Culture

Coups de cœur glanés en Avignon: Srebrenica, Shakespeare et Chéreau

Voici quelques temps forts tirés de la 69e édition de cette grande foire du spectacle vivant.

«Richard III» mis en scène par Thomas Ostermeier | Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon
«Richard III» mis en scène par Thomas Ostermeier | Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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Trois jours dans la fournaise avignonnaise à mi-juillet ne permettent en aucun cas de porter un jugement d’ensemble sur la 69e édition du Festival d’Avignon (4-25 juillet), ses quarante entrées au programme officiel, les centaines de spectacles du off et les innombrables manifestations adjacentes, débats et rencontres, qui, ensemble, font la plus grande foire du spectacle vivant au monde. De la dizaine d’éléments auxquels on aura eu accès, un peu par choix, un peu par hasard, quatre temps forts, très forts.

1.«Hope»Horreur qui hante le présent

D’abord à la fois un coup de cœur et un coup de fureur. Il est inadmissible, honteux, dégueulasse qu’ait été à ce point ignoré, en France et en Europe, la commémoration du massacre de Srebrenica. Vingt ans après l’assassinat de masse, Srebrenica devait être présent, mis en évidence au cours des célébrations du 14-Juillet, commémoré par des œuvres d’art et des programmes culturels, historiques, universitaires. Il n’en a rien été, tout comme aucun dignitaire français de rang important ne s’est déplacé en Bosnie. Si le sommeil de la mémoire engendre des monstres, nous nous préparons de terribles lendemains.

Il est à l’honneur du Festival d’Avignon de faire exception à cette règle sinistre de l’amnésie du génocide perpétré sur le sol européen il y a vingt ans. Même si on ne peut pas dire que l’installation Hope ait bénéficié de toute l’attention qu’elle méritait – l’absence de couverture de cette œuvre par les médias confirmant le refoulé sinistre qui pèse désormais sur les guerres des Balkans. Et puis des victimes musulmanes…

Conçue par le grand dramaturge de Sarajevo Haris Pasovic, Hope est pourtant une réponse d’une force et d’une dignité impressionnantes. Comme toute installation, il est difficile d’en rendre les effets, qui tiennent à l’assemblage dans l’espace d’éléments très hétérogènes. Dans un bâtiment fermé, le visiteur se trouve immédiatement face à face avec une femme âgée, debout dans un halo de lumière au milieu d’un espace sombre. Elle porte un foulard sur la tête et serre contre sa poitrine un cadre où figurent les photos d’hommes de différents âges.

Hope. L’espoir? L’espoir du retour des hommes emmenés par les miliciens serbes il y a vingt ans? Quel espoir? Il y a bien longtemps, Léo Ferré disait que dans désespoir il y a espoir –dans un désespoir dynamique, assumé, armé, vivait l’espoir d’un monde à inventer. Aujourd’hui, ici, en Europe, c’est l’inverse. Dans Hope, il y a le désespoir. On le prend en plein visage. Cette femme, l’actrice la plus célèbre de Bosnie, Irena Mulamuhic, immobile et silencieuse, se tient chaque jour six heures debout dans cette ombre, dans ce halo, dans ce désespoir de la mémoire et du présent.

Irena Mulamuhic dans «Hope» |  Photo: Jean-Michel Frodon

La suite de l’installation comporte les photos aériennes de certaines des dizaines de fosses communes identifiées, et un film magnifique et terrible qui montre simplement les lieux où ont été retrouvé les corps, ou les fragments humains, depuis vingt ans: espaces bucoliques, ensoleillés, charmeurs, espaces où vivent et travaillent des villageois, écoles communales qui furent transformés en centre de détention et de torture et sont aujourd’hui à nouveaux des écoles, baraquements aux murs couverts de graffiti racistes inscrits par ces militaires néerlandais qui les occupaient et livrèrent à la mort les populations civiles qu’ils avaient la mission, et les moyens, de protéger.

Ce film, dont Haris Pasovic annonce une version plus longue, s’inspire avec intelligence de la réflexion construite autour de Shoah de Claude Lanzmann sur les possibilités d’invoquer une horreur qui continue de hanter le présent. Il devrait prochainement être montré aussi indépendamment de l’installation telle qu’elle est présentée, à Avignon, dans le bâtiment de l’Espace Louis Pasteur.

De ce bâtiment, on vit sortir Leila Shahid bouleversée, l’ancienne représentante des Palestiniens en Europe remerciant avec émotion le dramaturge bosnien d’avoir su faire ce dont les Palestiniens avaient été incapables après Sabra et Chatila. Puisque Hope, clairement, dans son inscription très précise dans les faits qui se sont produits en juillets 1995 à Srebrenica, mobilise aussi la mémoire des crimes de masse perpétrés, ailleurs, et depuis.

