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Laphroaig, le whisky qui demande votre opinion (surtout si elle est mauvaise)

La célèbre distillerie d'Islay fête ses 200 ans avec l'esprit d'une ado, en ressortant de derrière les fagots son emblématique 15 ans d'âge en série limitée. Et en vous invitant à donner publiquement votre avis sur ses malts. Au fond, cela n'est pas une surprise: cette vieille dame indigne n'a jamais rien fait comme les autres.

Distillerie Laphroaig | Laphroaig
Distillerie Laphroaig | Laphroaig

Temps de lecture: 3 minutes

Combien, parmi les dizaines de micro-distilleries surgies ces dernières années, fêteront un jour leur 200e anniversaire? Combien franchiront les tranchées de l'histoire? Combien survivront à l'agonie des siècles, aux changements de mains, aux crises, aux guerres, à la versatilité de ceux qui lèvent leur verre un serment aux lèvres? Cette année, Laphroaig (prononcez entre Lafroïg et Lafroèg en roulant le r) et Ardbeg, deux distilleries cultes, deux mythes d'Écosse, deux sœurs rivales sur l'île d'Islay, soufflent leurs 200 chandelles et on mesure sans doute mal ce que cela représente de sueur, d'effort, de talent et de génie, d'entêtement à vivre, d'orgueil à imprimer sa trace au-delà des lendemains.

Concentrons-nous sur Laphroaig, qui, pour l'occasion, réédite le temps d'une série limitée (75.000 bouteilles tout de même) son 15 ans d'âge lancé il y a trente ans et bouté hors des rayons il y a une demi-douzaine d'années. Joli cadeau que cette résurrection à un prix «collector abordable» (96€): ceux qui ont la mémoire du malt apprécieront les retrouvailles et les amateurs nouveaux venus feront avec plaisir la connaissance d'un whisky disparu tout autant prisé et primé que chahuté. Et puis, avouons-le, aller puiser dans les archives, fussent-elles encore exemptes de poussière, nous change agréablement de ces embouteillages anniversaires bling, de ces comptes d'âge indécents pour happy (rich) few, de ces vintage sans imagination.

Tourbe de feu follet

À peine versé dans le verre telle une coulée d'or pâle, un feu de cheminée se met à crépiter, pas exagérément chargé en tourbe, avec une pointe fugitive d’ananas rôti sur une barquette de plastique brûlé, un hôpital en feu. En bouche, sa texture huileuse et ses notes médicinales typiquement Laphroaig vous rassurent. Tout comme ses 43% d'alcool. L'âge a calmé sa tourbe de feu follet (44 ppm, dixit la distillerie).

Texture huileuse et notes médicinales

Les fruits du verger, poivrés en début de bouche, laissent place à une pointe d’agrumes avant de s'éteindre sur une longue finale saline, ce qui reste sur les lèvres quand on a bu la tasse –et léché les cendres de l'incendie– avant d'échouer plus vivant que jamais sur une plage d'Éden. Oh. My. God. Trois minutes de bonheur à réitérer ad lib.

Une des 75.000 bouteilles de 15 ans d'âge en série limitée | Laphroaig

Culte du secret

Ensuite, vous tentez d'en savoir un peu plus sur cette splendide édition limitée, histoire de déshabiller un peu le mythe et, là, les amis, ça se complique velu. La distillerie renâcle à lâcher les infos, à croire que vous réclamez les plans des bases sous-marines en mer du Nord (eh, les gars, ce n'est que du whisky!). Bref. En attendant que Wikileaks nous éclaire un jour sur ce sujet de la plus haute importance, on saura seulement que Laphroaig «a réussi à remettre de côté du liquide suffisamment âgé pour cet anniversaire», que le single malt a vieilli en ex-fûts de bourbon, et qu'«il y a autant de similarités et de différences entre l’ancien 15 ans et cette réédition qu’entre deux lots d'un produit artisanal produits selon le même cahier des charges».

Hilarant et inutile culte du secret quand on songe que Laphroaig est sans doute le whisky qu'on a le plus tenté de pomper dans l'histoire du whisky, à chaque fois en vain. À tel point que deux distilleries se sont créées pour la répliquer: la première, Ardenistiel (1837), montée juste à côté, a survécu une vingtaine d'années. La seconde, Malt Mill (1907-1962), héroïne du film de Ken Loach La Part des Anges, bâtie dans l'enceinte même de Lagavulin, un peu plus loin en dévalant la route de Kildalton sur la côte sud d'Islay, résistera une poignée d'ans de plus avant de jeter l'éponge. Sans jamais avoir réussi dans son objectif: produire un malt identique à Laphroaig, dont elle avait pourtant dupliqué les équipements et les procédés de fabrication.

Pointe fugitive d’ananas rôti

La distillerie Laphroaig | Photo: Marc Hoffmann

Whisky sans âge

Inimitable Laphroaig, qui a toujours ouvert la voie. L'une des premières distilleries dirigées par une femme, Elizabeth (Bessie) Williamson, dès 1945 (elle en héritera en 1954 au décès du propriétaire mort sans descendance). L'une des pionnières dans la commercialisation de ses single malts, dès la fin des années 1960, en plein boom des blends. L'une de celles qui le plus tôt –et avec grand talent– ont amorcé l'inévitable réhabilitation des whiskies sans âge, au début des années 2000.

Une rebelle qui revendique depuis deux-cents ans de ne jamais laisser personne indifférent, et en a fait sa marque de fabrique, prenant plaisir à retweeter les commentaires peu amènes d'amateurs déboussolés, foudroyés par la tourbe, et vous invitant en ce moment à laisser votre opinion, quelle qu'elle soit, sur le site de la distillerie, histoire de gagner un voyage pour le Laphroaig Live sur Islay. «Sur une échelle de 1 à 10, personne n'a jamais donné à Laphroaig une note comprise entre 2 et 9», se flattait la vieille dame deux fois centenaire dans une vieille publicité. Gageons qu'elle n'a pas dû non plus rafler beaucoup de 1.

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