Monde / Économie

Au lieu d'attaquer l'Europe, continuons de la construire!

L'heure est grave sur le continent, et pas seulement pour les Grecs, avec une alternative entre une structuration plus poussée et un abandon au national-populisme.

REUTERS/François Lenoir.
REUTERS/François Lenoir.

Temps de lecture: 5 minutes

Après le «non» franc et massif des Grecs lors du référendum organisé par Alexis Tsipras, et avant que ne soit arrêté un éventuel énième plan de sauvetage, la seule certitude que l’on puisse avoir est celle-ci: l’heure est grave! Pour nous tous! Car chacun se trouve au pied du mur.

Les Grecs en premier lieu. Après tout, ils sont libres de choisir un destin séparé du nôtre. Si l’on s’en tient, non pas à ses déclarations, mais à son comportement, tout se passe comme si Alexis Tsipras voulait conduire les Grecs hors de l’Europe. Donc, à mes yeux, vers un malheur plus grand. A moins d’être un jour subventionné par la Russie, comme l’est Athènes depuis son entrée dans l’UE.

Mais les Grecs ont-ils fait vraiment un choix? Il faudra se souvenir qu’ils étaient appelés à se prononcer «pour» ou «contre» un texte qui n’existe pas, qui n’existait plus: ce seul rappel signe une bien curieuse conception de la démocratie. Mais on sait qu’à tout référendum, où que ce soit, on répond rarement à la question posée. On peut donc dire: les Grecs ont dit «non» à l’austérité. Question: voulez-vous «moins»? Qui pourrait répondre oui? Plus sûrement, les Grecs ont dit «non» à la réalité. Le problème est que la crise grecque, si les aides européennes devaient être interrompues, ne pourrait que s’approfondir et menacer même le pays d’une crise humanitaire.

Les Grecs ont-ils alors voté «contre» l’Union européenne ? Les partisans du oui –qui n’avaient guère de porte-parole emblématique, hormis le maire d’Athènes– ont clairement voulu dire «oui»  à l’Europe. Et si l’on en croit Alexis Tsipras, le «non» voulait aussi dire «oui» à l’Europe... à d’autres conditions. Lesquelles pouvaient varier d’heure en heure. Et changeront peut-être encore lors des discussions avec l’Eurogroupe. On verra bien alors si, dans l’esprit du Premier ministre grec, il s’agissait vraiment de renforcer la main de ses négociateurs. Plus sûrement, le référendum avait pour but de satisfaire un objectif bien précis et parfaitement atteint, renforcer et pérenniser son propre pouvoir. La réunion autour de lui de tous les partis politiques en a été la démonstration éclatante.

L'humiliation, thème classique dans l'histoire des extrémismes

Quelle que soit l’issue de cette crise, ce référendum a agi comme un révélateur préoccupant de l’état d’esprit public en France et des dangers qui guettent la construction européenne.

Et voilà Tsipras transformé
par nos médias
en un De Gaulle
new look, comme s’il suffisait de dire «non» pour passer pour un héros

En France, il était difficile, voire impossible, d’échapper à un air du temps médiatique à sens unique. Comme si le temps béni du «non» au projet de Constitution européenne revivait dix ans plus tard. Et voilà Tsipras transformé par nos médias en un De Gaulle new look, comme s’il suffisait de dire «non» pour passer pour un héros. Liberté, dignité, sursaut, démocratie: tout y est passé! Il y a bien sûr des «non» nécessaires, comme celui de la France à la guerre d’Irak en 2003 ou, plus lointain, celui de la résistance des communistes grecs contre les nazis. Mais de quoi ce «non» grec est-il porteur, hormis le refus de règles communes  auxquelles tout un chacun a adhéré en entrant dans la zone euro et qui sont la contrepartie nécessaire de toute solidarité?

Ce «non», avec les grilles de lecture franco-françaises, est en fait porteur d’une grave illusion qui ferait de Syriza une partie de la gauche, ou pire, la vraie gauche. Alors qu’il s’agit d’une extrême gauche alliée à une extrême droite, l’une et l’autre étant rassemblées autour d’un thème classique dans l’histoire des extrémismes: l’humiliation. L’illusion, ou l’aveuglement volontaire, qui justifie cette posture n’est pas nouvelle. C’est ainsi que certains journaux, et non des moindres, avaient préféré soutenir le parti communiste portugais plutôt que les socialistes de Mario Soares lorsque le Portugal se débarrassait de la dictature de Salazar.

