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La généalogie, c’est Candy Crush, et l'incarnation du Web à la fois

Et la sphère de la généalogie en ligne suit la même évolution, et donc les mêmes problématiques, que l’Internet tout entier.

Une généalogie héraldique
Une généalogie héraldique

Temps de lecture: 6 minutes

Tremblez devant ce nouveau malheur que nul n’avait vu venir. Oubliez le téléchargement illégal, le djihad numérique, les skyblogs. Le véritable fléau du web, c’est d’avoir mis à portée de tous la… généalogie.

Ce mot qui fait trembler parce qu’il évoque irrésistiblement un vieil oncle pourrissant les réunions de famille avec des «tu as un porte-clé? C’est amusant parce que Armand Demonchy, notre ancêtre né en 1688 à Verberie était forgeron.» Oui, je l’avoue. Aux tréfonds de mon être, il y a un fauteuil à bascule dans lequel se repose une petite dame de 83 ans. (C’est elle qui m’oblige à regarder Thalassa.) Il aura suffi d’un clic malheureux sur Internet pour la réveiller et qu’elle prenne le contrôle de ma personnalité. En un mot, je kiffe grave la généalogie.

La généalogie, «psychanalyse des pauvres»

Comment tombe-t-on dans ce piège? Ca peut vous arriver aussi, personne n’est à l’abri. Evidemment, les proies les plus faciles sont des individus qui aimaient plutôt bien les cours d’histoire. On peut ajouter d’autres raisons à l’engouement national pour la généalogie: le besoin collectif de se rassurer en s’ancrant dans l’histoire dorée d’un pays perçu comme déclinant, la recherche de repères face aux mutations de la famille moderne et les raisons d’ordre personnel (deuil, naissance, secrets de famille). L’historien André Burguière avait surnommé la généalogie «la psychanalyse des pauvres».

Mais ça ne suffit pas. Parce que jamais, au grand jamais, je ne serais allée me choper des escarres sur les bancs de la mairie de Verberie pour compulser des registres illisibles tenus par des nonnes hystériques. La vérité, c’est que la généalogie a muté, elle est passée au stade 2 de son évolution: elle est numérique. Le cul sur votre canapé, vous pouvez remonter les générations.

Et c’est une addiction terrible. La généalogie, c’est un peu comme Candy Crush, en pire. Décryptage d’un engrenage infernal.  

1.Le fonctionnement par niveau

Le fonctionnement par niveau. Plus vous avancez dans votre quête, plus vous rencontrez de difficultés. C’est exactement la même progression qu’un jeu vidéo. (La vieille dame en moi a très envie de vous expliquer que par exemple, l’état-civil parisien a brûlé en mai 1871 pendant la Commune, ce qui explique que pour cette ville, vous galérez grave.) Donc plus on monte les niveaux, plus c’est dur. Mais du coup, quand vous réussissez un niveau («Ah… J’ai trouvé le nom de jeune fille de l’épouse d’Alfred!!!») vous avez une forte montée d’adrénaline, vous êtes remotivé, prêt à entamer le niveau suivant. (Trouver l’identité des parents de l’épouse d’Alfred.) 

Et quand vous êtes définitivement bloqué à un niveau, vous pouvez toujours changer de niveau. Ca n’avance plus sur les Szymanski? Tant pis, comme Martin Szymanski s’est marié avec Louise Génier, vous commencez à remonter l’arbre des Génier. Vous découvrez que la sœur de Louise, Eleonore s’est mariée trois fois et que sur le certificat de son 3ème mariage, il y a le nom complet de ses parents. Comme dans Candy Crush, non seulement il y a des niveaux, mais en plus le jeu ne finit jamais.

Niveau 3. Difficulté faible

Niveau 10. Adversaire : le curé alcoolique qui tenait le registre

Et puis vous trouvez sans arrêt d’autres sources à vérifier. Imaginez-vous qu’on peut consulter depuis son lit les registres des hôpitaux parisiens du 18ème siècle.

Vous pouvez aussi aller taper votre nom de famille sur le site des Invalides; dans la base des brevets du 19ème siècle; ou sur celle des médaillés de Sainte-Hélène, des députés depuis 1789, des légions d’honneur, des bagnards, ou de l’école Polytechnique.

2.La compétition muette

Il y a une forme de compétition muette, parce que quand vous vous promenez sur les sites de généalogie où certains postent leurs arbres, il y a leur score. Bidule a 3080 individus dans son arbre. Ça vous motive, et en même temps, ça vous rassure parce que ça veut dire qu’il y a des gens plus atteints que vous qui y ont consacré des années entières.

3.Acheter des aides

Les fiches du fond Coutot sont à la généalogie ce que la boule de chocolat est à Candy Crush

Quand on bloque vraiment, comme dans Candy Crush, on peut acheter des aides. (Je sais, c’est faible.) Et là, c’est la grosse arnaque. On vous donne l’aperçu de l’acte dont vous avez besoin et quand vous voulez zoomer, s’affiche «Vous pouvez acheter ce lot de cinq fiches du fond Coutot pour 9 euros». Les fiches du fond Coutot sont à la généalogie ce que la boule de chocolat est à Candy Crush.

4.Généanet, l'Ubisoft de la généalogie

Pendant que vous vous «amusez» certains quelque part doivent bien se faire un max de thune. Les sites comme Généanet facilitent grandement les recherches. Mais les documents qu’ils vous trouvent et pour lesquels il faut payer, sont souvent disponibles gratuitement ailleurs. (Notamment les livres qui sont généralement consultables sur Gallica.)

