Égalités

L'autodéfense féministe lutte pour l'art de se défendre

Et si les femmes pouvaient davantage prendre confiance en elles? Pour se sentir fortes, apprendre à fixer leurs limites, et si jamais il le faut, ne pas craindre de frapper là où ça fait mal. Enseigner cette confiance, voilà l'objectif de l'autodéfense féministe. Aujourd'hui, en Europe, les associations qui la portent se battent pour assurer leur existence et leur reconnaissance.

Cours de Krav maga à New Delhi en 2013. REUTERS/Mansi Thapliyal
Cours de Krav maga à New Delhi en 2013. REUTERS/Mansi Thapliyal

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Des chiffres effrayants tant ils reflètent la banalité du mal. Aujourd'hui, une femme sur cinq, âgée de 18 ans à 69 ans, a subi des violences sexuelles allant d’un attouchement à un rapport forcé au cours de sa vie. Chaque année, les femmes sont environ 85.000 (soit 0,5% de la population) à endurer un viol ou une tentative de viol. Et elles sont trois fois plus souvent victimes de violences sexuelles que les hommes. Contrairement aux idées reçues, dans 85% des cas, l'agression est perpétrée par une personne connue, et non pas par un inconnu tard le soir dans un parking. Petit à petit, la parole des femmes se libère, notamment sur le tabou du viol.

De façon moins dramatique mais néanmoins pesante, toutes les femmes sont confrontées au harcèlement de rue. Cette tendance à draguer lourdement –au point d’en être effrayant– les femmes ou simplement à se permettre de commenter le passage de l’une d’elles a déjà été fortement dénoncée notamment en Belgique, avec le travail de Sofia Peeters «Femme de la rue» et le projet Crocodiles de Thomas Mathieu.


 

Défendez-vous, Mesdames!

Certes, dénoncer permet de faire avancer le débat. Mais ce n'est pas suffisant. Alors que faire? Rendre coup pour coup, façon Uma Thurman dans Kill Bill, l’obsession vengeresse et la combinaison jaune moulante en moins? Moins glamour mais beaucoup plus efficace, l’autodéfense féministe casse les clichés. «“Mesdames, vous êtes plus fortes que vous le pensez, assez fortes pour résister!” voilà le message que nous tentons de faire passer dans nos cours d’autodéfense», explique Hanna Cederin, secrétaire fédérale de Ung Vänster, organisation des jeunes du parti de gauche suédois, prodiguant gratuitement des cours d’autodéfense pour les filles et femmes qui le souhaitent.

Dans son livre Non, c'est non - Petit manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire  paru en 2008, Irène Zeilinger définit cette pratique comme tout ce qui permet de rendre la vie des femmes plus sûre. Il permet de comprendre une situation menant à l’agression et être en mesure de l’enrayer.

Outre quelques mouvements d'arts martiaux, un cours d’autodéfense permet ainsi d'apprendre à dire non, à crier, à savoir poser ses limites, à développer des solidarités entre femmes. 


Autant de techniques qui peuvent être enseignées dans le cadre de la prévention primaire, soit à tout type de femmes, ou secondaire, auprès de femmes ayant déjà vécu des situations de violence.

 

En France, la secrétaire d’État chargée des droits des femmes Pascale Boistard reconnaît l'intérêt de la démarche:

«Dans la mesure où les violences existent, l’apprentissage de certaines techniques peut aider les femmes à mieux détecter et évaluer des situations dangereuses, à éviter l’escalade des violences, et à savoir mieux y faire face, en mobilisant la confiance et la solidarité. Tout ce qui peut aider les femmes à trouver en elles la confiance nécessaire à la réappropriation de l’espace public est utile.»

Mais surtout, de nombreuses associations sont nées ces dix dernières années: l’ASSPA à Grenoble, Autodéfense et Autonomie à Lyon, Brin d’acier et PotentiElle à Dijon, deux Trousse à outils, une à Marseille, et une à Nantes, Diana Prince Club et Arca-f à Paris, Wendo Provence à Reillanne et Faire face à Toulouse.

Anne-Sophie Terreal, chargée du développement de l'association toulousaine, analyse la situation:

«Avant les années 2000, l'approche générale visait à traiter l'après-coup, à soutenir les femmes une fois que les violences avaient été commises. Aujourd'hui, on se rend compte que ça ne suffit pas, il faut renverser l'approche: au lieu d'être victimes, les femmes doivent être fortes. La prévention et l'“empowerment”, la reprise de pouvoir sur sa vie, sont nécessaires.»

Depuis les années 1970, la seconde vague féministe et les grandes affaires médiatiques comme le procès d'Aix-en-Provence en 1978, où l'avocate Gisèle Halimi avait dénoncé la responsabilité de la société et l'asymétrie relationnelle des hommes et des femmes qui conduit au viol, les sociétés ont pris conscience de la spécificité des violences faites aux femmes. Côté institutionnel, des associations d'aide aux victimes, des refuges, ont alors vu le jour. Ce type de vision –privilégiant le soutien aux victimes en oubliant la prévention– perdure encore aujourd'hui.

Des associations... et de la politique

Aux Pays-Ba, grâce à un solide lobbying féministe et un gouvernement travailliste sensible à la problématique, des formations pour animatrices d'autodéfense ont été mises en place dès les années 1970 et 1980. Aujourd'hui, ces formations sont complètement insérées dans les cursus universitaires. Et les nombreuses formatrices peuvent intervenir à tous les niveaux de la société, dans des refuges pour femmes, maisons de quartier, ou centres pour demandeurs d'asile. Et aussi dans les écoles. Lydia La Riviere-Zijdel est professeure pour formatrices en autodéfense féministe. Selon elle, «20% des écoles primaires aux Pays-Bas offrent des cours d'autodéfense aux enfants, mais la pratique n'est pas généralisée à toutes les classes».

