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Quand Mitterrand débattait de la défense européenne avec Bush père

Au lendemain de la chute du mur de Berlin et de la disparition du bloc soviétique, les échanges entre les deux présidents soulignent bien comment la fin de la Guerre froide pose la question de la sécurité de l’Europe sous un jour nouveau.

Rencontre entre le président américain George Bush et son homologue français François Mitterrand, au palais de l’Élysée, le 4 janvier 1993 | REUTERS/Philippe Wojazer
Rencontre entre le président américain George Bush et son homologue français François Mitterrand, au palais de l’Élysée, le 4 janvier 1993 | REUTERS/Philippe Wojazer

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Les biographies de François Mitterrand se suivent et se ressemblent en ce qu’elles mettent l’accent sur l’ambiguïté du personnage. «On appelait Talleyrand “l’homme aux six têtes”, et sur ce point Mitterrand pouvait rivaliser avec lui! Ce qui est tout à fait passionnant, surprenant et original dans son cas est d’avoir été plusieurs personnes non pas de façon successive, ce qu’on est toujours plus ou moins dans une longue vie, mais de manière simultanée», dit Michel Winock.

Il vient de publier un François Mitterrand, chez Gallimard. Il aborde le premier président socialiste de la Ve République en historien. Philip Short écrit en journaliste. Mais son titre renvoie à la même nature de l’homme: François Mitterrand – Portrait d’un ambigu (éd. Nouveau Monde).

Philip Short a été pendant dix ans correspondant de la BBC à Paris au temps des temps septennats de Mitterrand. Il a eu accès à des archives qui ne sont pas encore toutes ouvertes, même aux chercheurs, et il a interrogé de nombreux témoins. Il a notamment recueilli les confidences d’Anne Pingeot, la mère de Mazarine, qui avait été jusqu’alors d’une discrétion totale sur sa vie commune avec Mitterrand. C’est la partie vraiment inédite du livre qui n’avait pas suffisamment attiré l’attention en France quand l’ouvrage est paru en Angleterre en 2013.

Pour le reste, et en particulier pour la politique étrangère, les développements de Philip Short contiennent plus de confirmations que de révélations. L’auteur s’appuie souvent sur l’excellente chronique des deux septennats écrite par deux journalistes de l’AFP accrédités à l’Elysée, Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La Décennie Mitterrand (Seuil, quatre volumes), et sur les trois Verbatim de Jacques Attali, le conseiller spécial du président.

«Burden sharing»

S’il faut choisir un épisode particulier dans ce long récit de quatorze ans de négociations et de conflits internationaux, on retiendra les échanges entre François Mitterrand et George H. Bush, le père de W., à propos de la défense européenne, au lendemain de la chute du mur de Berlin et de la disparition du bloc soviétique.

C’est une vieille histoire qui a commencé –pour ne parler que de l’après-Seconde Guerre mondiale– à la fin des années 1940 avec la création de l’Otan et au début des années 1950 avec l’échec de la Communauté européenne de défense. Les Américains ont toujours insisté pour que les Européens (de l’ouest dans un premier temps) ne se reposent pas seulement sur le parapluie nucléaire des États-Unis et fassent eux-mêmes de plus gros efforts pour leur défense. C’est ce qu’on appelait le «burden sharing» (le partage du fardeau). À une condition toutefois: qu’ils restent intégrés dans l’Organisation atlantique sous domination américaine et ne caressent pas des velléités d’autonomie.

L’Otan et l’embryon de défense européenne doivent coexister, ce n’est pas l’un ou l’autre

François Mitterrand à George Bush en 1991

La fin de la Guerre froide pose la question de la sécurité de l’Europe sous un jour nouveau. Les Européens et les Américains sont animés d’une double crainte opposée. Les premiers ont peur qu’avec la disparition d’un ennemi à l’est les États-Unis se désengagent du Vieux continent comme après la Première Guerre mondiale. Les seconds craignent que l’Union européenne veuille voler de ses propres ailes aux dépens de l’OTAN. Sur ce sujet, les échanges entre Mitterrand et Bush sont «atrabilaires», écrit Philip Short.

« L’Europe n’est pas en mesure de disposer d’une force commune pour assurer sa sécurité, voilà la réalité. […] Pendant vingt ans, il ne faudra pas poser ces termes de facon antagoniste. […] L’Otan et l’embryon de défense européenne doivent coexister, ce n’est pas l’un ou l’autre. […] Il y aura un développement militaire s’il y a un développement politique. Cela demandera beaucoup de temps: votre ami britannique n’est pas très chaud; les Pays-Bas non plus; l’Irlande est neutre; quant aux Allemands, depuis qu’ils sont grands, ils ne savent plus ce qu’il faut faire», explique le président français à son collègue américain lors d’une rencontre à la Martinique en 1991 (citation tirée de la transcription des entretiens au Centre historique des archives nationales, CHAN 5AG4 CD75, dossier 1).

«Je tiens à vous dire que, si l’Europe avait une autre solution hors de l’Otan, l’opinion américaine abandonnerait aussitôt tout soutien à l’Otan et à notre maintien en Europe», rétorque quelques temps plus tard George Bush.

Les «trois D» d’Albright

Après quelques mois, Européens et Américains trouvèrent un compromis dans une formulation suffisamment balancée pour satisfaire tout le monde et n’engager personne. Ils mettaient l’accent sur la «complémentarité [de] l’Otan et de l’Union de l’Europe occidentale, [et] entre l’identité européenne de sécurité et de défense et l’Alliance».

Le sujet n’était pas clos pour autant. Il est revenu régulièrement dans les discussions entre les deux rives de l’Atlantique. Au temps de Bill Clinton, pour qualifier les rapports entre l’Otan et la politique européenne de sécurité, la secrétaire d’Etat Madeleine Albright avait trouvé la formule des «trois D»: no Decoupling, no Duplication, no Discrimination. Autrement dit: la défense européenne ne doit pas se séparer de l’Otan; elle ne doit pas se donner ni les mêmes tâches ni les mêmes moyens; enfin, elle doit être ouverte à tous les pays européens de l’Otan, y compris ceux qui ne sont pas membres de l’UE, comme la Turquie et la Norvège.

Ces trois principes n’ont pas changé depuis les années 1990. Mais les Américains s’inquiétaient à tort d’une éventuelle montée en puissance d’une défense européenne. Pour faire face aux crises, l’UE s’était fixé  pour objectif en 1999 la possibilité de mobiliser de 50 à 60.000 hommes dès 2003. On les attend toujours.

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