Culture

Cinquante ans après sa sortie, il est temps de (re)lire «Dune»

Le roman de Frank Herbert reste important pour comprendre notre époque.

Détail de l'affiche de «Dune» de David Lynch.
Détail de l'affiche de «Dune» de David Lynch.

Temps de lecture: 7 minutes

Dune, le livre mythique de Frank Herbert, célèbre cette année ses 50 ans. L’occasion de revenir sur un roman visionnaire, qui a engendré de nombreuses adaptations et tentatives cinématographiques, des jeux, des suites plus ou moins réussies, mais surtout dont l’influence a marqué plusieurs générations de lecteurs. S’il est peut-être moins connu que d’autres univers de science fiction comme Star Wars ou Star Trek, Dune est pourtant tout aussi riche et peut-être même encore plus important pour comprendre notre époque.

Frank Herbert, créateur de mondes

Né dans l’Etat de Washington en 1920, Herbert est un libre penseur qui s’intéresse à beaucoup de choses mais assez peu à ses études. Il ne finira pas l’université et deviendra journaliste free-lance, son épouse qui travaille dans la publicité lui permettant d’avoir du temps pour réfléchir à ses projets.

Inspiré par le travail de Carl Jung sur la mythologie, mais aussi par le zen bouddhiste et les romans de science fiction de H.G. Wells, Robert Heinlein ou Jack Vance, Herbert s’inspire d’un reportage sur les dunes de l’Oregon pour commencer son grand œuvre, Dune, l’histoire d’une planète qui produit l’Epice, matière la plus précieuse de l’univers, nécessaire à la navigation interstellaire mais aussi à la transe spirituelle. Il faudra six ans à Herbert pour achever son livre, qui engendrera plusieurs suites d’abord écrites par lui, puis par son fils Brian. Dune recevra en 1966 les deux prix les plus prestigieux de la science-fiction, le Hugo et le Nebula. Ses ventes ont dépassé les 12 millions d’exemplaires, ce qui en fait le best-seller le plus vendu de la science fiction.

Une saga des étoiles

Créer des mondes est fréquent en science-fiction, mais Herbert a imaginé une cosmogonie qui n’a peut-être d’égal que, dans le genre de la fantasy, Tolkien et son Seigneur des anneaux. Dans Dune, plusieurs maisons aristocratiques, certaines remontant à la Grèce antique, se disputent l’Epice, et Herbert décrit ces querelles militaires et diplomatiques complexes en y rajoutant de nombreuses organisations aux intérêts divers comme la CHOM, Compagnie des Honnêtes Ober Marchands, désireuse de contrôler le marché de l’Epice, la Guilde spatiale, qui possède le privilège du transport interstellaire, et surtout le Bene Gesserit, un ordre religieux qui travaille depuis des générations à l’avènement du Kwisatz Haderach, le sauveur-prophète qui dirigera l’univers.

Herbert est précis dans ses descriptions mais jamais pesant. Il introduit également de nombreux personnages féminins forts, dans un genre souvent macho, et invente une science-fiction plus spirituelle qu’attachée au progrès technologique, ce qui le différencie de manière spectaculaire des poids lourds du genre comme Isaac Asimov et ouvre la voie à des auteurs comme Philip K. Dick. Frank Herbert rafraîchit la science fiction en rappelant que le plus important dans le genre reste l’imaginaire, et souligne que «science sans conscience n’est que ruine de l’âme». Il remet l’homme au centre du récit de science-fiction au détriment de la machine, qui reprend sa place accessoire.

Le meilleur film de l’univers

Un flyer pour le Dune de Jodorowsky, signé Mœbius. (Via Wikimedia Commons).

Cet aspect hautement spirituel n’a pas échappé au chilien Alejandro Jodorowsky. Réalisateur surréaliste, «Jodo» décide d’adapter Dune en 1975 alors même qu’il ne l’a jamais lu. Le récit de la production d’un film qui ne sera hélas jamais produit est relaté dans un documentaire captivant sorti en 2013, Jodorowsky's Dune. Selon le documentaire, Jodorowsky avait réuni le casting le plus impressionnant qui soit, rassemblant tous les «guerriers» dont le réalisateur iconoclaste avait besoin pour concrétiser sa vision.

