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Les jeux vidéo à l’heure de la réalité alternée

Ces jeux qui multiplient les allers-retours entre fiction et monde réel permettent aux gamers une immersion complète. Un secteur encore de niche mais dont l’expansion, au-delà du secteur des jeux vidéo, est en cours.

<a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Ingress#/media/File:Ingress_Situation_Map.png">Carte du jeu vidéo «Ingress»</a> | Don Fuego via Wikimedia Commons <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">License by</a>
Carte du jeu vidéo «Ingress» | Don Fuego via Wikimedia Commons License by

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La scène se passe le 4 avril dernier. Dans 110 points de rendez-vous déterminés à l’avance se tient un événement d’envergure mondiale. Organisé depuis quelques mois, l’IngressFS regroupe en effet des milliers d’adeptes d’Ingress, un jeu vidéo en réalité alternée publié sous Android depuis 2012 par Niantic Labs, une division de Google chargée des expérimentations sur les applications mobiles et sociales. L’objectif est simple: deux factions, les «Éclairés» et les «Résistants», s’affrontent à l’aide de leur smartphone pour hacker le plus possible de portails virtuels (statues, fontaines, lieux-dits,…) au nom de leur communauté.

Jouissant d’une réputation grandissante –l’IngressFS réunit une fois par mois plus de 2.000 joueurs, tandis qu’un «Ingress Report», sorte de newsletter des événements de la semaine écoulée, est publié tous les jeudis–, Ingress n’est bien évidemment pas le seul ARG («Alternate Reality Games») à susciter l’intérêt de la communauté des gamers. Cela fait même quatorze ans que ce type de jeu multipliant les allers-retours entre fiction et monde réel (via les SMS, appels, notifications sur les réseaux sociaux ou faux articles parus sur de vrais sites d'information) suscite les espoirs les plus fous. L’un des premiers du genre, Majestic, date de 2001 et a été développé sur PC par le studio Anim-X et édité par EA. Parmi les exemples les plus notables, il y a aussi Skylanders, où le joueur est amené à acheter des figurines (vendues 15 euros à l’unité) et à les invoquer dans le monde virtuel. Il y a enfin les blockbusters (type Dead Rising 3) qui utilisent également la réalité alternée afin de donner une nouvelle dimension à leur univers, ou promouvoir la sortie d’un projet plus important –c’est le cas de The Beast et Why So Serious qui accompagnaient respectivement la sortie de A.I. Intelligence Artificielle et The Dark Knight en 2001 et 2007.

Bienvenue dans le monde réel

Comment expliquer un tel succès? Chez Quantic Dream (Fahrenheit, Heavy Rain), on connaît la réponse. Facile. À en croire Guillaume de Fondaumière, co-directeur des studios, tout tiendrait dans les promesses faites par la réalité alternée:

«Ce terme regroupe une notion d’immersion complète. Que le joueur soit plongé au sein d’un décor réel ou qu’il enfile un casque pour intégrer un environnent au sein duquel il peut voir à 360 degrés, peu importe. Il peut désormais vivre les histoires de manière complétement différente, en sortant du cadre du jeu vidéo au sens strict. Malheureusement, si les promesses faites sont très fortes, les ARG sont très loin d’être à la hauteur de l’engouement pour le moment. Pour beaucoup de jeux, la réalité alternée est plus un gadget qu’un élément fondateur du gameplay.»

Depuis 2012, le studio Telltale a toutefois développé quatre jeux (The Walking Dead, The Wolf Among Us, Tales Of Borderlands, Game Of Thrones) où les décisions du joueur ont des conséquences sur le déroulement de l’intrigue. On ne compte plus également les applications ayant vu le jour ces dernières années, conséquence directe de la démocratisation des smartphones et du développement des réseaux 3G et 4G. Que l’on pense à Ingress, donc, mais aussi à Zombies, Run! ou Turf Wars, où le joueur est amené à s’allier avec d’autres gamers pour combattre divers gangs, toutes offrent la possibilité de discuter avec des réseaux sociaux, de devenir l’acteur de l’histoire, d’échanger des infos ou des hypothèses.