5.La frustration

Tous ces jeux reposent sur le principe de la frustration. Parce que si vous arriviez à satisfaction, vous ne reviendriez pas jouer. En généalogie, la frustration est inhérente à l’essence même du concept. Malgré tous les renseignements que vous pouvez récolter, malgré la précision de certains, malgré les déductions que vous faites, dans le fond, vous ne savez rien. Vous ne pouvez pas percer le mystère. Aucun acte notarié ne vous raconte à quoi pensait votre aïeule avant de s’endormir le soir.

***

La généalogie, c’est l’incarnation du net

La généalogie, c’est l’incarnation du net. D’abord, la structure même d’un arbre généalogique ressemble à internet. Ensuite, ils fonctionnent tous deux sur la sérendipité. Faire des recherches généalogiques en ligne, c’est retrouver l’Internet de l’ancien temps, se balader de lien en lien. De nos jours, quand vous cherchez quelque chose, Google vous donne la réponse en un clic. Pour une recherche généalogique, Google ne peut rien pour vous (pour le moment mais ça ne va pas durer). Vous devez réfléchir. Par quoi commencer? Je vais d’abord chercher l’état-civil de l’Oise. A partir de là, si je trouve la date de naissance, je vais pouvoir chercher l’année du conscrit etc.

Mais surtout, la sphère de la généalogie en ligne suit la même évolution, et donc les mêmes problématiques, que l’Internet tout entier. Les questions sont doubles: la gratuité (l’open-data) et les monopoles.

La gratuité

Revenons à cette histoire de données payantes, les boules de chocolat de la généalogie en ligne. En tant que totale néophyte, je pensais que l’accès à des données publiques était forcément gratuit. Mais quelle candide j’étais! Pour mieux comprendre, j’ai demandé à Jordi Navarro, archiviste professionnel qui tient un très bon blog sur ces questions (et qui accessoirement est l’autre preuve qu’on peut avoir moins de 40 ans et être fana de généalogie.) (Il a remonté 2000 individus dans son arbre).  

D’abord, il y a les données numérisées par les départements eux-mêmes. Alors que la plupart les mettent gratuitement à disposition, la Charente et le Calvados en font payer l’accès. Comme l’explique Jordi: 

«L'obligation légale d'accès gratuit ne porte que sur la consultation en salle de lecture. La question se porte en fait plutôt sur la légitimité. L'argument avancé par les Conseils généraux est celui du coût (comptez environ 0,20€ par page numérisée). Ce coût est assumé par l'impôt. Mais la mise à disposition sur Internet va bénéficier à des internautes du monde entier et donc une grande partie qui ne paie pas ses impôts au sein du département en question. L'idée est donc de compenser en faisant payer l'accès par internet. Sauf que la rentabilité de cette opération est en réalité tout à fait illusoire. D'une, le département ne rentrera jamais dans ses frais, de deux, le simple fait de mettre en accès payant génère des coûts administratifs supplémentaires. La Savoie a longtemps fait payer l'accès à l'état civil sur internet. Ils en sont aujourd'hui revenus, simplement parce que cela leur coûtait plus d'argent que cela ne leur en rapportait.»

Ensuite, il y a les données numérisées par d’autres, principalement des associations. Par exemple, pour les cartes de sûreté (des genres de cartes d’identité obligatoires en 1793) qu’on ne trouve qu’en accès payant. «Beaucoup d'association font commerce de leurs relevés. Remarquez que les généalogistes sont les premiers à être scandalisés par la mise à disposition payante des documents d'archives, mais qu'ils ont été les premiers à se lancer dans cet aspect commercial de la généalogie.»

La centralisation

Rappelez-vous, pour l’instant, les données sont dispersées sur moults sites différents. Celui qui arrivera à toutes les regrouper chez lui gagnera le gros lot. Il sera le Mark Zuckerberg des morts. De même qu’Internet a connu un mouvement de centralisation à travers Google, Facebook and co, de même la généalogie en ligne est trustée par quelques gros sites qu’on peut présenter de manière très grossière comme des Facebooks des gens morts. Le but de Généanet, généalogie.com, FamilySearch ou Ancestry, c’est de garder captifs les internautes, qu’ils n’aient plus à sortir de leur site pour faire leurs recherches. Et ce sont eux qui gagnent de l’argent en faisant payer l’accès à des informations publiques– ce qui est possible du moment qu’ils se conforment aux règlements de réutilisation de chaque institution. Jordi Navarro: 

«C'est précisément sur ce point que devrait se focaliser les archivistes. Dans leur mission de mise à disposition du patrimoine culturel, ils devraient s'assurer que ce genre de monopole ne puisse exister. Peu de services semblent cependant avoir bien cerné le problème.»

Les associations qui effectivement passent un temps fou à numériser des archives peuvent mettre leurs relevés en accès payant sur l’un de ces gros sites. Ou en accès gratuit. Se pose alors la question de la privatisation de l’accès à notre histoire commune.

L’année dernière, j’ai dû désinstaller Candy Crush. Quand j’en suis arrivée au stade où je prétendais avoir des mails professionnels importants auxquels je devais absolument répondre alors qu’en réalité, je voulais juste revérifier mon arbre, j’ai su que j’allais devoir me sevrer. (L’autre indice a été la nuit où j’ai commencé à voir en rêve des listes de patronymes qui défilaient.) Mais je vous le dis tout de go: c’est plus facile d’arrêter Candy Crush. Et comme, visiblement, ça ne me suffisait pas d’avoir renoncé à toute vie sociale pour passer mes soirées à consulter des registres paroissiaux, j’ai finalement franchi l’étape suivante. J’ai cédé aux sirènes de la généalogie génétique. Dont je vous parle demain. 

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