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Fallait-il vraiment faire défiler des forces armées mexicaines à Paris le 14-Juillet?

Symbole éclatant d’une lune de miel franco-mexicaine, la parade militaire sur les Champs Elysées d’un pays impuissant à endiguer une violence meurtrière sur son propre territoire laisse perplexe.

Le président Enrique Pena Nieto avec la ministre de la justice française, Christiane Taubira aux Invalides à Paris, le 13 juillet 2015. REUTERS/Thibault Camus
Le président Enrique Pena Nieto avec la ministre de la justice française, Christiane Taubira aux Invalides à Paris, le 13 juillet 2015. REUTERS/Thibault Camus

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Cette année, le Mexique est l’invité d’honneur du défilé du 14-Juillet. Un honneur sans précédent puisque, non seulement le président Enrique Peña Nieto y assistera aux cotés de François Hollande, mais en outre, 150 militaires mexicains de l’armée de Terre, de l’Air et de la Marine vont défiler à pied, «enchâssés» dans le défilé des forces françaises: ce qui est, souligne-t-on de source proche de l’Elysée, une grande première. Une section de la gendarmerie mexicaine, créée il y a un an avec l’aide de la gendarmerie française, défilera également, ainsi que 6 fauconniers mexicains, aigle royal au poing. Bref, du spectaculaire, destiné à montrer à quel point la relation bilatérale est désormais en plein essor et la page Florence Cassez définitivement tournée.

Cette journée solennelle –décidée lors du voyage au Mexique de François Hollande en avril 2014– s’inscrit dans le cadre d’une visite d’Etat particulièrement dense. Flanqué d’une dizaine de ministres et d’une délégation d’une cinquantaine d’entreprises, le président mexicain passera la journée de mercredi à Marseille où il se rendra notamment  sur le site d’Airbus Hélicopters et visitera la chaine de montage des Super Puma, avant de convier son homologue français à visiter le bateau-école Cuauhtémoc, venu tout exprès des côtes mexicaines. Le lendemain, un forum d’affaires co-présidé par le pdg de Safran se tiendra au Medef, où seront signés une série d’accords- cadres, avant une session du «Conseil stratégique franco-mexicain» qui réunit une brochette d’entreprises et de personnalités des deux pays. En tout, une soixantaine d’accords devraient être signés dans tous les secteurs.

François Hollande et Enrique Pena Nieto le 11 avril 2014 au Mexique. REUTERS/Henry Romero

 

Le Mexique, un marché potentiel important 

Il s’agit d’une nouvelle démonstration de diplomatie économique décomplexée à la française

Il s’agit donc d’une nouvelle démonstration de diplomatie économique décomplexée à la française. Ce qui, a priori, parait plutôt avisé. Alors que le Brésil, l’Argentine et, surtout, le Vénézuéla se débattent dans la crise, la deuxième économie latino-américaine reprend de la vigueur dans la foulée de son grand voisin américain (80% de ses exportations).

Le potentiel de la France y est important: sixième investisseur européen du pays via une bonne partie de ses poids lourds du CAC 40, elle y a déjà posé des bases solides et prometteuses, notamment en aéronautique. L’ancienneté des liens historiques de ces deux pays révolutionnaires joue en sa faveur. 

Surtout, la vague de réformes libérales engagées par Peña Nieto depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans et demi, ouvre des perspectives alléchantes pour les entreprises françaises. Onze réformes à ce jour visent notamment à libéraliser le marché du travail et à ouvrir à la concurrence les secteurs encore plus ou moins protégés, dont les télécoms, les infrastructures, les mines et, surtout, l’énergie. Le vote par le Parlement de la perte du monopole de la compagnie pétrolière Pemex, vache sacrée mexicaine, reste le tour de force majeur du début de mandat du président, et l’attribution prochaine des premiers lots ne peut qu’intéresser Total.

Décalage

Pourtant, même si la séquence de la vente des Rafale au Qatar et à l’Arabie Saoudite incite à relativiser, le défilé des forces armées mexicaines sur les Champs Elysées apparait à certains passablement déplacé, voire carrément choquant, alors que le Mexique vit plus que jamais au rythme des disparitions, des découvertes de fosses communes et des massacres commis par les gangs et les cartels, mais dans lesquels policiers ou soldats sont parfois impliqués. 

Policier de Guerrero pendant une manifestation réclamant justice, à la suite de la disparition de 43 étudiants, des professeurs en formation, de Tixtla dans l'Etat de Guerrero, le 7 décembre 2014. REUTERS/Jorge Dan Lopez

Le sort atroce réservé il y a moins d’un an aux 43 étudiants d’Iguala n’est pas élucidé et soulève toujours l’indignation dans le pays. Sans parler d’un scandale de corruption qui a éclaboussé le couple Peña Nieto il y a quelques mois. 

Sans parler, non plus, de la spectaculaire évasion, le 11 juillet au soir, de Joaquin Guzman, dit «El Chapo», le chef du cartel de la drogue le plus puissant du pays, évasion qui n’est évidemment guère à l’honneur des autorités mexicaines. Et qui était une récidive, après une évasion, en 2001, de la prison de Puente Grande à Jalisco, établissement pénitentiaire de très haute sécurité. 

Plusieurs ONG, dont Amnesty International et l’ACAT ont envoyé des lettres à François Hollande lui demandant de renoncer à cette initiative, de même que la communauté mexicaine en France réunie au sein du collectif Paris-Ayotzinapa, qui a aussi prévu des contre-évènements et des manifestations pendant la visite d’Etat. 

La malédiction de l’impunité

Nul ne sait si François Hollande compte mettre le sujet sur la table. Dans son entourage, on se contente d’évoquer le dialogue entre l’Union européenne et le Mexique sur les droits de l’Homme. 