2.Tragédies shakespeariennesAmpleur d’un mythe

Avec Shakespeare, on est évidemment encore à proximité des tragédies de l’histoire et des enjeux de représentation. Avoir la chance de découvrir, deux soirs de suite, le Richard III mis en scène par Thomas Ostermeier et Antonio e Cleopatra de Tiago Rodrigues en témoignaient admirablement, comme ils attestaient de l’étendue des registres théâtraux capables de prendre en charge le legs artistique, historique et politique du Barde. Au plus juste du travail qui est celui d’un grand festival.

L’incroyable invention scénique du metteur en scène allemand, jaillissement ininterrompu de propositions toujours adaptées à la pièce et ses enjeux, la puissance d’incarnation de Lars Eidinger dans le rôle-titre, la capacité à réécrire avec les corps, les sons, les lumières, les mouvements, la vidéo (enfin bien utilisée!), les plus élémentaires artifices des tréteaux comme les ressources high-tech donnent le sentiment d’une invention permanente dans une imparable fidélité au sens du texte –digressions impromptues d’Eidinger comprises– et à ses échos contemporains.

Imparable fidélité au sens du texte et à ses échos contemporains

Aux antipodes de cette profusion, l’apparent dépouillement de la proposition du metteur en scène portugais est une autre munificence, aussi juste, aussi riche, aussi fascinante. Seuls en scènes avec les mots, deux exceptionnels acteurs-danseurs, Sofia Diaz et Vitor Roriz suscitent la présence de la reine égyptienne et du général romain, le désert et les rives du Nil, l’Orient et l’Occident, le conflit de la passion et du devoir, l’amour fou, une bataille navale, une mort annoncée, rêvée, niée et qui foudroie.

Malgré, cette fois, l’obstacle de la langue et du passage par le surtitrage (qui n’était nullement un problème dans le vortex Ostermeier), la finesse de l’écriture et de la mise en scène ouvre quelques mètres carrés de parquet à l’ampleur d’un mythe.

3.Le parcours de Patrice ChéreauTranssubstantiation

Cette transsubstantiation extrême aura été un des horizons de tout le travail de Patrice Chéreau, auquel la Collection Lambert consacre une très considérable exposition. Considérable, étrange, agaçante, et finalement réjouissante. Considérable par la quantité de documents et œuvres assemblés, qui permet ici de consulter dans des vitrines les notes prises par le jeune Patrice sur les textes de ses premières mises en scène, là de redécouvrir en vidéo des extraits de sa mise en scène de la tétralogie de Wagner, ailleurs d’admirer, éventuellement avec nostalgie si on les a connus vivants, les décors conçus par Richard Peduzzi pour d’inoubliables Hamlet, Woyzeck, Lucio Silla, Dans la solitude des champs de coton (X3), Phèdre… Et, un peu partout, rencontrer des grandes œuvres plastiques, certaines prélevées à travers toute l’histoire de l’art et supposées faire écho à tel ou tel aspect du travail de Chéreau, d’autres, contemporaines, issues des richesses de la Collection Ivon Lambert.

Lacunes et redondances qui finissent par rendre justice au complexe  metteur en scène

La pertinence de certains choix vis-à-vis du thème de l’exposition laisse parfois perplexe, mais souvent il advient qu’on passe outre, au vu de la qualité intrinsèque de nombre des tableaux, dessins et statues exposés. Géricault ici, Twombly là, Goya, Grosz et Marlene Dumas, tiens, une admirable photo de Chéreau et Pascal Greggory par Avedon.

Cela s’appliquerait d’ailleurs à l’ensemble de l’exposition: on trouverait mille réserves à faire quant à l’évocation précise et exhaustive du parcours de Patrice Chéreau, metteur en scène de théâtre et d’opéra, concepteur et directeur de l’aventureux paquebot des Amandiers de Nanterre, cinéaste au parcours complexe, inspiré et inégal, acteur, personnage public et engagé. Arrive le moment où cela n’importe plus guère, où les lacunes et les redondances finissent par rendre justice autrement à ce que fut et à ce qui fit Patrice Chéreau. Le moment  où toute entreprise illustrative paraît dérisoire, mais qui laisse place à un imaginaire habité par lui, dont chacun fera ce qu’il veut, ou ce qu’il peut. Et c’est sans doute aussi bien ainsi.

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