Il y a un vrai public, mais celui-ci est encore de niche, très geek

Eric Viennot, auteur en 2003 d’In Memoriam

Au point de comparer les ARG à des mastodontes du jeu vidéo tels que World Of Warcraft? Pas vraiment. D’abord, parce que la conception de ce type de jeu se révèle bien moins coûteuse, ne nécessitant bien souvent rien d’autre qu’une documentation extrême des lieux explorés. Et puis parce que les ARG permettent aux gamers de vivre une histoire sans la médiation d’un personnage, d’être perpétuellement à la frontière de la réalité et de la fiction.

Si Guillaume de Fondaumière prétend donc que «le jeu vidéo en réalité alternée n’existe pas encore», l’optimisme se veut malgré tout au plus haut chez Eric Viennot, auteur en 2003 du premier jeu de réalité alternative en Europe (In Memoriam). «Il y a un vrai public, mais celui-ci est encore de niche, très geek. Aucun ARG n’est encore aussi populaire que Call Of Duty ou GTA, mais ces jeux bénéficient d’un public féru et très appliqué.» L’ancien directeur de Lexis Numérique sait de quoi il parle: son dernier grand projet (Alt-Minds, 2012) a été vendu à 200.000 exemplaires en Europe. Parmi tous ces acquéreurs, 20.000 y joueraient régulièrement et 5.000 y joueraient en temps réel, soit près de 400 heures en huit semaines de missions.

Des possibilités infinies

«L’un des futures des ARG, poursuit Eric Viennot, serait de marier les jeux vidéo et les séries télé [selon le site Deadline, Google travaillerait actuellement avec The Sean Daniel Company pour adapter Ingress en série télévisée]. Il y a déjà eu un jeu Lost ou Braquo, où un contenu additionnel interactif avait été ajouté dans le but de permettre d’avoir un aperçu des épisodes suivants en incarnant un des personnages de la série, mais on peut aller encore plus loin. D’ici quelques années, je suis convaincu que l’on aura la possibilité d’aller dans l’espace réel de nos séries préférées et de se confronter à nos personnages favoris.»

Les secteurs du tourisme et de l’événementiel regardaient l’évolution de cette technologie avec grand intérêt

Dans un pays où, selon un rapport du SELL daté de février 2015, 53% des Français déclarent jouer régulièrement aux jeux vidéo, contre 20% au début des années 2000, les ARG, c’est indéniable, ont un avenir. Qui ne peut se limiter au secteur du jeu vidéo. Ces dernières semaines ont en effet prouvé que les secteurs du tourisme et de l’événementiel regardaient l’évolution de cette technologie avec grand intérêt. Il y a bien évidemment Saint-Malo, qui a dernièrement lancé l’application «Saint-Malo Tour», diffusant gratuitement et en temps réel toutes les informations (quoi faire? où manger? où dormir?) de la ville. Il y a surtout ReWild. Né d’un partenariat entre quatre parcs naturels régionaux (Massif des Bauges, la Chartreuse, le Vercors, le Haut-Jura) et la Grande Traversée des Alpes, cet ARG mêle itinérance, énigmes et expériences multimédias, pour un jeu de piste grandeur nature, permettant de (re)découvrir différemment les régions montagneuses françaises.

Mais la meilleure raison de croire en l’avenir des ARG réside peut-être dans la mise en circulation en janvier 2015 d’un jeu à caractère éducatif. Développé par des ingénieurs de la Nasa, par des étudiants et par des scientifiques de l’Université du Maryland, DUST a pour vocation d’utiliser «des applications mobiles, des sites web et un forum où les joueurs jouent tous ensemble, aux côtés de personnages fictifs, pour démêler un mystère qui les aidera à sauver le monde», commente l’agence spatiale américaine sur le site du jeu. Et d’ajouter:

«Les études montrent que l’intérêt des adolescents pour les sciences est en baisse, surtout chez les filles. Si DUST est amusant, il a aussi pour but d’immerger les jeunes joueurs dans le monde de la recherche scientifique. En résolvant des problèmes, à travers des jeux et des énigmes, ils réviseront sans le savoir leurs cours de sciences et de mathématiques.»

Même Guillaume de Fondaumière semble vouloir y croire:

«D’ici deux ou trois ans, quand les choses se seront mises places, l’on risque d’assister à des jeux assez dingues, à des simulations presque parfaites.»

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