L’Empereur aurait été joué par Salvador Dali, poussé à accepter le rôle par sa muse de l’époque, Amanda Lear, qui aurait incarné la fille de l’Empereur, la Princesse Irulan. Le Baron Harkonnen aurait eu les traits d’Orson Welles, charmé par la promesse d’avoir son cuisinier attitré pendant le tournage. La musique aurait été conçue par Pink Floyd et le groupe français Magma. Enfin, le storyboard aurait été dessiné par le génial dessinateur Moebius/Jean Giraud, épaulé par l’artiste suisse Giger. Une telle combinaison de talents ne pouvait que convaincre les producteurs, dont le français Michel Seydoux, enthousiasmé par le génie tourbillonnant de Jodorowsky. Malheureusement, le film ne se fera pas, les quelques millions manquants étant refusés par des studios hollywoodiens convaincus du casting «all stars», mais effrayé par la personnalité du réalisateur chilien d’El Topo ou de La Montagne sacrée.

Le documentaire s’achève sur une extraordinaire impression de gâchis devant cette ambition de réaliser un film qui aurait «surpassé même 2001: l’odyssée de l’espace». Star Wars, en 1977, donnera tort à ceux qui pensaient que la science-fiction n’était pas rentable, et le film de George Lucas emprunte nombre d’éléments au film maudit de Jodorowsky.

Dune se fait lyncher

Dune continue de fasciner en tant que projet cinématographique. Le producteur italien Dino De Laurentiis en acquiert les droits en 1976 et charge le britannique Ridley Scott de diriger le film en se basant sur un scénario écrit par Frank Herbert lui-même. Scott ne réalisera pas le film pour raisons personnelles et préférera diriger son propre film de science fiction en 1982, Blade Runner, son chef-d’œuvre, considéré par beaucoup comme le plus grand film de science-fiction avec 2001 de Kubrick, sorti en 1968.

Dune est un univers riche, et le livre regorge de trésors qui passent mal
à l’écran

Dune se fera finalement sous la direction de David Lynch en 1984. Le résultat n’est pas à la hauteur des attentes des fans de Dune ou même de Lynch, mais l’atmosphère baroque et très datée eighties n’est pas le désastre que Jodorowsky a décrit dans le documentaire consacré au récit de son échec. Le chanteur Sting y joue un Harkonnen roux et arrogant, Kyle MacLachlan commence sa carrière en campant un Paul Atréides convaincant et on trouve même Patrick Stewart en Gurney Halleck, alors même que l’homme de théâtre britannique commence à se faire connaître du grand public par son personnage de Jean-Luc Picard dans Star Trek: The Next Generation. L’acteur suédois Max von Sydow est le seul véritable poids lourd de cette production, bien qu’il joue le rôle secondaire du planétologiste impérial Liet Kynes.

Le groupe Toto fournit une bande originale honnête, les décors et les costumes sont audacieux mais la critique ne suit pas, tout comme le public. Le Dune de Lynch est un échec et le réalisateur américain ne dirigera pas ses nombreuses suites prévues initialement. Dune est un univers riche, et le livre regorge de trésors qui passent mal à l’écran.

Revoir le Jihad

Si on peut faire l’économie de revoir le Dune de Lynch, il est passionnant de relire Dune en 2015. L’histoire d’hommes du désert qui partent à la conquête de l’univers au nom du Jihad possède une connotation différente de nos jours par rapport à l’époque où Frank Herbert a décrit leur expansion depuis leur planète d’origine. Herbert utilise de nombreux mots empruntés à l’arabe et l’on devine sans peine qu’il s’est inspiré de plusieurs pays moyen-orientaux et des touaregs pour imaginer ses «fremens», les hommes des sables conquérants de l’univers sous la houlette de leur messie.

