Monde / Économie

Les sociaux-démocrates affichent leur divisions

Dans leur ensemble, les sociaux-démocrates ne souhaitent pas de «Grexit». Mais les plus modérés se sont jusque-là révélés incapables de contrebalancer la ligne intransigeante de l’Allemagne et ses alliés.

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Zéro pointé | Denis Bocquet via Flickr CC License by

Temps de lecture: 7 minutes

Le référendum grec aura eu au moins cette vertu d’agir comme un moment de vérité de l’intégration européenne et de l’économie politique de la Zone euro. Les éléments de langage émollients des dirigeants européens n’ont pas disparu mais il y a de moins en moins besoin de lire entre les lignes pour comprendre les préférences fondamentales des acteurs. De toute façon, l’urgence de la situation les force à des choix de court terme, qui fixeront très clairement ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire dans le cadre de l’euro et à quel point les choix populaires peuvent être accommodés par ce régime monétaire.

Au moment où ces lignes sont écrites, les exécutifs européens ont plutôt fait le choix de l’intransigeance face à la Grèce, aidés en cela par l’action de la Banque centrale européenne (BCE). Tandis que cette dernière maintient le système financier grec sous une perfusion sous-calibrée et de plus en plus coûteuse, les premiers laissent très peu d’espoir à Athènes concernant une restructuration de la dette et continuent à lier un nouveau plan d’aide au même type de conditionnalités qu’auparavant. S’ils semblent en passe de faire capituler Tsipras sur ces conditionnalités enfermant la Grèce dans l’austérité, la question d’une réduction du stock de la dette reste ouverte.

Dans ce contexte, comment apprécier l’action des sociaux-démocrates? Le récit dominant, au lendemain de l’arrivée au pouvoir de Syriza, consistait à présenter ce parti comme un substitut au Pasok failli, qui n’allait pas tarder à quitter ses oripeaux de gauche radicale pour mieux se soumettre aux exigences des créanciers. Les dirigeants du centre-gauche européen, notamment François Hollande, faciliteraient les concessions mutuelles en jouant un rôle de «trait d’union» entre le nouveau gouvernement grec et ses créditeurs.

Fantasme des gauches unies

Pour certains commentateurs, la victoire grecque et l’évolution de la Commission et de la BCE ouvraient même une fenêtre d’opportunité inédite pour les sociaux-démocrates. Le 27 janvier 2015, Bernard Guetta écrivait que, «hier encore totalement isolés et impuissants dans une Europe majoritairement libérale-conservatrice, [ils] trouvent aujourd’hui de nouveaux alliés pour faire bouger les choses […]. Nouvelles et anciennes, les gauches auront maintenant tôt fait de reprendre du poids dans l’Union et ce faisceau de convergences va également changer la perception de l’Europe par les Européens». Visiblement, les choses ont un peu dérapé.

Cela s’explique d’abord par le fait que, malgré d’énormes concessions par rapport à son programme initial, la coalition dominante de Syriza a toujours été porteuse d’un agenda «alter-européen». En voie d’élaboration au sein de la gauche radicale contemporaine, cet agenda n’implique aucune rupture franche avec les institutions européennes existantes mais intègre en même temps une résistance à la logique a-démocratique et ordolibérale[1] portée par ces institutions, pour la tordre dans un sens plus respectueux de la souveraineté populaire et plus ouvert à des politiques économiques interventionnistes. Savoir si cet équilibre est tenable fait l’objet d’âpres débats au sein de cette famille politique, ce qui n’épargne pas Syriza. La force de son aile gauche et le rapprochement de cette dernière avec une partie de la majorité soutenant Tsipras ont jusque-là empêché que le volet «résistance» soit purement et simplement abandonné contre l’appartenance au club européen. Les toutes dernières propositions de Tsipras pourraient mettre à mal l’unité du parti, surtout si les créditeurs ne proposent pas de restructuration substantielle de la dette en échange (dans ce dernier cas, l’attitude du Premier ministre grec lui-même est impossible à prévoir).

