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Marseille
Si certaines villes s'écharpent sur des aéroports, des centrales nucléaires ou des déchetteries à ciel ouvert, à Marseille, depuis des années, c'est le projet de casino qui provoque l'indignation, la colère ou l'enthousiasme des habitants. L'histoire résonne en sourdine. Elle vient de loin, autant qu'on s'en souvienne; et elle ne cesse de rebondir. Elle ressemble à ces histoires qu'on aime se raconter ici à l'heure du pastis: elles s'étirent en longueur, elles n'ont jamais de chute, elles cumulent tous les paradoxes. Elles finissent aussi par lasser, parfois.
S'il revenait aujourd'hui, Gaston Defferre reconnaîtrait-il sa ville? Longtemps, il y refusa l'implantation des machines à sous, trop conscient de la réputation de sa ville et de ses défauts: à peine installées, les tables de jeux s'avèreraient des moyens faciles pour blanchir la manne de l'économie informelle, de la drogue et du grand banditisme.
Et puis, à bien réfléchir, il ne fallait pas qu'un type puisse dépenser en une journée ce qu'un autre s'échinait à gagner laborieusement en une année. À l'époque, le maire était à gauche. Il jouait sur les symboles. «On ne pourra jamais savoir d'où vient l'argent joué et blanchi légalement aux tables», faisait remarquer à La Provence, en février dernier, Sébastien Barles, ex-élu écolo à la ville de Marseille, plutôt sceptique quant à la «morale» de toute cette histoire.
«C'est en plus un mauvais signal à envoyer à la jeunesse, notamment à celle des quartiers.»
Comme si les voyous s'arrêtaient aux frontières de leur ville... Il suffit déjà de monter à quelques kilomètres, à Aix-en-Provence ou Cassis, quand ceux qui veulent blanchir l'argent sale ne vont pas tout simplement tout flamber sur la Côte d'Azur.
Lorsque Marseille se targuait encore d'être une ville populaire et ouvrière, hors de question qu'un casino débarque. Mais aujourd'hui? La ville se transforme peu à peu en cité balnéaire comme les autres, «l'expansion touristique» est l'une des marottes de la municipalité actuelle, qui ne manque jamais une occasion de rappeler sa volonté d'attirer des investisseurs, des emplois et de la croissance.
Jean-Claude Gaudin, qui fit son entrée au conseil municipal en 1965 aux côtés de Defferre, n'a plus les mêmes pudeurs qu'autrefois. Il a même carrément tourné casaque, en actant le projet en conseil municipal au mois de juin 2013. «Moi vivant, il n'y aura pas de casino dans ma ville!» promettait-il jadis, les yeux pleins d'une malice qui annonçait déjà qu'il ne fallait peut-être pas tout à fait le croire.
Développement économique
Aujourd'hui, Gaudin veut à tout prix implanter ce fameux casino qui lui glisse entre les doigts depuis des mois, maintenant qu'il s'est laissé convaincre par son ancien dauphin, le député européen Renaud Muselier:
«Il y a vingt-cinq ans, les casinos, c'était Carbone et Spirito, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, rembobinait Gaudin à La Provence, comme pour donner des gages. Et serions-nous plus bêtes que Lyon ou Lille, des villes détenues par des maires de gauche, qui ont un casino?»
L'appel des croisiéristes a été trop puissant: 1,3 million de passagers attendus et espérés en 2015, cela achève de convaincre qu'il fallait virer de bord. Et vite.
«Pourquoi vouloir un casino à Marseille après avoir longtemps dit, le maire et nous-mêmes, que nous ne sentions pas un tel établissement dans cette ville? demandait Dominique Vlasto, adjointe UMP au tourisme, pour encaisser les attaques. Chaque fois que nous faisons des études au niveau du tourisme et de l'hébergement hôtelier, il nous est reproché de ne pas avoir de vie nocturne autre que le culturel.»
Il faut que les casinotiers fonctionnent. Ce ne sont pas des philanthropes
Gérard Chenoz, adjoint au maire «en charge des grands projets d'attractivité»
Elle conclut, simplement:
«On a des hôtels cinq étoiles remplis par des étrangers qui viennent et aimeraient jouer.»
On ne pourra pas lui reprocher de cacher son jeu.
Adjoint au maire «en charge des grands projets d'attractivité», Gérard Chenoz se fait encore plus franc.
