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L’avenir de l’homme est-il automatique?

Une analyse philosophique de l’automatisation des sociétés modernes et des enjeux d’un changement économique, politique et culturel radical.

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Nao robot, Jaume University | Kai Schreiber via Wikimedia CC License by

Temps de lecture: 8 minutes

La société automatique: l'avenir du travail

de Bernard Stiegler

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Tandis que les politiques ne cessent de promettre, en la recherchant dans l’avenir proche, une baisse du chômage afin de retrouver le plein emploi, Bernard Stiegler dénonce cette perverse illusion. C’est sur ce paradoxe flagrant et pourtant occulté dans les discours politiques, que le philosophe français débute le premier tome de son dernier ouvrage, explicitement intitulé La société automatique; L’Avenir du travail. Car en effet, comment peut-on promettre le retour du plein emploi dans une société dont l’automatisation totalisante conduit inévitablement à la suppression d’un nombre conséquent d’emplois à l’avenir? Reprenant la déclaration de Bill Gates à Washington le 13 mars 2014, Stiegler semble confirmer «qu’avec la software substitution, c’est-à-dire avec la généralisation des robots logiques et algorithmiques pilotant des robots physiques […], l’emploi allait drastiquement diminuer au cours des vingt prochaines années, au point de devenir une situation exceptionnelle».

Certains auraient pu feinter d’ignorer cette théorie si celle-ci n’était parvenue en France via de multiples analyses et relais médiatiques, notamment à travers Le Journal du dimanche, qui en octobre 2014, suite à une étude établie par le cabinet Roland Berger, prédisait «la destruction d’ici à 2025 de trois millions d’emplois touchant tout autant les classes moyennes, les emplois d’encadrement et les professions libérales que les métiers manuels».

Travail et technique: la rupture d’un lien?

Dans la Grèce Antique, la philosophie et la politique devaient être préférées au travail, puisque ce dernier était synonyme d’une réduction de l’homme à une nécessité matérielle et aux ordres d’autrui (comme le remarque Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne où elle différencie le travail de l’œuvre, l’animal laborans et l’homo faber).

Sous la plume de Marx et d’Engels, le travail n’est perçu que comme une source d’aliénation, lorsque les moyens de production sont détenus par la bourgeoisie exploitant la force de travail des prolétaires. A l’inverse, chez Emmanuel Kant, c’est à travers le travail que se dessine l’humanité de l’homme qui, par la discipline que cette activité implique, l’oblige à s’écarter des pulsions animales pour s’orienter vers son humanité.

Chez Hegel, le travail permet la médiation entre soi et soi-même. De l’activité résulte la création d’objets par l’homme et qui, projetés dans le réel, deviennent le support de sa réalisation en tant qu’homme et conscience libre. C’est cette médiation qu’il décrit à travers sa célèbre Dialectique du maître et de l’esclave contenue dans La Phénoménologie de l’Esprit.

Pour Descartes encore, le travail allié à la technique conduit l’homme à son émancipation via un contrôle de son environnement naturel, au point de s’ériger comme ce fameux «maître et possesseur de la nature».

Le lien qu’entretient le travail avec la technique est indissociable des différentes visions succinctement présentées ici, dans la mesure où le travail permet la création d’outils techniques dont l’utilisation peut soit permettre l’émancipation de l’homme, soit une aliénation toujours plus performante de ce dernier. Nous comprenons alors que plus le travail est développé et abouti, plus la technique est corrélativement développée et aboutie. Or aujourd’hui, dans les sociétés modernes complexes et hyperindustrialisées, le travail ne tend-il pas à être dépassé par la technique? N’assistons-nous pas, comme semble le soutenir Bernard Stiegler, à une destruction du travail par la technique, une technique dont l’autonomisation et la performance n’ont cessé de s’accroître avec les débuts du mouvement de numérisation depuis une trentaine d’années?

Au fur et à mesure de l’évolution de ce lien entre travail et technique, un certain nombre de philosophes manifestèrent leurs appréhensions et de virulentes critiques à l’encontre d’une technique de plus en plus autonome, d’un lien qui tendait à se rompre. L’un des plus connus, Martin Heidegger, parlera ainsi d’«arraisonnement du monde» afin de traduire l’émergence d’une nouvelle conception technique du monde, depuis laquelle l’homme peut chercher à dominer tout ce qui est en le connaissant, en en faisant un objet. Le règne de l’époque moderne se caractérise alors, selon le philosophe allemand, par un monde devenu objet de représentation pour un sujet. C’est ce qui lui fera dire que la Terre, la nature dans son ensemble, nature de laquelle l’homme s’est coupé en devenant, depuis Descartes, un sujet pensant (Cogito), est désormais conçue comme un réservoir de matière maîtrisable et utilisable sous forme d’énergies stockables:

«L’idée est bien celle d’une mise en demeure, dans laquelle ce qui est mis en demeure est du même coup forcé de prendre une certaine figure où, désormais réduit, il paraît comme tel. La nature, mise en demeure de fournir de l’énergie, comparaît désormais comme "réservoir d’énergie".»

