ou va a la salle de sport, au cinéma, au restaurant. Il peut aussi rentrer chez lui et continuer à travailler. Le parent, lui, entame sa seconde journée: il relit des devoirs, prépare le repas (voire des repas en fonction des différence d'âge des enfants), donne un bain, minute le brossage de dents, lit une histoire (au minimum), rassure, câline, vérifie qu'il n'y a pas de monstres sous le lit, ressort, revient parce que l'enfant n'a pas sommeil, a mal au ventre, ne veut pas aller à l'école, etc. Après seulement, la soirée peut commencer. Tout comme l'adulte sans enfant, le parent a peut-être lui aussi apporté du travail à la maison: début de la troisième journée.

Les vacances avec ou sans enfants

N'allez pas croire que seule la conciliation travail + enfants prive les parents de temps libre. Les week-ends ou les vacances peuvent être tous aussi éprouvants et exempts de temps libre. L'une des nombreuses injonctions qui pèsent sur les parents consiste à profiter de leurs enfants quand ils ne sont pas au travail. Il faut compenser toutes les heures de la semaine qui n'ont été dédiées qu'aux contingences matérielles pour faire des activités avec eux, les emmener au parc, au musée, à la piscine. Certains parents peuvent y trouver du plaisir mais, techniquement, ça n'est pas du temps libre mis à profit pour eux-mêmes mais pour la sacro-sainte vie de famille. Idem pour les vacances. Si l'on peut se soulager en ayant recours au club de plage ou à l'aide des grands-parents, les parents reviennent généralement des vacances avec leurs enfants beaucoup plus fatigués. Parce que, là aussi, il faut les nourrir, les soigner, les surveiller, les divertir... Autant d'activités qui laissent peu de place à la lecture d'un bon bouquin, ou au petit somme sur la plage. 

Une semaine de vacances avec ma fille: le premier jour, elle a vomi dans un sac en papier qui a fui entre mes mains, puis dans mon sac à main parce que je l'y avais fourré pour pouvoir tirer nos valises

Je reviens d'une semaine de vacances avec ma fille. Le premier jour, elle a vomi dans un sac en papier qui a fui entre mes mains, puis dans mon sac à main parce que je l'y avais fourré pour pouvoir tirer nos deux valises. 

Les jours d'après, j'ai fait environ soixante-douze chateaux de sable, cinquante-cinq parties de Uno, imité quarante-six fois le requin des Dents de la mer, et lu quatre pages du livre que j'avais apporté. J'ai aussi pu observer tous ces couples sans enfants, sur la plage, qui ont passé de longues heures à paresser, à lire, à nager. Ont-ils passé de meilleures vacances que moi? Je n'en suis même pas sûre. Mais ils ont eu du temps, rien qu'à eux. 

Nous n'avons pas plus de temps que nos parents

L'un des arguments opposés aux parents qui se disent épuisés et privés de temps pour eux, c'est de leur rétorquer que, quand même, aujourd'hui, ça n'est pas comme il y a cinquante ans. Qu'il y a des tas d'outils modernes mis à disposition des parents qui leur facilitent la vie, les soulagent et leur dégagent du temps.

Sauf qu'il y a une arnaque, qui avait notamment été débusquée par Marlène Schiappa dans 200 astuces de Maman travaille, un guide à l'usage de ces mères débordés. Elle y relevait le fait que les outils mis à la dispotion des familles (les sites qui te dégotent une baby-sitter fissa, les applis qui enregistrent les tétées des bébés, les robots mixeurs qui font de bonnes purées maison...) n'ont en rien soulagé les parents, puisque le temps libre qu'ils ont dégagé n'est mis à profit que pour s'acquitter de nouvelles tâches:

«Si les femmes ne vont plus au lavoir pour le linge de la maisonnée –ce qu’on faisait il y a encore moins d’un siècle–, de nouvelles obligations tacites et pas toujours partagées équitablement dans le couple ou entre les parents (par ici, la tarte aux pommes de la kermesse, l’heure des mamans, le rendez-vous chez le pédiatre), de nouvelles exigences professionnelles (le “personal branding”, la vie numérique, le temps consacré aux réseaux ou à l’administratif) et familiales (organisation des familles recomposées, quête du mode de garde, le tout souvent sans aide des ascendants) viennent grappiller le peu de temps libre qui subsistait.»

Les mêmes téléphones portable ou gestionnaires de tâches qui permettent à la mère de famille de gérer son quotidien et de jongler entre les différentes obligations, sont aussi ce qui font d'elle une mère 24h/24.

5%

La part du temps journalier consacré aux enfants par leurs parents

Selon une étude de la Drees, organisme dépendant du ministère des Affaires sociales, un parent consacre en moyenne 5% de son temps journalier aux activités parentales, soit soixante-dix minutes (une heure et trente-trois minutes pour les mères, quarante-quatre minutes pour les pères). Mais ce chiffre ne tient compte que de la présence physique du parent auprès de ses enfants, pas de toutes les tâches effectuées à distance, grâce à ses fameux outils modernes. Du temps que l'adulte sans enfants, lui, peut consacrer à ce qu'il veut.

Enfant unique vs famille nombreuse

Enfin, Farhad Manjoo établissait même une différence entre les parents d'un enfant et ceux qui en ont plusieurs, les parents d'enfant unique étant selon lui «moins occupés» que les autres. Difficile là aussi de le détromper. Je suis moi-même ébahie par la capacité qu'ont mes amis à gérer plusieurs enfants en même temps (ou ne serait-ce que deux) quand moi-même je suis débordée par une seule enfant, qui n'est d'ailleurs plus un bébé. Comment font ceux qui doivent élever un enfant de, mettons, 5-6 ans, tout en accueillant un nouveau-né (et la privation de sommeil qui va avec)? 

J'ai bien vu que sur la plage sur laquelle j'observais avec envie les couples sans enfants, que j'étais moi-même observée avec le même regard par les parents qui devaient tout à la fois faire enfiler des brassards à une gosse de 4 ans, endurer l'air maussade de leur ado et brumiser leur bébé de 6 mois.

Encore une fois, il ne s'agit pas ici de nier la fatigue et le surmenage de ceux qui n'ont pas d'enfants. Vous avez vous aussi droit à la compassion, aux congés payés, à plus de temps pour vous, à un 4/5e pour faire de la peinture sur soie. Mais ne nous en voulez pas si, quand vous vous plaignez d'être «dé-bor-dés», on a envie de vous dire d'en pro-fi-ter.

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