«Il faut aussi que les casinotiers fonctionnent. Ce ne sont pas des philanthropes, hein...»
Sous-entendu, il faut que ça rapporte. Et le plus possible. La mairie est à la manœuvre et prévoit déjà de taxer 15% sur le produit brut des jeux, ce qui fait réfléchir les futurs propriétaires, Partouche et Barrière notamment, qui ont été consultés pour le projet de casino. Le but de l'opération: récolter jusqu'à 10 millions d'euros par an. Et créer par cette manne près de 500 emplois (en 2013, on parlait plutôt de 200 et seulement 5% de recettes fiscales pour la ville, mais les choses changent vite).
«Mon objectif, c'est d'attirer des entreprises sur notre territoire et de susciter des grands projets financés par le privé, puisque la mairie n'a plus d'argent. Mais rassurez-vous, il nous reste au moins des idées», souffle Gérard Chenoz, sans dévoiler les contours de toutes ces «hypothèses» pour éviter «le buzz». Il se reprend, met en avant la métropole d'Aix-Marseille, qui doit voir le jour en janvier 2016 après un accouchement plus que difficile:
«Il ne faut pas déshabiller Paul pour habiller Pierre, il faut une logique sur ce territoire. Aujourd'hui, les quatre grands casinotiers sont d'accord pour venir s'installer ici. Maintenant il faut savoir où, quand et comment ? On ne peut pas mettre un casino n'importe où...»
Et surtout pas au milieu de nulle part.
Quartier commercial
Un temps, il fut question de l'installer en face du MuCem, l'autre fierté de la ville. Une pétition, une polémique politique et près de 20.000 signatures n'y ont pas résisté. L'idée paraissait incongrue: pouvait-on à ce point consommer du culturel puis tirer sur les bandits manchots? Oui, à en croire l'Insee, qui classe les casinos parmi les entreprises... «culturelles»! Puis ce fut au J1, ce vaste hangar qui ne faisait rêver personne avant que Marseille, «capitale de la culture», y prenne ses jolis quartiers. Peine perdue encore une fois: le Grand port maritime, propriétaire des lieux, ne souhaite pas le céder, y compris au prix fort, la mairie lui proposant 15 millions d'euros sonnants et trébuchants.
«L'idéal, ce serait un champ de pomme de terre mais il n'y en a pas beaucoup à Marseille», ironise Gérard Chenoz. Même s'il n'existe pas, ce champ pourrait bien s'implanter dans le quartier Euroméditerranée, du Mucem jusqu'aux Terrasses du Port, qui offre un visage idéal.
Au bout du quai Lazaret à la Joliette, les Terrasses forment un vaste «centre commercial avec vue sur la mer», qui rassemble près de 190 commerces aux enseignes bien visibles. L'endroit se présente comme un «lieu de vie et d'échanges» et prétend offrir «une nouvelle façon de consommer [...] associant boutiques et équipements culturels et de loisirs».
La Joliette, quartier gonflé par l'argent privé
Ouvertes le 24 mai 2014, elles ont attiré 4,5 millions de visiteurs entre mai et novembre 2014. Le centre commercial en espère près de 15 millions pour sa troisième année d'exploitation. Mais sa fierté, c'est son balcon de 2.600 mètres carrés, qui offre un panorama incomparable sur la Méditerranée et accueille régulièrement des soirées «roof-top» où la jeunesse branchée se retrouve autour d'un pot. À l'intérieur, c'est un dédale d’ascenseurs gigantesques, une succession de vitrines en verre et d'écrans lumineux comparables aux plus belles descriptions d'Émile Zola dans Au Bonheur des Dames.
Ce quartier réhabilité gonflé par l'argent privé, c'était autrefois le royaume des ouvriers, qui défilaient ici pour travailler jour et nuit sur le port de Marseille, aujourd'hui dans le giron de l'État. À part des touristes qui se baladent et lèchent les immenses vitres, on ne croise plus beaucoup de bleus dans ces rues blanches baignées de lumière. Seules les voitures foncent vers le tunnel du Prado, au bout, tout juste stoppées par les feux signalisation. En quelques années, l'activité du port s'est largement réduite. La mairie cherche alors des alternatives: les commerces feront l'affaire. Au sens large.