Martin Heidegger dans Questions III et IV.

Or, pour Stiegler, la conséquence d’un pareil arraisonnement, de cette nouvelle vision technique du monde, correspond à l’ouverture de l’ère de l’Anthropocène.

L’avènement de l’ère de l’Anthropocène

L’Anthropocène correspond à la période de l’histoire de la Terre qui débute avec l’impact global des activités industrielles humaines sur l’écosystème tout entier. Selon Stiegler :

«L’ère de l’Anthropocène, c’est l’ère du capitalisme industriel au sein duquel le calcul prévaut sur tout autre critère de décision et où, devenant algorithmique et machinique, il se concrétise et se matérialise comme automatisme logique, et constitue ainsi précisément l’avènement du nihilisme comme société computationnelle devenant automatique, téléguidée et télécommandée.»

Dans cette ère de l’Anthropocène, l’individu se trouve soumis à une réalité chiffrée, algorithmique, dont la calculabilité par des systèmes numériques de plus en plus performants et complexes rend toute compréhension et toute saisie impossible par l’homme. Ce dernier se retrouve ainsi en perdition au sein d’une réalité dont il ignore le sens. Dans cet univers, l’homme devient individualiste, c’est-à-dire «un» dans son unité la plus solitaire, toute entière coupée de son milieu associé, c’est-à-dire d’une société hautement technologique et sur laquelle pèse de forts contrôles. L’Anthropocène est ainsi l’ère des sociétés de contrôles, dans la continuité de celles analysées par Gilles Deleuze, et soumises à ce que Stiegler qualifie de «gouvernementalité algorithmique». Cette dernière repose sur des logiques capitalistes influencées par une idéologie de type ultralibérale. De telle sorte que pareille gouvernementalité procède au contrôle des pulsions, des choix et des comportements individuels, via une captation algorithmique et une calculabilité permanente des actions humaines au sein d’une société automatique.

Ce procédé tend alors à une «dés-intégration des individus devenant "dividuels"», c’est-à-dire à l’absorption, via la captation numérique, de l’ensemble des caractéristiques physiques et psychologiques qui permettaient à l’individu de s’individuer. L’individuation diverge de l’individualisme dans le sens où le premier considère l’individu comme unique et le second comme «un». Autrement dit, l’individuation conçoit l’individu comme perpétuellement inachevé et susceptible de se transformer par la socialisation, à travers une individuation psychique («Je»), collective («Nous») et technique (le milieu dans lequel évoluent le «je» et le «nous»).C’est ce qui fait dire à Stiegler qu’«avec ces relations programmées advient la dividuation, au sens de Guattari, c’est-à-dire la destruction de l’in-dividuation au sens de Simondon –ce qui constitue la base de la "gouvernementalité algorithmique"».

Dans cette ère de l’Anthropocène, marquée par l’avènement de la société automatique comme société de contrôles à la gouvernementalité algorithmique, c’est de son travail que l’individu risque d’être dépossédé. Le milieu associé dans lequel il évolue, empreint d’une technologie numérique totale, a déjà commencé à remodeler son mode d’être. Un nouveau rapport à la réalité s’est établi via l’augmentation technologique, et son individuation tend à se perdre en un individualisme que les technologies du numérique telles que la télévision, les ordinateurs, les téléphones portables ou encore les google glass, ne font que renforcer. Et si la disparition du travail humain aboutissait à la disparition de l’humanité telle qu’on la conçoit aujourd’hui? Cela marquerait un tournant inédit dans l’histoire des hommes, que les transhumanistes appellent aujourd’hui de leurs vœux à travers la mise en place des utopies du post-humain, ces sociétés composées d’individus au-delà de l’humain, augmentés par la technologie et pouvant prendre la forme de cette figure en vogue de nos jours qu’est le cyborg.

L’une des interrogations, en filigrane tout au long de l’ouvrage du philosophe, est bien entendu la possible sortie de cette ère de l’Anthropocène. Cette possibilité dépend tout d’abord d’une prise de conscience des impacts négatifs de l’entropie qui gouverne l’Anthropocène, puis d’une réinvention des modes d’êtres qui nécessite de repenser l’alliance entre logiques capitalistes de type néolibérales et technologies.

La néguentropie ou la sortie de l’Anthropocène

Stiegler considère l’objet technique et la technologie dans son ensemble comme un pharmakon. Ce terme issu du grec ancien désigne à la fois le «poison» et le «remède». Ainsi devons-nous comprendre la technique comme produisant à la fois des objets techniques qui empoisonnent nos modes d’êtres, et d’autres objets qui sont autant de remèdes à cet empoisonnement. Stiegler s’inscrit de facto, en reprenant cette notion de pharmakon, dans une lignée de philosophes qui se refusent la faiblesse d’une vision soit technophile, soit technophobe. L’auteur pense ainsi que si la technique a ouvert l’ère de l’Anthropocène, marquée par une entropie néfaste, vouant la société à une automatisation totalisante, elle peut également permettre une sortie comme remède au poison qu’elle a secrétée.

