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Les craintes à l'égard du Big Data sont-elles légitimes?

Entre risques et opportunités, Gilles Babinet offre quelques pistes de réflexion cohérentes qui permettent au lecteur d’appréhender la vaste notion de Big Data.

<a href="https://www.flickr.com/photos/rh2ox/9990024683/">data.path Ryoji.Ikeda</a> | R2hox via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/">License by</a>
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Temps de lecture: 8 minutes

Big Data, penser l'homme et le monde autrement

de Gilles Babinet

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Fort de ses réussites entrepreneuriales qui témoignent d’une polyvalence et d’un leadership sans faille depuis plus de 20 ans, Gilles Babinet fut élu premier président du Conseil national du numérique en 2011. L’année suivante, Fleur Pellerin, Ministre de la Culture et de la Communication, le nomme Digital Champion. Il représente ainsi la France auprès de la Commission européenne pour les enjeux du numérique. Après avoir publié en 2014 L’Ere numérique, un nouvel âge de l’humanité aux éditions Le Passeur, cet autodidacte aux revendications affirmées propose dans Big Data, penser l’homme et le monde autrement –préfacé par Erik Orsenna de l’Académie française– une évaluation des enjeux et perspectives liés au développement d’«une des énergies motrices de la nouvelle révolution globale» susceptible de «presque tout [remettre] en cause»: les données numérisées.

Avant d’entamer son récit, Gilles Babinet revient sur la polémique suscitée par ses propos à l’égard de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés dans l’hebdomadaire français L’usine Nouvelle. La CNIL caractériserait la «crispation française à l’égard du futur et du progrès» qu’il s’attache à déplorer tout au long de l’ouvrage. Il ajoute à ce propos:

«Le propre de l’homme est d’essayer et essayer signifie aussi échouer. Si nous cherchons à réguler le progrès, nous sortons de facto de la route du futur. […] Et si nous devions attendre qu’une armée de juristes ait préalablement "débeugué" tous les types de risques […], il est probable que nous y perdions une partie de notre âme, celle d’une nation innovante et tournée vers l’avenir.»

Un complexe français sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, interrompu par la présentation chronologique des personnages clés du développement des Big Data: de John Mashey, visionnaire qui, dès 1989, fut le premier homme à utiliser l’assemblage de mots qui définit notre sujet d’étude, à Doug Cutting, qui a popularisé l’open source, en passant par Sergueï Brin et Larry Page, fondateurs du surpuissant Google, firme membre du restreint Big Four[1] du marché de la technologie sur lequel l’auteur appuie logiquement la majorité de ses démonstrations.

Une France frileuse face à l’expansion du champ des possibles

Le gouvernement français reste assez frileux quant aux enjeux et évolutions des Big Data, préférant reposer sur ses acquis et réussites liés à ses innovations mondialement reconnues (système de santé, industrie aéronautique, système ferroviaire, etc.). L’auteur associe cette pusillanimité à la doctrine hexagonale, qui contrairement à celle des Etats-Unis, serait culturellement timorée vis-à-vis de l’innovation et, surtout, rassurée par la stabilité de ses structures. Ainsi, Gilles Babinet évoque dans «Big Data, genèse et évolution» –la première des trois grandes parties de l’ouvrage– les diverses perspectives que pourrait offrir l’utilisation accrue et contrôlée de données massives. Il entame une analyse pluridisciplinaire qui le mènera sur les champs aussi diversifiés que la santé, l’agriculture, l’environnement, les smart cities, l’économie, la politique ou encore la surveillance.

La diversité des domaines potentiellement impactés par l’avènement des Big Data est considérable et l’évaluation de leur fonctionnement, la mention de controverses actuelles ou récentes (liées en partie à la sous-exploitation ou la monopolisation des données disponibles; Mediator, Monsanto…), auxquelles s’ajoutent les pistes explorées érigent l’utilisation massive des données en vecteur de développement incontournable et indispensable. L’aspect factuel de l’ouvrage permet au lecteur d’appréhender une notion valorisée par de nombreux exemples de réussites technologiques à travers le monde. En outre, l’accroissement massif de la population mondiale –qui plus est urbanisée: depuis 2012, plus de la moitié de la population mondiale vit dans des villes– auquel nous assistons déjà se poursuit inexorablement. La réorganisation de nos sociétés devient alors une nécessité et l’ouvrage permettra au lecteur d’appréhender cet enjeu sous un angle original et, chimérique ou visionnaire, selon le degré de cartésianisme et la sensibilité technologique de chacun. L’optimisation de l’utilisation massive de ces données passe par une synergie et un contrôle rigoureux qui permettront de pallier les risques éthiques et sociaux qui servent actuellement d’argument à ceux qui s’opposent ou se méfient de ces technologies qu’ils considèrent comme intrusives. C’est la raison pour laquelle l’auteur parsème l’ouvrage d’avertissements quant à la responsabilisation des détenteurs et utilisateurs de ces données qui se vendent aujourd’hui à prix d’or. Il ajoute à ce titre:

«Il est amusant […] d’observer l’attitude schizophrène de nombre d’entre nous qui se déclarent "très inquiets" du potentiel inquisitoire des données, sans pour autant renoncer une seconde à l’utilisation de Facebook, Google, Apple.»

