Culture

«La Loi du marché», c’est aussi de savoir se vendre

Dans son film présenté en compétition à Cannes, Stéphane Brizé raconte la façon dont on peut créer des marges de liberté dans les systèmes: celui du marché de l'emploi ou du cinéma.

Vincent Lindon dans «La loi du marché» de Stéphane Brizé. DR.
Vincent Lindon dans «La loi du marché» de Stéphane Brizé. DR.

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Dès le premier plan, un bureau de Pôle emploi. On y entre comme on entrerait soudain dans une chambre, directement dans l’intime. Dans les bureaux de Pôle emploi semble résider aujourd'hui le nœud des vies et des échecs. Et potentiellement un espoir. Mais plus rarement que potentiellement.

Dans ce bureau, Thierry, 51 ans, joué par Vincent Lindon. Sur un mur en arrière-plan une petite affichette, «Que dit la loi?», qui fait écho au titre du film de Stéphane Brizé, sélectionné en compétition à Cannes: La Loi du marché.

Cette loi du marché, bien sûr, c’est celle qui constelle le parcours de Thierry, qui essaie de l’appliquer, de trouver un travail, malgré le taux de chômage, son âge, malgré les formations inadéquates proposées à Pôle emploi. Mais le film raconte aussi la manière dont la loi du marché noyaute l’intime. Jusqu’à ce que l’on comprenne que la loi du marché implique que ce sont les individus qui doivent savoir se vendre.

 

Stéphane Brizé explique à Slate:

«La loi, c’est ce qui est attribué à la justice, qui est le plus équilibré possible. Et le marché, c’est une construction raide, qui peut être extrêmement brutale, cynique. Ces deux mots associés laissent penser que le marché est une chose contre laquelle on ne peut pas aller, dont l’existence est nécessaire, contre laquelle on ne peut rien faire puisque, contre la loi, on ne peut rien faire. La loi du marché semble rédhibitoire pour les plus modestes.»

Manier le langage

On assiste ainsi à un entretien d’embauche de Thierry par Skype, pour un poste de machiniste, sur des machines qu’il n’a encore jamais pratiquées. Il ne sourit pas beaucoup, il est stressé, mais l’entretien se passe bien, il a réponse à tout. Jusqu’à ce que le recruteur lâche:

«Il y a très peu de chances que vous soyez pris.»

Vincent Lindon dans La Loi du marché. DR.

On assiste à la tentative de vente du mobile-home par Thierry et sa femme, qui ont besoin d’argent, face à un couple qui essaie de négocier. Il leur faudrait quelques arguments supplémentaires, qu’ils sachent enjoliver les choses, qu’ils aient quelques facilités oratoires, qu’ils pensent à préciser un peu plus les atouts de leur bien. Mais ils ne savent pas vendre.

On assiste à un exercice pour entretien d’embauche. Autour d’une table, des adultes redevenus élèves regardent une vidéo de Thierry et énumèrent ce qui ne va pas: sa chemise, son air sombre. Il n’arrive pas à «faire passer un bon feeling».

La bonne arme, celle que Thierry n’a pas, c’est le langage. C’est l’arme qu’a ce cadre d’un grand magasin où Thierry finit par trouver un poste de vigile et qui explique, lorsque l’un des employés se suicide après avoir été licencié pour une «faute grave» dérisoire, qu’il faut «remettre dans le contexte». Que personne ne doit culpabiliser, que l’employé en question avait des problèmes dans sa vie personnelle, qu’on ne se suicide pas comme ça…

Quelle langue utiliser dans un film qui parle de celle que ses personnages ne maîtrisent pas?

Stéphane Brizé:

«Comme ça parle du monde du travail et du non-travail, Thierry se retrouve face à un banquier, un employé de Pôle emploi, etc.: il se retrouve face à l’hyper-spécificité du langage de chacun, avec des mots, un jargon particulier. C’est pour ça que je me suis tourné vers des acteurs qui avaient vraiment ces professions. Pour qu’ils manient ces subtilités-là, ce vocabulaire, qu’ils aient l’habitude de les manier face à Thierry qui ne les connaît pas. C’est pour injecter de l’hyper-réel dans mon film que j’ai choisi ces acteurs qui ont les métiers de leurs rôles.»

Les interstices

Vincent Lindon dans La Loi du marché. DR.

Thierry est donc le seul acteur professionnel dans le film, il est aussi le héros, et celui qui plus que tous les autres essaie de créer des interstices pour glisser sa liberté. Il prend des cours de rock, danse sur Jean-Jacques Goldman en dehors du travail, pour que l’intime ne soit pas tout entier dévoré par le marché.

C’est le personnage le plus fictif qui porte le plus de liberté, soulignant le pouvoir de la fiction –en l’occurrence du cinéma– pour accéder à cette liberté-là.

Pour faire ce film dans des conditions cohérentes avec son sujet, Stéphane Brizé, qui a déjà réalisé Mademoiselle Chambon ou Quelques heures de printemps, a voulu coproduire avec Christophe Rossignon et Vincent Lindon, en s’imposant un budget limité (1,5 millions d’euros), en mettant une partie de leurs salaires en participation.

Mais ce n’est pas pour autant un film fait en dehors de cette loi du marché. Stéphane Brizé:

«C’est un film fait avec l’argent du système, et qui réintègre le système. Ça n’empêche pas qu’à l’intérieur de ce système-là on peut quand même réaffirmer sa singularité. C’est en ça que l’écosystème du cinéma français est sain, même s’il veut parfois phagocyter la singularité, s’il est plus facile de financer des gros blockbusters avec des stars et un mauvais scénario, il permet cette singularité, il y a moyen avec le système d’affirmer une façon de voir et de faire très autonome.»

C’est dans ces failles-là que Stéphane Brizé réalise son film, renforçant la cohérence de son propos et continuant de créer des interstices pour ses personnages au-delà de l’écran.

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