Soit vous signez le mémorandum, soit nous allons faire tomber vos banques

Jeroen Dijsselbloem à Yannis Varoufakis

À l’inverse, la participation des sociaux-démocrates au consensus ordolibéral a été sous-estimée. Dans certains cas, elle reflète leur intégration profonde de la discipline de marché comme un principe nécessaire du bon gouvernement et de la viabilité de la Zone euro. Syriza apparaît alors comme un acteur politique porteur d’une logique adverse et dangereuse. Dans d’autres cas, elle découle de leur incapacité à s’allier et peser contre la droite et/ou les pays à la croissance tirée par les exportations. Or, dans la mesure où l’éventualité d’une rupture avec ces pays est écartée, la stratégie sociale-démocrate des «petits pas» n’aboutit qu’à les enfermer dans un rôle subalterne, d’aucune utilité pour Syriza.

Dès le début des négociations, la déclinaison active du soutien social-démocrate à l’ordolibéralisme a été illustrée par le comportement du président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, ministre des Finances aux Pays-Bas. Représentant de l’aile droite du parti travailliste néerlandais, il défend aussi les intérêts commerciaux et financiers de son pays (le second plus grand exportateur de l’Union européenne), comme l’a raconté la revue Jacobin. Il s’est immédiatement heurté aux négociateurs grecs, dont le ministre des Finances Yannis Varoufakis, à qui il aurait lancé:

«Soit vous signez le mémorandum, soit votre économie va s’effondrer. Comment? Nous allons faire tomber vos banques.»

On imagine bien que ce genre de convergences entre gauches ne laisse guère espérer une réorientation de l’UE…

La déclinaison passive du soutien à l’ordolibéralisme concerne plutôt les gouvernements français et italien, censés défendre un relâchement de l’austérité au niveau européen et remplir un rôle de médiation entre les pays du nord et ceux de la périphérie sud de la Zone euro. François Hollande, notamment, militerait depuis longtemps pour laisser à Athènes l’espoir d’une restructuration de sa dette. Ces tentatives ont cependant été réservées au strict jeu diplomatique et n’ont pas empêché que les propositions grecques soient régulièrement repoussées, jusqu’au fameux dernier plan barré de corrections en rouge et rempli d’exigences humiliantes pour Tsipras (pour une incidence budgétaire modeste, ce qui conforte l’hypothèse d’un acharnement politique).

Comme l’a remarqué Gerassimos Moschonas dans une remarquable analyse pour Telos, «les subtilités des différenciations discrètes sont –en fin de compte– profondément inefficaces. Si […] une famille partisane importante […] ne frappe pas du poing sur la table, l’UE ne corrigera pas sa marche». C’est bien ce qui était observable jusqu’à référendum du 5 juillet, et qui semble appelé à se poursuivre.

Le «Greferendum» comme moment de vérité

La décision de Tsipras de soumettre les exigences européennes à l’approbation populaire, puis la victoire du «non» et la perspective de plus en plus crédible d’un «Grexit» ont été l’occasion pour les sociaux-démocrates de clarifier ou de faire évoluer leur position. De ce point de vue, certaines réactions n’ont pas été décevantes.

Les dirigeants du SPD allemand, en particulier, ont tenu des propos débarrassés des balancements entre «responsabilité» et «solidarité» dont s’encombre encore François Hollande (et même Angela Merkel!). Martin Schulz, président du Parlement européen, a ainsi ouvertement souhaité la formation d’un «gouvernement de technocrates» si le «oui» l’emportait, avant de signifier à Tsipras que 18 autres gouvernements ne pensaient pas comme lui après la victoire finale du «non».

Paralysie des organisations supranationales de la social-démocratie

Sigmar Gabriel, président du SPD, vice-chancelier d’Angela Merkel et ministre de l’Économie, a lui aussi eu des mots très violents en considérant que Tsipras avait coupé «les derniers ponts» entre son pays et l’UE. En amont du référendum, il lui avait reproché de vouloir «politiquement, idéologiquement une autre Zone euro». Le diagnostic n’était pas faux mais ne pouvait signifier plus clairement que les élites sociale-démocrates allemandes s’accommodent parfaitement de la Zone euro telle qu’elle est.

Le ton a été beaucoup plus modéré du côté français ou italien, dont les exécutifs sont directement impliqués dans la négociation: tandis que François Hollande n’a cessé d’en appeler à la poursuite des négociations pour éviter une sortie de la Zone euro, Matteo Renzi s’est dit confiant quant à la contraction d’un accord d’ici la fin de la semaine. Le mieux qu’ils puissent faire actuellement est d’obtenir des autres Européens quelques aménagements sur la dette, mais pas de remise en cause de l’austérité. C’est au contraire ce que souhaiteraient les socialistes belges  qui figurent parmi les soutiens les plus enthousiastes de Syriza. Malheureusement pour Athènes, ils sont désormais dans l’opposition. 

