France / Culture

La langue française va-t-elle disparaître?

Alain Borer entreprend de réhabiliter le « projet » de la langue française, aujourd’hui désavouée par ses locuteurs et par leurs dirigeants politiques.

L'Institut de France, qui accueille l'Académie francaise, à Paris. | Kenzo Tribouillard / AFP
L'Institut de France, qui accueille l'Académie francaise, à Paris. | Kenzo Tribouillard / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

De quel amour blessée: Réflexions sur la langue française

de Alain Borer

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Dans cet ouvrage empreint d’érudition, Alain Borer prend la défense de la langue française et entend réhabiliter le «projet» –aujourd’hui désavoué par ses locuteurs– qui fut le sien pendant plusieurs siècles. Ce «projet», on peut le définir comme un ensemble de pratiques et de valeurs (politiques, morales, esthétiques) que la langue a façonnées au cours de son histoire et qui, en retour, ont en quelque sorte modelé sa structure grammaticale et ses prescriptions élémentaires. 

Pour Alain Borer, en effet, la langue française n’est pas le simple reflet des usages d’une époque, mais elle édifie une vision du monde, porte donc un «projet» qui s’étend bien au-delà des règles du «beau langage» et implique ses interlocuteurs dans le respect de valeurs communes. C’est pourquoi elle est un espace de représentations culturelles et de relations politiques, où se noue le lien complexe entre le Symbolique et le Réel. 

Irréductible à sa fonction d’échange, la langue française n’est donc pas, dans la perspective d’Alain Borer, un simple «outil» de communication, mais elle est animée par une «pensée morphologique» (définie comme l’«implication des formes sur le sens») et œuvre au «projet» d’une civilisation tout entière porteuse de valeurs, d’héritages, de symboles et de principes structurants.

Or, l’édifice «humaniste» de notre langue, bâti tout autant par des théoriciens classiques tels que Vaugelas que par les innombrables artistes et écrivains l’ayant illustré dans leurs œuvres; cet édifice, vieux de plusieurs siècles et riche d’un trésor inestimable, qui a fait la réputation de notre langue dans le monde entier –où certaines régions s’évertuent d’ailleurs à le préserver:

«Il existe une francophonie de cent-cinquante millions de devisants et qui inventent.»

Cet édifice, bâti communément par les hommes de lettres et par le peuple (à travers les langues régionales, les expressions populaires) s’effondrerait sous nos yeux, à une allure vertigineuse, victime du capitalisme triomphant, des nouveaux modes d’échanges virtuels et d’une «déculturation galopante». «La langue française, écrit Alain Borer, abandonne son projet humaniste pour s’adapter à l’espace libéral».

En effet, les nouveaux modes de communication, d’une part, orientés vers la finalité du message au détriment de sa forme; et, d’autre part, l’hégémonie des États anglophones sur le reste du monde –auquel ces États imposent leur modèle économique et leur langue– feraient subir au français des modifications structurelles radicales, atteignant son «disque dur» et menaçant la vitalité de son projet. Alain Borer n’ignore certes pas que la langue évolue, et cite d’ailleurs la préface de Cromwell: «La langue française n’est point fixée et ne se fixera point»; mais ses évolutions ont souvent été imperceptibles pour ses locuteurs et n’ont été actées qu’au fil des siècles, alors que les anglicismes nombreux et autres entorses infligées aujourd’hui à la langue se sont imposés –et normalisés– en quelques décennies seulement. Ainsi prolifèrent les «métaplasmes», ces «atteinte[s] aux prescriptions par lesquelles une langue se constitue en projet»: désaccord des participes nuisant à la précision, perte de la double négation qui est une marque de «prévenance» à l’égard du locuteur, etc. Aussi vivons-nous ce qu’Alain Borer nomme une «abruption» et qu’il définit comme un tournant linguistique radical, sans précédent historique, signalant un changement de «projet» et, peut-être, un changement de langue.

Ce que déplore ainsi l’essayiste tient peut-être en une phrase, où se reflètent les préoccupations de tout l’ouvrage: «Nous ne parlons plus». Devenue «langue seconde» en sa propre demeure, inaudible à l’étranger où l’anglo-américain lui est systématiquement préféré, la langue française reculerait et s’effondrerait à une allure vertigineuse, dans l’indifférence de ses locuteurs et dans l’attentisme honteux de nos responsables politiques, peu ou prou indifférents à la question, d’ailleurs piètres orateurs, quand ils ne «collaborent» pas ouvertement au dépérissement du beau langage. 

