Culture / France

Dans le cinéma, la littérature et la musique, le taxi encaisse

En France, le chauffeur de taxi fait souvent office de repoussoir pour le monde de l'art.

<a href="https://www.flickr.com/photos/zakmc/6290725551/in/photolist-azTBxn-4q6Yj1-9LUQht-2jtbJG-oyFwkb-qoT9Mu-iRmtgQ-Zcatj-ok66j1-6cixwp-6tfMqi-8qPwEv-4R2oFJ-52SPy-9jo9G5-oB5YDC-7XhsvU-ryhopP-9rLNLK-6BiHpw-82Qb6K-dWWzZX-czQwB1-5W8DuA-83GoMB-37GJb2-79gAW5-eK5bK1-oHgDd-7icz16-oajexL-63hxve-3wJSnB-4x5Ny-4jdzxA-HhguB-7nz9Z6-s1X5SK-bnZH5u-9H22m1-i7P24R-tL9znz-r8pQyr-q3utnR-9wM9ZV-TxXLi-9kcXdj-bWXkA9-6D54wk-n9U5Am">Dernier taxi</a> Emanuele via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/">License by</a>
Dernier taxi Emanuele via Flickr CC License by

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Bien longtemps avant la guerre entre les taxis et UberPop, dans laquelle l’opinion publique lassée de ses tacots semble s’être rangée derrière les VTC, le monde de la culture française avait déjà entamé un patient travail de sape contre les chauffeurs licenciés.

Il est deux heures du matin lorsque Jacques Revel  arrive à la gare de Bleston, petite ville anglaise où il va accomplir un stage d’un an, dans le roman de Michel Butor, L’Emploi du temps. À cette heure-là on imagine assez bien qu’il fait nuit noire, et en débarquant un 1er octobre dans la province anglaise, on a peu de chance d’avoir chaud. Pas de miracle, le vent souffle sur une brume chargée de miasmes industriels. Heureusement, Revel avise un taxi sur le parking de la gare. L’espoir de dénicher un endroit où passer cette première nuitée dans une ville inconnue est permis. C’est compter sans le chauffeur du taxi en question:

«Le chauffeur de taxi, dont j’étais le dernier espoir pour la nuit, m’a demandé où je voulais être mené (ses paroles ne pouvaient avoir d’autre sens), mais les mots qu’il employait, je ne les reconnaissais pas, et ceux par lesquels j’aurais voulu le remercier, je ne parvenais pas à les former dans ma bouche; c’est un simple murmure que je me suis entendu prononcer.

 

Il m’a regardé en hochant la tête, et, tandis que je m’éloignais de la gare, silencieusement, droit devant moi, j’ai vu sa voiture noire faire le tour de la plate-forme, descendre par la pente bordée de parapets, disparaître par la rue déserte en bas.» 

Le narrateur sera bon pour somnoler sur un quai ferroviaire en attendant des heures meilleures.

Peu aimable, maussade, inattentif aux difficultés des étrangers, capable de laisser un nouvel arrivant seul et en galère dans une cité où il aura visiblement du mal à se faire comprendre, le taxi anglais n’a rien à envier à son frère parisien en littérature. Pourtant, les lettres française, qui ménagent peu de place à la voiture et encore moins aux trajets tarifés, ne sont pas les plus acharnées dans le combat contre les taxis dans l’imaginaire collectif.

Au cinéma, on assassine bien les taxis

Littérature enfantine et films d’animation ont une figure de chauffeur de taxis en commun: Oui-Oui. Mais le souvenir souriant et consensuel du conducteur au bonnet bleu surmonté d’un grelot s’efface à mesure qu’on s’avance dans le monde des adultes.