Il y a toujours une part de l’opinion qui situe la gauche du côté du communisme et du maoïsme ou du trotskisme plutôt que du réformisme et de la social-démocratie, qui a toujours été l’ennemi à abattre. Le résultat de cet état d’esprit est double: d’une part, la propagande des extrêmes se trouve renforcée partout en Europe tandis que, d’autre part, l’idée européenne elle-même se trouve minée

Qui a crié à l’unisson de la victoire de Tsipras? En France, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon –CQFD; en Italie, Beppe Grillo (mouvement Cinq étoiles) et Matteo Salvini (la Ligue du Nord), deux mouvements ouvertement xénophobes et anti-européens; et la liste, en Europe, n’est pas limitative.

Pour tous ceux-là, l’argumentaire est simple: sortir, c’est possible et d’ailleurs «nous avions raison sur tout», comme le dit souvent en substance Marine Le Pen.

Les dirigeants européens au pied du mur

En outre, faire passer l’Union européenne ou la zone euro pour le diable –«les institutions», selon le vocabulaire d’Alexis Tsipras–, rendre l’une et l’autre coupables de tous les malheurs de leurs peuples que leurs dirigeants ont pourtant eux-mêmes forgés, c’est exactement scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Car tout ce mouvement s’inscrit dans une permanence et une insistance de critiques obligées et de dénonciations virulentes de tout ce qui vient de Bruxelles. Et où cela nous mène-t-il, sinon vers le drame et vers le chaos?

L’Europe est attaquée au nom de la souveraineté confisquée, comme si l’Union était l’ennemie des nations qui la composent et qui, à travers les chefs d’Etat et de gouvernement, la dirigent. Cet argument est avancé au mépris de l’Histoire. Car, à l’origine de l’idée européenne, il y a des nations à genoux, défaites et ruinées par la guerre, qui n’ont plus de souveraineté sur rien, étant sous perfusion du plan Marshall. Dans l’esprit des fondateurs de l’Union, le rassemblement de leurs forces et le Traité de Rome sont d’abord, pour ces nations, l’instrument de la reconquête de leur souveraineté. L’étape dans laquelle nous sommes étant celle des souverainetés partagées et non des «abandons» de souveraineté. La construction européenne n’est jamais, pour nos pays, que le moyen de garder dans l’équilibre mondial des forces, des marges de manœuvre, des choix possibles. Sortir, ce serait ne plus avoir le choix!

L'Europe est attaquée au mépris
de l'Histoire
et de la réalité

L’Europe est attaquée parce qu’elle serait le cheval de Troie de la mondialisation. Au mépris, cette fois, de la réalité: la révolution technologique, le passage d’une civilisation industrielle à une civilisation numérique, la révolution digitale, qui n’en est qu’à ses débuts, nourrissent la mondialisation face à laquelle aucun Etat européen, aucune grande ou petite nation européenne, ne peut survivre seule. La zone euro l’a montré dans la crise financière internationale: elle nous a évité d’être broyés, voire de repartir en guerre les uns contre les autres.

L’Europe est attaquée parce qu’elle n’offrirait pas une protection suffisante. Qu’à cela ne tienne, construisons-là! Aujourd’hui la guerre est à nos portes: au cœur de l’Europe avec les offensives russes en Ukraine et sur une bonne partie du pourtour méditerranéen plongé dans le chaos et victime des offensives de Daech. Qui peut croire que nous en viendrons à bout seuls? Qui peut croire que nous maîtriserons seuls les mouvements migratoires que ces guerres provoquent?

L’économie moderne est dominée par des géants du net. Qui cherche à les contenir, sinon la Commission européenne à travers des enquêtes de sa direction de la concurrence vis-à-vis de Google et autres? Pense-t-on un instant que l’une ou l’autre de nos capitales aurait, seule, la même force de frappe? On pourrait ajouter ainsi à la liste, qui n’est au reste jamais énoncée par nos responsables, lesquels sont constamment sur la défensive. Les voici donc au pied du mur, mis en demeure, à la fois par les pressions extérieures qui s’accentuent et par le révélateur de la crise grecque, de choisir: se structurer davantage, ce qui passe par le retour d’une forte convergence franco-allemande et d’une structuration politique de la zone euro, ou bien s’abandonner au populisme, au national-populisme qu’incarne si bien Alexis Tsipras.

cover
-
/
cover

Liste de lecture