Culture / Économie

Quand les romanciers s'emparent de la crise économique

Que peut apporter la littérature à la compréhension de notre univers économique?

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Pen and book | Jain Basil Aliyas via Flickr CC License by

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Proclamation sur la vraie crise mondiale

de François Meyronnis

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Houellebecq économiste

de Bernard Maris

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En 2012, l’historien des idées François Cusset, auteur entre autres de French Theory et de La Décennie, s’était essayé au roman avec À l’abri du déclin du monde, qui racontait à trois périodes différentes l’histoire d’une révolution avortée et de ses protagonistes déçus. Pour François Cusset, par ailleurs frère de la romancière Catherine Cusset, l’emploi de la forme romanesque s’inscrivait dans la continuité de ses travaux universitaires (engagés) et lui permettait de leur offrir une incarnation différente. Qu’en est-il lorsqu’un romancier décide d’emprunter le chemin inverse et se fait alors essayiste?

Avec Proclamation sur la vraie crise mondiale, l’écrivain François Meyronnis n’en est pas à son coup d’essai (sans mauvais jeu de mots) puisqu’il alterne, depuis plusieurs décennies déjà, romans (Ma tête en liberté en 2000 et Brève attaque du vif en 2010) et ouvrages de non-fiction (L’Axe du Néant en 2003 ou, pour n’en citer que quelques-uns, De l'extermination considérée comme un des beaux-arts en 2007). Il anime en parallèle la revue littéraire Ligne de risque, fondée en 1997 en compagnie de Yannick Haenel, qui se donne pour objectif de comprendre les déterminants du «nihilisme» à travers l'exploration de grands textes philosophiques sur le sujet.

La crise expliquée par un écrivain

Dès l’introduction de son essai, François Meyronnis se prévaut de son positionnement original, celui d’un humble écrivain: «Celui qui écrit ces lignes n’est qu’un écrivain : sa parole n’a donc aucune autorité; mais il est attentif aux signes délaissés par les autres; ou, du moins, les envisage-t-il sous un angle inattendu.» Et il dévoile également son ambition:

«En écrivant ce livre, avec la prose la plus glacée –aussi froide et glacée que le dernier cercle de L’Enfer de Dante–, j’ai voulu comprendre de quelle logique imprévue procède cette nouvelle logique d’enfermement.»

De cette manière, Meyronnis s’oppose au discours normatif véhiculé par la science économique et propose d’y substituer une approche littéraire du monde, via la construction d’un récit intelligible, qui contraste avec la mathématisation du monde induite par la montée en puissance du numérique et de la financiarisation.

Il revient ainsi sur les trois dernières décennies qui débutent, selon lui, avec la révolution financière des années 1980. Son développement historique fait la synthèse des bouleversements induits par l’économie sur les populations, évoque entre autres l’accélération de la mondialisation, la révolution numérique, le renoncement du politique et la dilution des responsabilités dans des logiques qui dépassent les individus. Plusieurs passages intéressants sont consacrés à la personne de Jean Monnet, dont Meyronnis fait le précurseur volontaire mais peut-être inconscient du capitalisme intégré et de l’Union européenne gestionnaire. Ses réflexions sur le pouvoir grandissant du numérique nous rappellent que celui-ci finit bon an mal an par imposer ses propres logiques, celles de la surveillance et du chiffrage constant des activités. Meyronnis livre globalement une démonstration claire, implacable dans sa dénonciation de l’absurdité et de l’injustice de la situation actuelle, sans pour autant que son propos ne soit réellement guidé par une thèse centrale bien visible.

Essai ou roman?

La volonté de proposer un récit d’aspect littéraire pour rendre compréhensible une série d’événements est bien sûr louable, mais en quoi ce récit peut-il se distinguer de productions qui émanent d’historiens, d’économistes ou de sociologues armés d’une belle plume? Paul Krugman, Joseph Stiglitz ou le regretté Tony Judt savent allier connaissance disciplinaire et clarté, voire beauté, du propos. Nier d’emblée l’autorité de l’écrivain s’apparente presque à de la fausse modestie compte tenu de la tradition française de l’intellectuel et de la place occupée par certains auteurs dans le paysage médiatique. Le titre grandiloquent et l’incipit contredisent d’ailleurs cette déclaration initiale.