Une nouvelle ère pour les entreprises

La deuxième partie de l’ouvrage «Entrer dans l’univers des data» commence par un véritable mode d’emploi à destination des professionnels susceptibles d’intégrer ce monde synonyme d'opportunités jusqu'alors inconcevables. Ainsi, l’auteur y présente les différents métiers inhérents à ces nouvelles technologies, mentionnant parfois le revenu d’un débutant et livrant de précieux conseils managériaux quant à la sensibilisation des équipes de travail. Le lecteur décèlera encore un peu plus l'acuité managériale de l’auteur qui se lance alors dans une apologie du marketing pré-Web 2.0. Gilles Babinet souligne d’ailleurs la nécessité d’une mutation de cette discipline en fonction de la notion d’individualisation de nos sociétés, favorisée par l’affirmation de l’identité à travers les réseaux sociaux:

«Nous vivons dans une ère qui valorise plus qu’aucune autre avant elle l’individu et l’individualisme. […] L’école marketing, qui a prévalu depuis plus d’un siècle, semble donc s’essouffler […].»

Cependant, l’appropriation de cette mutation technologique n’en est qu’à ses prémisses au sein de la communauté entrepreneuriale malgré les nombreux avantages qu’elle présente, notamment en matière de synchronisation des informations et, donc, de segmentation des cibles et d’optimisation de l’offre. Mais l’auteur s’attarde sur le scepticisme des entrepreneurs à l’égard des nouvelles technologies qu’ils considèrent au premier abord comme une menace plus qu’une opportunité:

«Dans la plupart des entreprises, le premier écueil consiste à lutter contre l’héritage technologique.»

L’utilisation des Big Data, outre le potentiel accroissement de la productivité, faciliterait pourtant l’adaptation des entreprises à la notion d'instantanéité –qui se développe progressivement, notamment à travers certaines applications qui permettent aux utilisateurs de répondre à leur(s) besoin(s) en temps réel. Les données, aussi hybrides soient-elles, sont susceptibles de muter les attentes des utilisateurs et, par extension, les services des entreprises. Elles ouvrent également la perspective de la servification –terme que l’on accorde à François Bourdoncle, fondateur d’Exalead– que l’auteur illustre par l’exemple du fabricant de matelas. Pourquoi ce dernier, par l’utilisation de nombreuses données, ne garantirait-il pas un sommeil de bonne qualité à ses clients (analyse des cycles, réveil optimal, etc.) plutôt que le simple confort d’un produit dont les fonctions paraissent alors incomplètes?

Il semble donc que les managers qui omettent, sciemment ou non, d’intégrer les enjeux des Big Data à leur activité, devront tôt ou tard revoir leur manière d’aborder cette notion essentielle à la pérennité de leur entreprise:

«Les managers à la tête d’entreprises qui croient qu’ils ne sont pas concernés par les données sont à la tête d’entreprise en danger.»

Et Gilles Babinet n’a de cesse de rappeler la carence française quant à ces évolutions:

«Alors qu’Apple, Google, Amazon, Facebook et évidemment une multitude de start-up californiennes s’y investissent depuis maintenant des années, 70% des entreprises françaises n’ont pas encore entrepris de réflexion à ce sujet.»

Relevant alors la vision binaire et largement répandue qui navigue entre l’«enthousiasme trop prononcé» et le «scepticisme sans ouverture» généré par les Big Data, qui disposent néanmoins d’un potentiel économique et sociétal difficilement cernable en 2015.

Le Big Data et l’individu

Après avoir abordé la gestion des données industrielles, commerciales, environnementales et sanitaires, le récit se dirige naturellement vers celles, de natures hétéroclites, que livrent les individus à travers l’utilisation massive et régulière des NTIC. Quoi de mieux alors que l’affaire Snowden pour introduire la troisième et dernière grande partie de l’ouvrage, «Nous et les machines». Un décorticage minutieux de ce scandale, des logiciels et des pratiques de la NSA qui favorise ainsi l’implication et la sensibilisation du lecteur à la gestion de ses données, quand bien même –et l’exemple précédent l’atteste– sont-elles en apparence protégées. L’absence de transparence de l’organisme américain et la protection aveugle de la Privacy and Civil Liberties Oversight Board –que l’on peut considérer comme l’équivalent de la CNIL en France– renforcent l’immunité de la NSA même lorsque celle-ci se livre à des pratiques abusives:

«L’affaire Snowden a également révélé que [la NSA] avait directement espionné des citoyens américains sur la simple dénonciation de leur appartenance religieuse par le FBI.»

