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Vienne (Autriche)
Vienne, dans la nuit de lundi à mardi. De jeunes Danois mettent l'ambiance sur la ligne 6 du métro en chantant «The Way You Are», le titre choisi (et éliminé depuis) pour représenter leur pays à l'Eurovision. Un esprit festif et bon enfant qu'on retrouve cette semaine chaque jour devant l'Hôtel de ville de la capitale autrichienne, où amateurs de l'Eurovision et simples curieux se retrouvent pour écouter les candidats en lice, qui défilent sur une scène. Ou dans les bars et clubs, où les fans se déhanchent la nuit sur les tubes du concours. Taxis, trams, vitrines: Vienne, en effervescence, arbore fièrement le logo de l'événement, dont la finale a lieu samedi 23 mai.
Rien d'exceptionnel –c'est comme ça tous les ans ou presque dans la ville organisatrice de l'Eurovision, plus d'une semaine durant. Dans le même temps, en France, on joue les rabat-joie. Quand le sujet est abordé, c'est souvent en haussant les sourcils. Pour rallier un show dit «kitsch et ringard». Pour demander pourquoi diable on participe encore… Pourquoi tant d'animosité envers un simple concours de variété, source d'engouement et de fête dans d'autres pays –au premier rang desquels la Suède, où l'an dernier encore, plus de 83 % des téléspectateurs ont regardé l'Eurovision?
La faute des médias?
Les médias ont probablement une part de responsabilité… Lisa Angell, candidate 2015 pour la France avec «N'oubliez pas», raconte l'«enthousiasme dingue» des journalistes étrangers qui l'ont interviewée à Vienne –la BBC, des chaînes australiennes, canadiennes, espagnoles, israéliennes, etc. Le contraste est frappant avec les journalistes français l'ayant interrogée avant son départ, armés de leurs préjugés sur l'Eurovision. «L'un d'eux m'a même dit ne pas avoir écouté le titre.»
En France, on ne vous présentera pas ou peu les candidats étrangers s'il n'y a pas de quoi se moquer. On se contentera souvent dans les médias des quelques chansons excentriques de l'année, sans oublier d'évoquer la fameuse géopolitique de l'Eurovision (ça fait, à coup sûr, plus intellectuel que de parler variété) et de reposer la sempiternelle question «Mais pourquoi les gays aiment tant l'Eurovision?». On tourne autour du pot…
Il faut dire qu'à quelques exceptions près (pour la première fois par exemple, 20minutes.fr a largement couvert le sujet cette année, à l'initiative d'un journaliste du site lui-même fan qui «trouvait dommage que l'Eurovision soit systématiquement abordée en France sous un angle peu flatteur»), les articles sont écrits avec des œillères par des journalistes qui ne connaissent ni apprécient le concours. Et qui, ne s'étant jamais déplacés jusqu'à l'Eurovision, écrivent avec leur vision très franco-française. Alain Fontan, qui a longtemps fait office de contact presse pour Eurofans, principal fan-club français du concours, se souvient:
«La plupart de ceux que j'ai rencontrés avaient juste entendu parler d'ABBA, Marie Myriam et France Gall –citant d'ailleurs souvent "Les Sucettes" au lieu de "Poupée de cire". J'ai eu droit à tous les clichés: c'est kitsch, truqué, la France ne peut plus gagner, les pays de l'Est votent entre eux, etc. Ils parlaient plus des commentateurs français que des chanteurs eux-mêmes. Au final, je retrouvais dans l'article ce qu'ils pensaient dès le départ, pas ce que je leur avais dit.»
Résultat: si comme la majorité des téléspectateurs, vous ne regardez pas la finale du concours (avec 2,5 millions de téléspectateurs, soit 13,6% de part d'audience, l'Eurovision a été devancée en 2014 par la finale de The Voice et Le plus grand Cabaret du monde), vous n'avez aucune chance ou presque de découvrir dans les médias généralistes, que non, l'Eurovision ce n'est pas que des titres «kitsch et ringards», qu'il y en a pour tous les goûts, que nombre de chansons en lice sont «normales», dans l'air du temps et n'ont rien à envier à ce que diffusent nos radios.
Des preuves? Cette année, vous n'avez pu manquer les punks trisomiques finlandais, l'unique groupe qui a fait le buzz, mais êtes probablement passé à côté de la chanson estonienne «Goodbye to Yesterday», ou de l'australienne «Tonight again», pourtant parmi les favoris. Si on aime pointer du doigt ici les candidats excentriques et piocher dans les émissions des années 1970 pour démontrer la ringardise des shows, qui se souvient que les dernières éditions du concours ont été remportées pour la plupart par des chansons fraîches, modernes et entraînantes, efficaces dès la première écoute? Voyez Lena, la gagnante allemande de 2010, la Suédoise Loreen, pour 2012, ou encore la Danoise Emmelie De Forest, pour 2013… Toujours convaincu que l'Eurovision est désuète? Peut-être vous laisserez-vous séduire par Tom Dice (Belgique, 2011), ByeAlex (Hongrie, 2012), Roman Lob (Allemagne, 2012) ou Raphaël Gualazzi, l'Italien arrivé deuxième en 2011?
