Tech & internet / Monde

Deux ans après le début de l'affaire Snowden, les Etats-Unis restent accros au secret

Le gouvernement américain a enfin décidé de réformer sa politique de collecte de données, mais ce n’est pas suffisant: le Congrès ne peut contrôler ce qu’il ne peut comprendre et ce qu’on lui cache.

<a href="https://www.flickr.com/photos/joelogon/8123118435/in/photolist-">Sculpture en marbre blanc «Caméra de surveillance» de l’artiste Ai Weiwei exposée au musée Hirshborn, à Washington, en 2012</a> | Joe Loong via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/">License by</a>
Sculpture en marbre blanc «Caméra de surveillance» de l’artiste Ai Weiwei exposée au musée Hirshborn, à Washington, en 2012 | Joe Loong via Flickr CC License by

Temps de lecture: 5 minutes

En octobre 2012, moins d’un an après les révélations de l’affaire Snowden, une petite sculpture est arrivée au musée Hirshhorn de Washington. C’était une caméra de surveillance (une réplique de celles installées par le gouvernement chinois autour du domicile d’Ai Weiwei). L’artiste l’avait sculptée dans du marbre. Sobre, toute blanche, la sculpture haute d’à peine plus de 30 centimètres était restée largement ignorée jusqu’à la fin de l’exposition, fin février 2013.

Trois mois après la fin de l’exposition, le Guardian publiait le premier d’une longue liste de documents classés, révélant une surveillance intérieure d’une ampleur encore jamais connue aux États-Unis.

Rétrospectivement, la sculpture apparaît comme un présage étonnamment approprié. En art, et notamment en architecture, le marbre est un symbole de pouvoir et de légitimité: aux États-Unis, la Cour suprême est en marbre, les épiceries ne le sont pas. La force de la sculpture de Weiwei ne vient pas du fait qu’il s’agisse d’une caméra de surveillance. Elle vient du fait qu’elle est en marbre.

Surveillance institutionnelle

De même, au milieu du tumulte des révélations toujours plus incroyables au sujet de l’espionnage intérieur et international des États-Unis, il est facile de perdre de vue l’un des faits les plus troublants, à savoir que toutes les branches du gouvernement américain ont, de manière active et répétée, autorisé la surveillance permanente de l’ensemble de la population américaine. Désormais, la surveillance continue n’est plus un mauvais coup ou un excès admis en temps de guerre. C’est devenu une institution.

Après un débat animé, un projet de réforme de la surveillance, baptisé USA Freedom Act, atterrira bientôt sur le bureau d’Obama. Cette loi mettra fin à la collecte systématique des métadonnées téléphoniques des Américains. Mais pourra-t-elle empêcher d’autres abus à l’avenir? Donnera-t-elle au Congrès les outils nécessaires pour nous empêcher de connaître à nouveau un scandale de la surveillance?

Ce sont là des questions plus difficiles. La loi rendra l’United States Foreign Intelligence Surveillance Court plus juste et transparente. Elle exigera aussi de la National Security Agency (NSA) qu’elle fournisse chaque année un rapport indiquant combien de personnes ont été concernées par le nouveau programme d’enregistrement des appels –et combien de recherches sont menées dans les groupes de données disponibles. C’est un pas en avant important.

Malheureusement, rien dans le texte n’assure que chaque membre du Congrès (et son équipe) puisse bénéficier d’un accès suffisant pour pleinement comprendre les vérités qui se cachent derrière les secrets du gouvernement. C’est une erreur.

Congrès peu (voire non) informé

Trois jours seulement après les premières révélations d’Edward Snowden sur la NSA, quelque chose d’extraordinaire est arrivé. Auteur de la loi invoquée par la NSA pour légitimer son programme d’enregistrement des appels, le Patriot Act, le député républicain Jim Sensenbrenner a affirmé que sa loi n’autorisait en rien cela —il a même dit que le programme enfreignait cette loi. Le député du Wisconsin a également affirmé qu’il n’avait pas été informé de ce programme, pas plus que «la plupart» de ses collègues. Cela contredisait Obama, qui venait d’assurer au public que «le Congrès [était] continuellement informé de la manière dont ces programmes [étaient] conduits».