Contraint de respecter ces nuances sociales-démocrates, le président du Parti des socialistes européens (PSE), Sergueï Stanichev, a publié des communiqués d’une admirable langue de bois (voir ici ou ). Leur ton témoigne de la paralysie des organisations supranationales de la social-démocratie, pourtant davantage mobilisées aux lendemains de la grande crise économique de 2008. C’est que la question monétaire concentre à la fois des divisions internes à cette famille politique en même temps qu’elle renferme un de ses tabous intellectuels.

Ces divisions recoupent largement des différences nationales concernant le rapport aux règles institutionnelles ou le modèle productif de chaque pays. Elles relèvent aussi d’enjeux politiques intérieurs: par exemple, l’état de l’opinion publique vis-à-vis de la Grèce est plus souple en France qu’en Allemagne, et Renzi n’a pas intérêt à faire cadeau à Beppe Grillo (Mouvement 5 Étoiles) de l’expulsion d’un pays du sud de la Zone euro. Contrairement à ce que laissent penser les communiqués du PSE, la situation minoritaire de la social-démocratie par rapport aux droites conservatrice et libérale n’est donc pas la seule cause explicative de son impuissance dans le dossier grec: la définition même d’une stratégie globale apparaît hors d’atteinte.

Cela dit, même les partisans sociaux-démocrates d’une ligne modérée vis-à-vis d’Athènes ne sont pas prêts à assumer une rupture avec Berlin et ses alliés. Comme le suggère Romaric Godin dans La Tribune, ils craignent certainement bien plus un «exit» de l’Allemagne que de la Grèce. Plus profondément encore, et bien qu’ils ne manifestent pas les mêmes penchants autoritaires qu’un Schulz ou un Gabriel, il semble inenvisageable pour eux de conceptualiser réellement ce que serait un «autre euro» à partir d’une analyse complète des failles de la monnaie unique, sans parler d’imaginer un autre régime monétaire.

Inenvisageable de conceptualiser ce que serait un «autre euro» à partir d’une analyse complète des failles de la monnaie unique

Comme je l’avais déjà développé dans Slate, la situation ne manque pas de rappeler l’attachement irrationnel des sociaux-démocrates de l’entre-deux-guerres à l’étalon-or, un régime monétaire à tendance déflationniste et antisociale, peu adapté à la démocratie de masse. Plutôt «mourir d’amour enchaîné» que de donner la priorité à une politique alternative. Que l’euro soit perçu comme un instrument pratique de discipline vis-à-vis des demandes populaires, ou que sa défense soit intégrée comme une preuve de responsabilité gouvernementale, il constitue en tout cas pour les sociaux-démocrates une réalisation indiscutable au sens propre du mot, quoi qu’il en coûte sur le plan des politiques économiques possibles.

En toute conscience, par évitement du conflit ou par limitation cognitive, ils sont ainsi condamnés à n’aménager qu’à la marge le consensus ordolibéral contre lequel butte actuellement le gouvernement grec, même soutenu par une nette volonté populaire. Sans vouloir de «Grexit» mais sans souhaiter non plus ouvrir la boîte de Pandore des contradictions de la Zone euro, ils prennent le risque d’accompagner une sortie désordonnée de la Grèce, ou de l’encourager à une semi-capitulation au moment où son économie est paralysée. Les deux éventualités seraient des conséquences logiques d’un système européen où un certain ordre économique est considéré comme intouchable, quoi qu’il se passe dans l’espace politique des démocraties de ce système.

Cet article a été mis à jour le vendredi 10 juillet pour prendre en compte les concessions auxquelles Tsipras semblait prêt à consentir dans la nuit.

1 — L’ordolibéralisme est une variante du néolibéralisme qui défend l’organisation volontariste (et non pas l’avènement spontané) du marché et de la concurrence libre et non faussée. Selon Serge Audier, «l’ordolibéralisme veut promouvoir une coordination décentralisée des activités économiques à l’intérieur d’un cadre des règles du jeu, contre toute forme de dirigisme centralisateur mais en accordant aux pouvoirs publics un rôle capital dans la construction et la transformation de ces règles du jeu» («Une voie allemande du libéralisme?», L’économie politique, octobre 2013, p. 51). Retourner à l'article

 

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