«En la matière, le Mexique a ratifié tous les traités internationaux. Mais cet arsenal juridique ne sert rien s’il n’existe pas de volonté politique», dénonçait récemment Fabienne Malamut, d’Amnesty International, lors d’une conférence à l’Institut des Hautes études d’Amérique latine, rappelant qu’entre 2010 et 2013, la Commission des droits humains mexicaine avait reçu 7000 plaintes pour torture et mauvais traitements, suivies à ce jour de 7 condamnations seulement. 

125.000

Le nombre d'assassinats en 7 ans, dont 41.000 entre décembre 2012 et 2014

Même si la guerre contre les narcos déclenchée par l’ancien président de droite Felipe Calderon s’est révélée meurtrière (plus de 60.000 morts), la situation ne cesse aujourd’hui de s’aggraver. L’économiste mexicain Raul Ornelas, de l’Observatoire latino-américain de géopolitique de l’IIEC-UNAM évoque les chiffres de 125.000 assassinats en 7 ans, dont 41.000 entre décembre 2012 et octobre 2014, 280.000 déplacements forcés entre 2011 et 2015, près de 10.000 disparus supplémentaires depuis 20 mois … 

«Il ne faut pas s’en tenir à ces chiffres de la terreur, qui risquent de banaliser la violence», ajoute-t-il. Pour lui, la malédiction première reste l’impunité des politiques et des forces de l’ordre, locales ou non, impliqués dans de nombreuses exactions, comme dans le cas du maire d’Iguala (de gauche), qui trempait dans la plupart des trafics locaux et était soupçonné de plusieurs assassinats, avant même le drame des 43 étudiants, officiellement morts, brulés et non identifiables. 

Modernisation autoritaire

Raul Ornelas voit dans la situation actuelle l’étape la plus aboutie d‘une «modernisation autoritaire » engagée depuis les années 80, en contradiction avec les deux grandes constantes du peuple mexicain: le nationalisme, exacerbé autour du joyau national Pemex, et la pratique d’une économie sociale (ou informelle) très forte. Peña Nieto, souligne-t-il, est le premier président à avoir réussi à nouer un pacte avec les trois principaux partis «pour ouvrir la première richesse du pays aux investisseurs privés».

Des membres de groupes d'auto-défense en embuscade à Tierra Caliente, après des jours de violences entre de tels groupes et des cartels, le 10 janvier 2014, REUTERS/Alan Ortega

Le fait d’être membre du PRI, vieux parti enraciné dans tout le pays pendant 70 ans de règne et revenu au pouvoir après 12 ans d’absence, a certes été déterminant. 

«Les élites économiques soutiennent ces réformes, reconnait Raul Ornelas. Le problème est qu’on veut les imposer manu militari, en déplaçant brutalement les gens de leur territoire».

A la répression des nombreux mouvements sociaux, se mêle la guerre sanglante entre mafias locales et entre grands cartels de narcos. «Eux aussi ont changé, ajoute Raul Ornelas. Ce sont désormais de vraies entreprises qui, outre la drogue, se livrent à toutes sortes de trafics, dont celui des personnes». L’opacité est totale. 

Ornelas cite le cas d’une guerre de territoire entre deux gangs rivaux dans le nord du pays, qui s’est soldée par l’exécution de tous les vaincus par le gang vainqueur mais aussi par la «disparition» des 300 habitants d’un village voisin. Disparitions qui n’ont, selon lui, entrainé aucune enquête officielle et dont les médias n’ont commencé à parler que des mois plus tard. Avant, le parti d’Etat disposait de moyens de contrôles puissants irriguant  tout le pays et lui permettant de garder les narcos sous contrôle. «Mais ce réseau s’est effondré avec la modernisation des années 80 et ce sont désormais les forces fédérales qui affrontent les cartels ».

Alimenter la guerre

La formation par la gendarmerie française d’un corps de maintien de l’ordre similaire au Mexique le consterne. «Cela consiste à alimenter la guerre», estime-t-il. Il évoque le groupe d’élite de l’armée mexicaine, les fameux «Gafes», forces spéciales «anti-insurrection» formées aux Etats-Unis à la fin des années 90, à l’origine pour lutter contre les zapatistes. Une partie de ces effectifs entrainés au maniement d’explosifs a par la suite rejoint les narcos, notamment pour former le gros des troupes du redoutable cartel des Zetas, donnant ainsi le coup d’envoi d’une surenchère des armements. «Il y a quelques semaines, un gang a pour la première fois réussi à abattre en vol un hélicoptère de l’armée», souligne-t-il, redoutant ouvertement que certains de ces nouveaux gendarmes disciplinés et performants soient achetés par le crime organisé.

Que faire alors? «Dans plusieurs Etats, les gens s’organisent pour contenir les narcotrafiquants hors de leur zone, parfois avec un certain succès», note Raul Ornelas. Dans le Michoacan, le Guerrero, le Chiapas ou Oaxaca, ces milices d’auto-défense (ou «policiers ruraux») se multiplient. Parfois, elles ne sont pas armées, parfois si. Avec, reconnait-il, un risque de dérive paramilitaire à la colombienne A cette objection, l’un des leaders de ces milices a récemment rétorqué: «que voulez-vous que nous fassions? Nous laisser tuer?»

Raul Ornelas formule une hypothèse, celle d’une alliance informelle et non dite contre entre diverses forces sociales «non capitalistes et anti guerre», allant des zapatistes à l’évêque Raul Vera, en passant par les luttes indigènes ou les innombrables initiatives citoyennes locales, susceptibles de «renverser la situation». Espoir bien ténu face au risque croissant d’une véritable guerre civile.

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