Au cours de ces dernières années, partout en Europe, des associations se développent, arrivant plus ou moins à s’imposer en fonction de l’environnement et de l’écho qu’elles peuvent rencontrer auprès des politiques.

Par exemple, en Suède, c’est l’antenne «jeunesse» du parti de gauche qui propose –et cofinance– des cours d’autodéfense à destination des femmes et des filles. Ces dernières n’ont rien à payer.

«Des villes financent aussi de vaste programmes, comme à Göteborg où chaque fille de 10 ans à 14 ans a le droit de suivre un cours gratuitement, explique Hanna Cederin. D’autres villes sont prêtes à suivre cet exemple, particulièrement si les élus politiques ont des accointances avec notre parti.»

En Suisse l'autodéfense féministe peut être reconnue par le gouvernement à travers la loi sur l'aide aux victimes de 2007 (LAVI). En effet, cette loi prévoit un accompagnement des femmes ayant vécu des violences avec une aide pécuniaire, qui peut, comme dans le canton de Genève, financer des stages d'autodéfense féministes. Dans ce canton, la légitimation porte donc sur la prévention secondaire, c'est-à-dire auprès de femmes ayant déjà vécu une agression. «Nous avons constaté que ces dernières ont plus de risque que la moyenne des femmes de subir une nouvelle agression», explique Isabelle Chatelain, de l’association Viol Secours basée à Genève.

En Belgique enfin, l'autodéfense féministe est reconnue au sein de l'éducation permanente, qui correspond à l'éducation populaire en France et reçoit des subventions à ce titre. Elle y est surtout portée par l'association Garance et sa fondatrice Irène Zeilinger. Depuis sa création en 2000, l'association a su tisser de nombreux réseaux qui en font une actrice reconnue sur le ring de l'autodéfense. Une journée dédiée à l’autodéfense féministe a même été obtenue auprès du Parlement européen.

Féministes, relevez-vous les manches!

Ici et ailleurs, la promesse de se sentir en sécurité partout remplit les stages d'autodéfense des semaines à l’avance. Pourtant, malgré un engouement certain et quelques victoires politiques, les associations doivent faire face à de nombreuses difficultés. Pourquoi, alors que les violences faites aux femmes sont de plus en plus médiatisées et même politisées, les associations proposant une solution ayant fait ses preuves depuis des décennies arrivent-elles tout juste à survivre?

D'abord, à cause de la difficulté de trouver des formatrices. À part aux Pays-Bas, la formation de formatrices est longue, laborieuse et encore peu structurée.

«Pour devenir formatrice, il faut plus d’un an avec des étapes précises: assister soi-même à un stage d’autodéfense en tant que participante, participer à une formation qui dure plusieurs mois, puis accompagner une instructrice aguerrie pendant au moins trois séances, résume Béatriz Muñoz, coordonnatrice du programme Action, destiné aux femmes, au Centre de prévention des agressions de Montréal (CPAM). Or, devenir formatrice ne peut être un travail à temps plein.»


 

Exercer cette activité relève donc de la vocation. «Je le fais par conviction, mais j’ai su dès le début que je ne deviendrai jamais riche», poursuit Inès Strobel, formatrice pour l’association, MartaHara créée en 1984 à Berlin.

D'autre part, partout les problèmes de financement pèsent. Même au Québec, où la tradition de l’autodéfense féministe est ancrée, les associations s’étiolent. Ainsi, le financement de 10.000 dollars du programme Action du CPAM n’a pas été reconduit. «Sans cette subvention, nous avons dû renoncer à proposer un accompagnement gratuit aux adolescentes dans les écoles», se désole Béatriz Muñoz. Partout, la même problématique. La plupart des associations françaises ne peuvent compter que sur les contributions des participantes. Même topo en Allemagne. «La seule progression que nous avons à noter est que les cours de wendo pour les femmes handicapées sont de plus en plus demandés», note Sabine Steinmann, formatrice au sein de l’association Frauen Offensive de Darmstadt.

Enfin, le mouvement reste trop peu structuré. Il n’est du coup pas assez visible dans la sphère politique. Claudine Liénard, coordinatrice de projet à l'Université des Femmes de Bruxelles, mène actuellement une recherche sur l'autodéfense féministe. Elle analyse les problèmes de reconnaissance du mouvement:

«En Europe, la volonté de secret et le manque d'organisation ont conduit à un développement éparpillé avec de grandes disparités en termes de moyens, de locaux de méthodes, de public... La transmission des techniques et de la mémoire a eu du mal à se structurer dans des organisations très précaires.»

Mais elle ajoute:

«Aujourd'hui, c'est en train de changer.»

En France, les pouvoirs publics privilégient néanmoins d’autres chantiers, comme la généralisation du téléphone grand danger pour les femmes victimes de violences conjugales, la création de solutions d’hébergement d’urgence pour les victimes, ou encore la mise en place d’un protocole «main courante» pour simplifier les démarches judiciaires des victimes. Pascale Boistard explique:

«L’autodéfense ne saurait être une réponse absolue, car les femmes ont le droit d’être dans une société où elles peuvent être en sécurité chez elles et partout où elles veulent aller.»

En attendant l'apparition de ce monde merveilleux, les femmes peuvent néanmoins apprendre à se défendre.

Merci à Thomas Mathieu qui nous a autorisé à reproduire certaines de ses planches.

 

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