Meyronnis fait-il un clin d’œil à un certain Manifeste quand il écrit «un maelström se dresse sur le couchant, et chacun retient son souffle»?

La structuration de son essai en courtes parties simplement numérotées donne une allure littéraire à sa réflexion en suggérant un aspect fragmentaire, qui peut rappeler le style de l'essai italien actuellement en vogue en France. En dépit de ces effets de style, le propos semble déjà bien connu, rarement original et vierge d’ébauches de propositions, même si telle n’était pas l’intention de l’auteur. Meyronnis dévoile ce qui est déjà connu par le lecteur d’une presse un tant soit peu critique, lecteur qui pourrait certes être plus rare que l’on ne le croit par les temps qui courent. La profondeur de ses analyses fait pâle figure quand on la compare aux tentatives beaucoup plus fines produites dernièrement par des chercheurs dont Nonfiction a pu se faire l’écho: de manières différentes, et sans que leurs démonstrations n’en soient pour autant exemptes de défauts, Zygmunt Bauman, David Harvey, Saskia Sassen ou encore Wolfgang Streeck proposent des réflexions bien plus convaincantes et souvent toutes aussi accessibles que celle de Meyronnis.

Les jugements de celui-ci sont parfois un peu rapides tout comme il n’hésite pas à donner dans les raccourcis historiques. Avec une rhétorique laissant poindre une nostalgie du gaullisme, Meyronnis estime que le Général «n’a jamais vu en Mitterrand qu’un ambitieux sans scrupules, intelligent mais dépourvu d’une véritable ampleur. Un des nombreux fantômes que le régime de Vichy a laissé derrière lui avant que l’histoire l’abandonne dans une poubelle». L’auteur parle-t-il ici de Vichy ou du premier président de gauche de la Ve République, au bilan certes discutable, mais qui gouverna néanmoins pendant quatorze ans?

Meyronnis frise par endroit la théorie du complot lorsqu’il emploie de façon répété le terme «Consortium» pour désigner le(s) pouvoir(s), mot qui évoquera sûrement le souvenir du «Spectre» cher aux amateurs de James Bond. Pourquoi ne pas nommer (les classes supérieures, les 1%, etc.) ou alors s’abstenir de le faire s’il n’est plus possible de désigner des responsables comme le laisse entendre Meyronnis dans son essai? Par ailleurs, le terme de crise n’est jamais réellement défini. La crise environnementale est à peine évoquée, quand bien même l’on aurait pu penser à elle lorsque l’auteur parle de «vraie crise mondiale». L’essai de François Meyronnis semble in fine cristalliser un discours contestataire, assez convenu et dans l’air du temps.

La littérature a pourtant beaucoup à offrir pour nous aider à comprendre une époque, sans pour autant rentrer dans le genre, parfois décrié, du roman historique. Outre-Manche et Outre-Atlantique, dans des veines assez proches, des romanciers comme Jonathan Coe et Jonathan Franzen ont proposé des fresques contemporaines réussies des bouleversements sociaux, politiques et économiques qu’ont pu connaître leurs sociétés. Si Coe a raconté le Thatchérisme dans Testament à l’anglaise via l’histoire de la famille Winshaw, Franzen nous fournit quelques pistes afin de saisir les décennies Clinton puis Bush dans Les Corrections puis Freedom. Le résultat semble plus abouti lorsque l’auteur choisit de prendre davantage de distance, quitte à prendre des libertés avec une réalité parfois trop évidente.

Romanciers et économistes

Pour prendre un exemple français, le romancier Michel Houellebecq a récemment été l'objet d'un essai signé Bernard Maris, assassiné le 7 janvier 2015 lors de l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Il était économiste et éditorialiste sur France Inter et pour Charlie sous le pseudonyme d'Oncle Bernard. Dans son Capital au XXIe siècle, illustration par excellence d'une science sociale qui s'efforce d'être intelligible, Thomas Piketty n'avait pas hésité à solliciter Jane Austen et Balzac pour faire comprendre au lecteur le poids du patrimoine et de la rente au XIXe siècle. Avec Houellebecq économiste, Maris ne convoque pas la littérature à titre illustratif. Il part de celle-ci pour la rattacher ensuite à des théories d'économistes célèbres: l'importance des individus chez Alfred Marshall, la «destruction créatrice» de Schumpeter, le comportement des consommateurs vu par Keynes, la notion d'utilité chez Marx et Fourier et l'avenir du capitalisme tel que conçu par Malthus. En fidèle keynésien, Maris termine sa démonstration en qualifiant l’économiste britannique comme étant le «seul économiste dont le nom mérite d'être retenu, car il plaçait l'art et la littérature au-dessus de tout».