Une transition est en effet possible et celle-ci passe par le rêve d’une désautomatisation ainsi qu’un renversement de l’entropie par une pratique et une politique du savoir. Par ailleurs, pour Stiegler chez qui l’histoire de l’Anthropocène est celle du capitalisme, cette transition doit aboutir à une sortie qu’il qualifie logiquement de «Néguanthropocène», et dont les fondements sont ceux d’une coupure du lien entre logiques capitalistes entropiques et développement numérique de la société, ce lien qui donne naissance aux sociétés automatiques gouvernées par les algorithmes et la calculabilité computationnelle. Ainsi l’auteur préconise-t-il deux phases principales pouvant amorcer cette transition vers le néguanthropocène:

1ère phase: Songer (au sens de «rêver») durant le temps libéré par l’automatisation des tâches et des métiers, à investir ce temps «dans de nouvelles capacités de désautomatisation». Cela reviendrait à produire de la néguentropie.

2ième phase: Bâtir à partir de cette désautomatisation néguentropique un savoir capable de renverser, à terme, la gouvernementalité algorithmique.

Là où réside le problème est dans la difficile mise en place de la 1ère phase, fortement étranglée par ce que Stiegler qualifie de «capitalisme 24/7» (le terme vient d’un ouvrage de Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil,), et empêchant à chacun de rêver et donc de penser la désautomatisation:

«Le capitalisme 24/7 est totalement computationnel, et c’est plus précisément un capitalisme conçu comme pouvoir de totalisation, c’est-à-dire: prétendant imposer par ses opérations une société automatique sans possibilités de désautomatisations, c’est-à-dire sans possibilités de théories –sans pensée, s’il est vrai que toute pensée est un pouvoir effectivement exercé de désautomatiser et, en cela, un pouvoir de rêver.»

Il y a de l’utopie dans les écrits du philosophe. Le rêve dessine souvent les rivages d’un monde meilleur pour l’homme. Mais il s’agit, chez l’auteur, d’un rêve éveillé à la manière de ceux décrits par le philosophe allemand Ernst Bloch:

«La distinction fondamentale entre les rêves éveillés et les rêves nocturnes. La réalisation dissimulée de souhaits anciens dans les rêves nocturnes, la fabulation et l’anticipation dans les rêves éveillés.»

Un rêve diurne qui se distingue du rêve nocturne, et qui s’ancre dans une réalité certes contestée mais jamais oubliée ou niée.

Comment rester humain?

(Ré)apprendre à utiliser le temps libéré par l’automatisation de nos sociétés: voilà l’un des enjeux majeurs auquel nous invite ici Bernard Stiegler. Disposer du temps libre est également propice à la rêverie, et pourquoi pas une rêverie quelque peu utopique qui entreverrait les contours d’un avenir où l’humain et la technique seraient réconciliés? Car enfin, et l’auteur le reconnaît tout en le démontrant, notre humanité est indissociable de notre technique. Le processus d’hominisation, comme le remarquait l’ethnologue français André Leroi-Gourhan, passe nécessairement par un processus d’extériorisation technique. Or, ce processus tend aujourd’hui à s’inverser, procédant désormais d’une intériorisation de la technique par l’homme, dans l’homme, comme autant d’augmentation technologique (enhancement), très en vogue aujourd’hui. Une intériorisation qui peut dès lors tendre à une nouvelle forme d’aliénation que d’aucuns saluent comme l’avènement d’une nouvelle forme d’humanité, constituée de post-humains ou de cyborgs.

La technique n’est pas neutre. Elle participe à l’édification de l’environnement dans lequel l’homme évolue, s’évolue et se représente à lui-même. Or, c’est bien l’homme qui module son environnement par l’usage qu’il fait de la technique. Le problème n’est donc aucunement la technique en elle-même, mais bien le cadre sociétal dans lequel elle s’inscrit, et donc le nouveau projet néolibéral qui motive ses utilisations et ses fins, constituant ce «capitalisme 24/7».

Rester humain au cœur des sociétés automatiques, passerait par notre résistance à conserver notre faculté de rêver, et donc de penser, autrement, jusqu’à produire un autre savoir que celui dans lequel nous réduit le capitalisme 24/7: l’avenir du savoir qui permettra de transformer le devenir en un véritable avenir pour l’homme et que Bernard Stiegler nous dévoilera dans le second tome de La société automatique.

«Le premier des droits de l’homme c’est la liberté individuelle,

la liberté de la propriété, la liberté de la pensée,

la liberté du travail.»

Jean Jaurès

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