Dans l’univers merveilleux du cinéma, l’image du chauffeur de taxi a plutôt tendance à se faire passer à tabac par les réalisateurs. Côté américain, la mémoire de Max (joué par Jamie Foxx) taxi pris en otage et bientôt triomphant avec le camp des gentils dans Collatéral ne tient pas la distance face au Travis Bickle (De Niro) du Taxi Driver de Scorsese. Certes, Bickle finit par sauver, au prix d’un bain de sang, une prostituée mineure mais difficile d’oublier les quelques soucis psychologiques qui le poussent à vouloir «nettoyer New York», tuer un homme politique, emmener une femme dans un cinéma porno en guise de rencard. Et la profession n’est pas logée à meilleure enseigne (lumineuse) dans les films français.

Pour un Daniel (le rôle de Samy Nacéri dans les Taxi de Gérard Pirés et Krawczyk), grand amoureux des démarrages en trombe mais contempteur du code de la route, on trouve beaucoup d’automobilistes sous patente moins sympathiques. Un modèle du genre: le chauffeur de taxi planté dans Two Days in Paris de Julie Delpy.

Un détail pour démarrer. L’homme qui se charge de la course du couple franco-américain du film n’est  pas au top physiquement et semble transpirer abondamment. Il est par conséquent difficile de penser qu’on va le voir sous son meilleur jour. Et puis, sa prose ne le met pas en valeur non plus. «C’est encore un arabe ça, je suis sûr», peste-t-il d’abord. Si le spectateur n’a pas besoin d’attendre pour savoir que ce taxi parisien est un fieffé raciste, il ne cesse d’aller de surprise en surprise. Le personnage n’est pas «seulement» raciste, il est aussi xénophobe. Misogyne, il n’hésite pas à doubler son mépris des femmes du négationnisme le plus crasse:

«C’est quoi cette histoire de camps? Encore des inventions pour nous piquer notre fric?»

À la décharge de ce Dupont-Lajoie sur roues, ce sont tous les Français qui en prennent pour leur grade quand Marion (Julie Delpy) s’énerve: «Welcome to France!» s’exclame-t-elle hors d’elle en mimant avec finesse un salut nazi accompagné d’une moustache hitlérienne faite avec deux doigts.

Voici cet hymne à l’amour des taxis:

Les oreilles des chauffeurs de taxi sifflent quand on allume l’autoradio

«Un taxi passe à Montparnasse, 810 balles se font la malle.» Le taxi n’est pas donné dans le répertoire de Serge Reggiani. Il a bien d’autres problèmes par ailleurs lorsqu’il traverse la chanson française. Oh, il y a bien le connu, archi-connu, Joe le Taxi, la super-star des taxis musicaux. Mais même lui pourrait faire préférer le VTC au G7. Il force autant sur le champignon que sur la boisson, note ainsi Vanessa Paradis: «Joe le taxi/ Y va pas partout/Y marche pas au soda». Et oui, non content de rouler avec un coup dans l’aile, Joe, comme ses copains de la littérature et du cinéma, choisit lui aussi ses destinations.

Le mélomane français peut se prendre à rêver de vivre les mêmes émois mélodiques que Prince. Mais le chanteur de Minneapolis (Etats-Unis) n’a pas la vie de tout le monde et quand il prend le taxi, dans sa chanson Lady Cab Driver, il tombe sur une femme à laquelle il peut adresser de lascives complaintes. Ingénu, et au bout du rouleau, il se permet même de demander à sa chauffeuse: «Will you accept my tears to pay the fare?» (soit: «Accepteras-tu que je paie la note avec mes larmes?»). Une question saugrenue qui ne serait pas venue à l’esprit de Serge Reggiani, ni même à celui de Vanessa Paradis. Et on imagine assez bien la réponse du taxi de Julie Delpy.

L’exécution est venue récemment du groupe La Femme. Cette formation française nourrie d’électro et de musique yé-yé n’apporte pas d’eau au moulin d’UberPop, elle se contente de mettre à mort la profession de taxi en une formule lapidaire:

«Prends le bus /Prends le bus /Antitaxi /Taxi beaucoup trop dangereux /Taxi beaucoup trop douteux /Antitaxi» 

Avant de devoir faire face à leurs concurrents peu loyaux, les taxis auront donc été malmenés sur les routes hostiles des arts et des lettres français. Courtney Love se sentira moins seule. 

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