Dans cet essai au style virulent et engagé, Maris dénonce tout autant, sinon plus, la profession d'économiste qu'il fait l'éloge d'un romancier.

Le prologue, intitulé «Qui se souviendra des économistes?», est une charge violente contre ce qu'il qualifie «d'une secte qui rabâche un discours hermétique et fumeux. On les respecte parce que l'on n'y comprend rien».

Cette «secte» aurait pourtant pris le contrôle de notre époque. Maris fait le pari que l’œuvre de Houellebecq les tirera de l'oubli une fois leurs mensonges exposés. En effet, ses livres n'ont de cesse de faire appel à l'économie et de citer ses principaux représentants. C'est La Carte et le territoire qui fut une «révélation» pour Maris: le roman n'était-il pas une magnifique réflexion sur la destruction créatrice de Schumpeter? Il suffisait alors de revenir sur l'ensemble de l’œuvre de Houellebecq (romans, poésies et essais) pour voir que l'essentiel des problèmes soulevés par le capitalisme était traité.

Houllebecq dénonce ainsi le capitalisme libéral qui s'efforce de tout quantifier et qui brise au passage toutes les structures collectives existantes. Tout comportement est rationalisable pour un économiste, même a posteriori. L'économie devient, par sa puissance normative, «une morale de fer» qui conduit à la lutte de tous contre tous dans une compétition féroce et cruelle régulièrement décrite dans les romans de Houellebecq. Ce dernier a une prédilection pour les entreprises et leurs cadres, dont il décortique la soumission volontaire: obligé à innover, à consommer sans relâche, le cadre est infantilisé par le capitalisme. Pour Maris, «aucun romancier n'avait, jusqu'à lui, aussi bien perçu l'essence du capitalisme, fondé sur l'incertitude et l'angoisse». Houellebecq, comme Keynes, aurait compris que le «productivisme» n'est qu'une lutte contre le temps qui passe, qui se traduit par un renouvellement incessant alimenté par la publicité. Les consommateurs n'ont même plus le temps de s'habituer aux objets qui leur sont vendus. Dans La Carte et le territoire, Houellebecq revient également sur la distinction entre l'utile et l'inutile quand il oppose l'art de l'un de ses personnages principaux, le peintre Jed Martin, obsédé par la représentation du vrai travail, celui de l'ouvrier ou de l'artisan, à l'activité nuisible des cadres de la société de l'information.

Pour autant, Bernard Maris se refuse à faire de Houellebecq un écrivain à thèse, dont l’œuvre pourrait être réduite à l'exposition d'une idée précise sur le capitalisme contemporain. En dépit de son titre, Houellebecq n'est pas un économiste, il parle avant tout de l'amour et du temps à notre époque. Ainsi, «il témoigne pour notre temps de concurrence et de mondialisation économique. Il témoigne sur le sens du bien et du mal dans la civilisation marchande et technicienne».

Maris livre ainsi un exercice d'admiration de l’œuvre de Houellebecq, dont on peut discuter le qualificatif de «grand écrivain» qu'il n'hésite pas à lui accorder, et qui tourne parfois plus à un exercice de détestation de ses confrères économistes, du capitalisme et de ses gagnants en général. Maris acquiesce sans critique à l’œuvre de Houellebecq et ne revient pas sur son style ou sur certaines de ses idées provocatrices (que cela soit sur les femmes ou sur l'islam). Dans son essai, au demeurant fort plaisant à lire et riche en réflexions pertinentes, Maris oublie toutefois de mentionner quelques-uns de ses illustres prédécesseurs dans la dénonciation du capitalisme: Dickens et Zola n'ont-ils rien écrit de profond à ce sujet? Enfin, un minimum d'éléments biographiques aurait permis de nuancer l'éloge d'un Houellebecq dénonciateur du capitalisme libéral. Comment faire l'éloge de la common decency chère à l'Orwell des classes laborieuses quand on a soi-même pratiqué l'optimisation fiscale en Irlande?

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