Face à ce constat pour le moins alarmant, Alain Borer entreprend donc de réhabiliter le «projet» de la langue française et l’illustre dans un essai précieux, qui regorge d’anecdotes et de réflexions éclairantes pour qui veut comprendre l’importance de la langue. Nous proposons dans ces lignes de parcourir à grands traits l’ouvrage –riche en digressions– en revenant sur les idées principales qui le traversent et tout particulièrement, sur celle de «projet», qui en est peut-être la clé de voûte.

La langue désavouée

Alain Borer croit repérer, dans les usages du français aujourd’hui, les symptômes d’un désaveu alarmant. D’une part, il observe que la langue française recule significativement derrière l’anglo-américain, qui non seulement s’impose partout mais attente à la structure du français en lui faisant subir un certain nombre de modifications radicales. 

Dans le chapitre «Caractéristiques anglobantes», l’essayiste les énumère: perte de précision ou d’«acribie» –les mêmes mots reviennent, servant à tout dire, au détriment de la précision constante qui est pourtant l’un des soucis premiers de notre langue; inversion du rapport sujet/prédicat, qui signale un changement de relation à l’objet et conséquemment, un changement d’identité du locuteur; perte d’inventivité due au fait que les mots anglo-saxons sont employés sans aucune modification phonologique (impératif de prononciation «à l’anglaise», qui ridiculise l’accent français et qui est pour Alain Borer un signe d’aliénation) ni morphologique (pas de création lexicale, sur le modèle du mot québecois «courriel»).

«Jamais dans toute son histoire, la langue française n’avait connu une intrusion aussi massive de mots hétérophones. […] L’adoption de mots anglais sans transformation signifie: ‘‘Nous préférons la langue du maître’’.»

Cet anglo-américain disgracieux, bien distinct de la langue admirable de Shakespeare, Alain Borer le nomme «englobish» et le définit comme «l’anglo-américain qui se mondialise [et] s’impose à l’intérieur des autres langues en substituant aux différentes cultures ses représentations et ses modèles culturels, donc, à terme, juridiques et politiques»

Ce global english s’introduirait donc dans notre langue comme un «silure» («mot ou expression qui absorbent toutes les possibilités de leur champ lexical, de même que ce gros poisson carnassier qui prolifère dans les eaux polluées, anéantissant la diversité de la faune et de la flore»), «servi» en quelque sorte à toutes les sauces, engloutissant sur son passage les riches nuances du français et menaçant non seulement sa diversité lexicale –l’un des trésors de notre langue, lié à sa précision constante et à la recherche du «mot juste»– mais plus encore, la cohérence et la vitalité de son projet –que devient en effet, s’interroge Alain Borer, une langue qui n’invente plus?

L’autre symptôme de ce désamour, pour Alain Borer, réside dans le déni dont la langue française est victime, en France comme à l’étranger, où l’on semble aujourd’hui ignorer que l’anglais procède du français comme ce dernier du latin, et que ces deux langues se sont nourries pendant des siècles d’échanges réciproques. 

Or, c’est bien cette réciprocité qui disparaît à l’ère des échanges virtuels, l’anglo-américain devenant la norme, «gommant» les singularités locales et imposant son hégémonie dans l’indifférence des locuteurs de l’Hexagone et de leurs décideurs politiques. Alain Borer «épingle» à ce titre quelques dirigeants célèbres et retrace l’histoire d’une capitulation. Abandon, d’abord, de l’enseignement du latin, rendu optionnel par Lionel Jospin, qui dans son aveuglement a paru ignorer ce fait élémentaire: que tout organisme vivant, privé de ses racines, est voué à mourir:

«Abandonner l’enseignement obligatoire du latin et du grec, ce fut débrancher la mémoire de la langue.»