Nous le savons maintenant et l’auteur l’a souligné à plusieurs reprises; le pouvoir des Big Data est immense. La suite de l’ouvrage est alors constituée d’hypothèses et de craintes, comme lorsque l’auteur s’interroge sur la consistance future de l’être humain;

«Sommes-nous également prêts à accepter un eugénisme qui ne dit pas son nom […], de sorte que nous n’ayons que des enfants sages, au QI très élevé […]? Est-ce qu’Einstein, Nelson Mandela ou Amy Winehouse auraient pu naître et laisser leurs personnalités s’épanouir si la décision de leur naissance (et de leur sélection) puis de leur développement avait été faite froidement par le Big Data?»

Des craintes prophétiques qui dépendent de l’exploitation que nous, êtres humains, souhaiterons accorder à ces données. Car nous sommes bien au cœur de ce processus; les utilisateurs par leur assiduité, fournissent une pléthore d’informations aux acteurs du numérique qui, à l’instar de Google, étendent leur activité à de nombreux domaines dans lesquels les données dont ils disposent leur offrent un avantage compétitif certain. La mainmise de quelques entreprises sur une matière première plus que précieuse engendre alors une puissance lobbyiste capable d’empiéter sur les plates-bandes des instances gouvernementales (voir notamment l’exemple de l’héritage numérique qui contourne la législation de l’exécution testamentaire à laquelle il peut être assimilé). Les gouvernements souffrent de carences législatives sur les questions du numérique et Gilles Babinet évoque, parmi ses nombreuses propositions, la mise en place d’un «code des données et du respect de la personne» qui pallierait notamment l’insuffisance du futur règlement européen sur la protection des données personnelles. Enfin, Gilles Babinet conclut son récit avec une ouverture qui résume les perspectives et risques transhumanistes disséminés dans les 250 pages du livre, soulignant d’ailleurs la nécessaire interrogation quant à l’orientation que «nous souhaitons donner au projet humain» susceptible de se noyer dans un océan de données.

Bien que Gilles Babinet ne puisse livrer une analyse exhaustive des opportunités inhérentes à l’avènement probable des Big Data, le récit limpide (malgré quelques redondances) et parfois métaphorique permet au lecteur d’en appréhender les nombreux enjeux. Ainsi, il affirme son désir de ne pas être jargonnant et illustre par exemple le Big Data par ces mots:

«Nombreux sont ceux qui soulignent qu’on ne peut se figurer la matière première du Big Data comme une gigantesque feuille Excel, de la taille d’un parking d’hypermarché, sur laquelle se trouveraient des données bien rangées. Il faut plutôt se figurer le Big Data comme un torrent de montagne, dont chaque goutte est un chiffre, ou encore comme une photo ou suite de photos.»

Cet ouvrage sera également susceptible d’orienter les aprioris des sceptiques à l’égard des data, vers une vision pragmatique et nuancée sur l’importance de ces outils. Une dimension que ne manque pas de mentionner Pierre Delort dans son dernier ouvrage, Le Big Data de la collection Que sais-je?: «Le Big Data est loin de n’être qu’une mode.»

Gilles Babinet évoque régulièrement la prépondérance de l’Homme dans l’orientation de cette nouvelle ère, rappelant au passage la célèbre affirmation de Rabelais dans Pantagruel: «science sans conscience n’est que ruine de l’âme». Big Data, penser l’homme et le monde autrement semble en apparence s’adresser à un public large auquel le positionnement de l’auteur et la vulgarisation du propos correspondent tout à fait. Le lecteur totalement étranger au vaste monde du numérique pourra cependant se perdre dans les méandres de cette démonstration avant-gardiste. Néanmoins, le petit lexique en fin d’ouvrage s’avèrera très utile et le familiarisera à un champ lexical qu’il sera visiblement amené à maitriser dans les années à venir…

1 — Apple, Facebook et Amazon –qui fête en ce mois de juillet ses 20 ans– complètent la classification de cet anglicisme. Ces entreprises sont également régulièrement réunies sous l’expression Gafa, qui reprend les initiales de chacun des organismes. Retourner à l'article

 

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