La faute de l'«esprit français»?
Aux yeux des équipes de France 2, qui programme cette année le concours, ce désamour entre les Français et l'Eurovision s'explique surtout par leur propension à critiquer, surtout quand ils perdent! La dernière place de l'an dernier, surtout, a laissé un goût amer...
«On n'a pas gagné depuis 1977 alors c'est compliqué, je peux comprendre la frustration, confie Frédéric Valencak, le chef de la délégation hexagonale. Et en France, on aime ne pas aimer, c'est l'esprit français.»
Pour que les Français s'intéressent à l'Eurovision, il faudrait donc qu'ils y brillent davantage… Il est vrai que depuis l'accueil favorable reçu par Lisa Angell dimanche de la part des journalistes étrangers ayant suivi sa répétition, le ton a quelque peu changé dans les médias français, tout à coup plus cléments. Pourtant la chanson est toujours la même, son interprète aussi. L'Express.fr s'emballe même en publiant jeudi un papier fiction «Et si on gagnait l'Eurovision 2015?». Deux semaines après avoir titré sur «le calamiteux destin de la France à l'Eurovision» et évoqué un objectif «zéro point». Dans l'Hexagone, l'intérêt pour le show semble uniquement lié aux chances de victoire.
La faute de France TV ?
Vient alors, forcément, la question: pourquoi n'obtient-on pas de meilleurs résultats? Beaucoup de styles différents ont été tentés ces dernières années, sans grand succès. Pour les plus mauvaises langues, nos classements de bas de tableau s'expliquent par la médiocrité du concours lui-même –trop «cheap» et tape à l’œil par rapport à la qualité de nos chansons, ou trop miné par le copinage entre voisins. On frise ici la mauvaise foi, oubliant que si les pays frontaliers votent les uns pour les autres, c'est souvent avant tout par affinités culturelles et musicales, rappelle Alain Dhallewin, d'EuroIdol INFE-France, une autre association de passionnés de l'Eurovision.
D'autres pointent du doigt les choix de France Télévisions pour nous représenter et le manque de notoriété des artistes envoyés. «Les stars ne se précipitent pas pour faire l'Eurovision», rappelle toutefois Nathalie André, qui dirige le pôle divertissements et jeux de France 2. La piteuse image de l'événement en France n'incite guère. Un cercle vicieux.
Mais pour Juergen Boernig, journaliste radio allemand et fin connaisseur de l'Eurovision, le souci, c'est surtout que notre chanson est généralement choisie par «un comité trop restreint»:
«France TV devrait regarder ce qui se passe ailleurs et organiser une grande sélection nationale en demandant l'avis à la fois du public français et de jurys étrangers. C'est ce qui se fait en Suède bien sûr, mais aussi, par exemple, à Malte.»
La faute de la musique française?
Pour d'autres, le problème est plus profond: il est lié aux difficultés d'exportation de la musique française en général.
«La chanson française est souvent intellectuelle, c'est des paroles avant tout, estime Alain Dhallewin. Les étrangers ne comprennent pas l'humour dans les chansons de notre nouvelle scène et notre musicalité n'est pas assez pop, pas assez dans le ton actuel pour eux.» Paradoxalement, pour avoir une chance de plaire aux Européens, ajoute-t-il, il faut leur donner ce qu'ils attendent de la France: «une chanteuse avec une voix puissante», à l'ancienne.
«La nouvelle scène française reste en France, renchérit Jérôme Sturer, d'EFR12.com une webradio dédiée aux stars de l'Eurovision. Une chanteuse passe difficilement la frontière si elle n'a pas un look des années 20 ou une coupe à la Mireille Matthieu.»
Dans ce registre, la chanson française cru 2015 colle. La voix puissante et maîtrisée de Lisa Angell a bluffé lors des répétitions et sa coiffure répond aux critères. Si le titre tranche avec les chansons modernes des jeunes artistes, qui l'ont emporté ces dernières années, le choix de France 2 n'est donc pas dénué de bon sens. Il semble à même d'éviter à la France les bas-fonds du classement pour cette 60e édition de l'événement. Mais pour une victoire, il faudra revenir, estime Juergen Boernig, qui insiste sur l'indéniable «coup de jeune» qu'a pris l'Eurovision ces dernières années. Sans compter que –mauvaise nouvelle pour Lisa– les organisateurs ont annoncé jeudi soir que la France chanterait en deuxième position samedi. Une place maudite, les votants ayant peu de chances de se souvenir du titre passé deuxième une fois les 27 chansons entendues.