Puis, capitulation de Geneviève Fioraso face à l’impératif d’anglicisation des étudiants francophones, la secrétaire d’État ayant fait de l’apprentissage de l’anglais une priorité de l’enseignement supérieur. Enfin, et plus généralement, abandon de toute éloquence chez nos dirigeants contemporains –de gauche comme de droite, toutes générations confondues– dont les discours, réduits à quelques mots élémentaires, feraient pâlir Victor Hugo, ainsi que le suggère l’introduction de l’ouvrage, en forme de fiction historique –Hugo qui pourtant, nous rappelle Alain Borer, n’était pas un puriste en la matière.

Un malaise identitaire

De tels symptômes concourent, pour l’essayiste, à une situation grave où la langue française devient «langue seconde», au point de paraître ridicule à ses propres locuteurs. Ils révèlent ainsi la prégnance d’un mal identitaire et politique. Dans la déférence des francophones à l’anglo-américain, Alain Borer voit le signe d’une «aliénation», d’une «capitulation imaginaire» ou encore, d’une «déculturation galopante», qui toutes signalent une rupture avec le projet séculaire de la langue française. Ce dernier, en effet, est en tous points distincts de celui imposé par l’englobish, langage véhiculaire marqué par l’injonction et instaurant entre les individus des rapports marchands.

La langue française au contraire a été modelée au fil des siècles en vertu d’un idéal où la civilité, l’égalité des locuteurs et l’universalité du sujet parlant occupent une place essentielle. Alain Borer analyse, par exemple, la hauteur hertzienne du français, langue non accentuée à l’oral, où chacun parle d’un même ton. Il explique également que la structure de la phrase, en français, n’instaure pas de hiérarchie entre les locuteurs, à la différence de l’allemand où celui qui parle détiendrait nécessairement le pouvoir, en vertu de la place finale du verbe –qu’il faut donc attendre pour comprendre le sens de l’énoncé. 

La langue française, pour Alain Borer, est aussi une langue où le féminin occupe une place essentielle –et des plus nobles. À la différence des langues méditerranéennes, où féminin et masculin sont distingués clairement par un changement de voyelle; à la différence également de l’anglais, où la différence est neutralisée –comme si de fait, elle n’existait pas– le français ferait place à une «coprésence», dans le discours, de l’homme et de la femme –grâce à la lettre «e», dont Alain Borer dresse à l’occasion un bel éloge.

«Il s’entend que le féminin est un soin commun, un accord, que la grammaire se soucie de préciser, par le “e” muet d’un participe passé au plus loin d’une phrase subordonnée: si les formes d’exclusion de la femme se sont manifestées dans les signifiés, le signifiant général de la langue française est d’inclusion.»

Autruisme, coprésence, prévenance de la négation à double terme, autant de caractéristiques structurelles qui se trouveraient bouleversées par l’envahissement d’une langue nouvelle.

Car il s’agit bien, dans la perspective d’Alain Borer, d’un envahissement et non d’une simple appropriation, par notre langue, de traits langagiers anglophones. À mesure que l’englobish s’impose, notre civilisation et sa langue s’effondreraient, au point qu’il n’est plus une marque d’automobile –pourtant inventée en France– qui ne porte un nom anglais. Or, une telle situation, pour l’essayiste, relève d’une forme d’autocolonisation, en ce qu’elle signale une soumission à la «langue du maître». 

Tout laisse donc à penser que les Français d’Hexagone, ayant négligé jusqu’à leur diction, auraient intériorisé les traits langagiers et culturels de leur «envahisseur», cédant à l’impératif du Speak white! dont l’analyse ouvre l’essai –l’auteur se voit, à Montréal, répliquer cet impératif alors qu’il demande son chemin en français, «dans la deuxième ville francophone du monde».

On appréciera tout particulièrement la véhémence de l’essayiste, élevée à la dignité d’œuvre d’art par la noblesse du style. Certes, De quel amour blessée est volontiers polémique, encore que le constat qu’il dresse –ici retracé davantage qu’étudié dans ses nuances– n’ait rien qui choque le bon sens. Mais à l’appui des thèses de l’ouvrage se déploient des analyses brillantes, qui offrent un éclairage précieux sur la grammaire du français –et sur l’importance de ses prescriptions. Reste à ne pas désespérer de l’avenir de notre langue, à quoi l’auteur nous invite dans les dernières pages, qui peuvent se lire comme un petit manuel de résistance linguistique.

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