A l’heure où parler de djihad fait peur, alors que l’Etat islamique menace la civilisation, la fable de Herbert apparaît comme prophétique ou blasphématoire. Il faut surtout se concentrer sur la formidable analyse de la religion que Herbert fournit, notamment avec la Missionaria Protectiva, le bras armé du Bene Gesserit, chargé d’implanter des superstitions qui se transformeront en prophéties autoréalisatrices. Herbert démontre comment la religion peut être exploitée à des fins politiques, et son propos n’est une fois encore pas de prôner la domination des «peuples du désert» sur le reste de l’univers, mais bien d’avertir des dangers de se laisser aller sans aller de l’avant.

La science-fiction possède cette capacité de faire réfléchir en avertissant des dangers qui menacent notre monde à court et long terme. Les Fremens triomphent et dominent l’univers, non pas parce qu’ils sont menés par un messie, mais parce qu’ils rejettent toute facilité liée à un monde pseudo-moderne. Ce sont les barbares, au sens grec du terme, réjuvénant la civilisation, devenue trop molle en restant sur ses acquis et où les relations dominant-dominé sont acceptées depuis des siècles comme des conventions inaltérables.

La fin programmée des machines pensantes?

Frank Herbert évoque également dans Dune un «Jihad Butlérien» qui a anéanti les machines pensantes. Les commandements de la Bible Catholique Orange, religion dominante de Dune, indiquent clairement que «Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’Homme semblable», et les tâches réservées aux ordinateurs de nos jours sont effectuées par des humains spécialement choisis et entraînés afin de devenir des «mentats». On n’apprend véritablement les raisons du Jihad Butlérien que dans les livres publiés par le fils de Frank Herbert, Brian: l’assassinat de Manion Butler par le robot pensant Erasme, qui conduit à la rébellion des humains réduits jusque-là en esclavage.

Frank Herbert a repris un thème cher à la science fiction, où les machines dépassent l’homme et deviennent son adversaire, que ce soit dans Colossus: The Forbin Project, WarGames, Terminator ou Matrix. On peut également émettre l’hypothèse qu’un homme comme Herbert, sensible à l’écologie et à la place de l’homme dans l’environnement, se soit méfié de machines qui éloigneraient l’humanité de sa nature. Herbert rejoint ainsi de nombreux experts actuels, comme Elon Musk ou Stephen Hawkins, qui estiment que l’intelligence artificielle est une menace pour l’humanité.

Selon Ashlee Vance, biographe d’Elon Musk, le génial entrepreneur, que l’on compare souvent au fictionnel Tony Stark, était un fervent lecteur de science fiction, y compris Dune. Musk développe aujourd’hui toute une série de projets extrêmement audacieux, de la colonisation de Mars aux voitures électriques en passant par les lanceurs spatiaux et les trains à très haute vitesse. Pourtant, le milliardaire se méfie des machines pensantes et a récemment donné 7 millions de dollars à 37 équipes de recherches afin de parer aux dangers potentiels de l’intelligence artificielle. Elon Musk n’est qu’un des nombreux lecteurs des œuvres de Frank Herbert, mais il prouve avec brio que la science-fiction est un genre qui peut sauver le monde. Ou tout du moins, contribuer à le remettre en question et à le transformer.

Dune mérite un film à sa hauteur, qui le placerait dans les étoiles, au même niveau que Star Wars, Blade Runner ou 2001. En regardant Jodorowsky’s Dune, on se prend à espérer que cette version reprendra vie un jour. Nicholas Winding Refn, présent dans le documentaire, consacre en ce moment un documentaire à Jodorowsky, qui lui aurait expliqué en détail son projet pour l’adaptation au cinéma de Dune. Peut-être, devant l’enthousiasme débordant de Refn, Dune sera porté à l’écran dans le futur par le génial réalisateur danois? Et pourquoi pas produit par Elon Musk? Lui saura trouver les millions manquants pour permettra l'aboutissement du «plus grand film jamais réalisé».

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