En mai, une cour d’appel fédérale de New York a émis un jugement sur l’affaire. Le verdict a été en faveur de Sensenbrenner. L’administration Obama a bien transmis quelques notes sur le programme d’enregistrement des appels à quelques comités-clés du parlement. Mais, comme l’a fait remarquer la cour, les membres ne pouvaient voir le document que durant une période limitée, et généralement sans leur équipe.

En outre, en 2011, lorsque le Congrès a choisi de renouveler certaines parties du Patriot Act, le House Permanent Select Committee on Intelligence n’a pas voulu partager ces documents avec les personnes extérieures au comité (laissant donc tous les autres membres du Parlement dans l’obscurité totale). En 2011, la Chambre des représentants des États-Unis comptait en tout 435 membres électeurs. Seuls 20 d’entre eux faisaient partie du House intelligence committee.

Tendance inquiétante

20

Le petit nombre de membres de la Chambre des Représentants faisant partie du House Permanent Select Committee on Intelligence (sur 435)

Les notes n’auraient peut-être rien changé. Une note de 2009 disait que le programme d’enregistrement des appels «était autorisé à collecter en masse certaines informations de numérotage, routage, géolocalisation et signalement des appels téléphoniques» –c’est comme de dire que le fisc est autorisé à collecter certaines déclarations de revenus. Ce n’est qu’à la moitié de la note qu’était révélé, en plein milieu d’une phrase, que la NSA collectait «quasiment toutes» les données d’appels (c'est-à-dire qu’elle gardait une trace de quasiment tous les appels passés par tous les citoyens américains, à chaque minute de chaque jour).

Les briefings personnels ne semblent pas avoir été meilleurs. Le républicain Justin Amash, du Michigan, les a décrits comme des jeux bizarres de vingt questions:

«Vous ne savez pas quelles questions poser parce que vous ne savez pas quel est le point de départ. Vous n’avez aucune idée de ce qui se passe. Vous ne pouvez que balancer des questions au hasard: le gouvernement possède-t-il une base sur la Lune? un ours qui parle? une armée de cyborgs?»

Je ne miserais pas lourd sur l’armée de cyborgs. Mais Justin Amash souligne une tendance inquiétante: de plus en plus souvent, non seulement l’exécutif cache des choses au peuple américain, mais il les cache aussi au Congrès.

Chape du secret

Les déclarations de Justin Amash soulèvent aussi un autre problème, dont on parle beaucoup moins: le manque de personnel disposant des autorisations de sécurité nécessaires pour pouvoir aider les autres à comprendre et à voter sur les questions de sécurité nationale.

Lorsque l’affaire Snowden a éclaté, j’officiais en tant que conseiller en chef auprès du sous-comité judiciaire du Sénat sur la vie privée, la technologie et le droit. Dans les jours qui ont suivi, je n’ai pu compter le nombre de mes collègues qui m’ont expliqué que personne dans leur équipe n’avait eu les autorisations nécessaires pour pouvoir avertir leur patron du scandale de la NSA –ou pour avoir auparavant connu les agissements de la NSA.

Personne n’avait eu les autorisations nécessaires

Les Pères fondateurs des États-Unis ont conçu un gouvernement équilibré par tout un système de pouvoirs et de contrôles. «L’ambition doit être disposée de manière à contrer l’ambition», a écrit James Madison. Mais l’épaisse chape du secret qui entoure notre sécurité nationale menace de briser ce système. Le Congrès ne peut contrôler ce qu’il ne peut comprendre.

Malheureusement, ce qui s’est passé avec la NSA n’est que la partie émergée de l’iceberg. À vrai dire, le scandale de la NSA ne sera pas le dernier exemple de secret excessif empêchant le Congrès de mener efficacement son travail de supervision sur les questions de sécurité nationale.

L’une des principales conclusions du rapport sur la torture publié en décembre dernier par le Select Committee on Intelligence du Sénat est que la CIA a activement gêné la supervision du Congrès. Les techniques «d’interrogatoire renforcées» ont d’abord été approuvées en août 2002. Durant les quatre années qui ont suivi, alors que 117 détenus passaient par ces «interrogatoires», la CIA a refusé plusieurs fois d’informer le comité entier sur ces méthodes d’interrogation (et a restreint ses briefings à seulement deux sénateurs: le président et le vice-président du comité en question).

On lie rarement l’affaire Snowden au scandale de la torture. Pourtant, ce sont deux symptômes d’un même mal: l’addiction au secret.

cover
-
/
cover

Liste de lecture