Californisation
Dans sa course contre le temps, la mairie se pique désormais d'une nouvelle idée: implanter le casino sur un paquebot amarré près du port, comme le Queen Mary à Long Beach, dans la région de Los Angeles, dont la reconversion permit d'accueillir un hôtel-restaurant depuis les années 1990. De quoi donner raison à Michel Peraldi, auteur d'une Sociologie de Marseille qui bouscule les idées reçues, parue aux éditions La Découverte:
«Toute la côte, de Menton jusqu'à Perpignan, s'est lentement transformée sous le monopole du tourisme. On assiste à une sorte de californisation de la côte méditerranéenne.»
Il file la métaphore pour décrire ce qu'il s'est passé sur le port de Marseille depuis les années 1950:
«Symboliquement, on a fermé les portes de la ville. Les cinquante dernières années ont débarrassé la ville de son tissu industriel et le commerce informel, sur le port, est parti à Barbès. Reconvertir le port pour y réimplanter des activités commerciales, c'est trop tard, c'est impossible.»
Derrière le casino, c'est en fait tout le visage du port et de cette ville qui est questionné.
«D'un point de vue socio-économique, le casino, c'est un détail. Au fond, c'est exactement la même chose que le Mucem ou les Terrasses, cela participe d'une économie de type loisir. On peut même dire que le casino complète le Mucem.»
On peut dire que le casino complète le Mucem: cela participe d’une économie de loisir
Michel Peraldi, sociologue
Lorsqu'il était encore question que ce hangar qui n'attirait personne autrefois soit transformé en casino, le chercheur Nicolas Maisetti, spécialiste en politiques urbaines, avait déblayé le terrain en rencontrant certains acteurs de l'appel d'offre lancé par le port pour reconvertir le J1:
«Avec le casino, on fait de Marseille un territoire propice au développement économique. En termes d'image, d'équipement, de marketing territorial et d'implantation des entreprises, il s'agit de commercialiser un objet.
Ce qui est en jeu, c'est un nouvel espace très attractif, disponible pour attirer des touristes et des investisseurs. D'ailleurs, la mairie le pense comme un retour sur investissement très rapide en termes d'attractivité, décrypte-t-il. Elle veut créer une sorte de “tour de Marseille” pour centraliser les croisiéristes. Ce tour part des “Terrasses du port” et va jusqu'au Mucem: c'est un peu all inclusive...»
Table rase
Au-delà des clichés et de l'image renvoyée par les médias de ville «cosmopolite» et «populaire», Marseille n'est plus ce qu'elle était: la population dite «immigrée» est de 12,9%, contre 20,3% à Paris et 27,7% en Seine-Saint-Denis. En 1954, les ouvriers constituaient 42% de la population active. Ils ne sont plus que 9,5% en 2010, selon l'Insee. Avec 26% de personnes en dessous du seuil de pauvreté en 2010, Marseille ressemble à une ville perfusée où l'État est le premier employeur. Il faut donc trouver de nouveaux débouchés pour les nouveaux «propriétaires» de la ville: une bourgeoisie intellectuelle attirée par le soleil et la nouvelle attractivité du coin, mais aussi les touristes, dont le portefeuille ne demande qu'à être allégé.
«Casino ou pas, c'est une péripétie finalement», estime Michel Peraldi. La mairie ne s'en cache pas. Elle ne veut pas en rester là. Et voit beaucoup plus grand. Il s'agit clairement de faire table rase de ce quartier, déserté par ceux qui l'habitaient, pour y développer une vie nocturne «qui ne dérange personne», des loisirs qui génèrent des recettes conséquentes: aquarium géant, musée naval, night-club, hôtel de luxe... Ou des espaces de coworking de plusieurs milliers de mètres carrés, ce qui fait hurler certains pontes du secteur, qui plaident pour des espaces «à taille humaine».
«Sur le port, il n'y a plus de place pour les petits porteurs de projets: ce sont de grosses machines et d'énormes entreprise qui viennent s'y installer, ajoute Michel Peraldi. En bref, il faut transformer des ouvriers en autre chose. C'est un train historique vraiment frappant.»
Nicolas Maisetti abonde:
«Au milieu des années 1990, Euroméditerranée a vu les anciens espaces industriels et voulait tout raser. Tout s'est déclenché avec le Silo, qu'ils voulaient d'abord raser. Le Grand port n'a pas laissé faire. À cette époque, il y avait encore des commerces et des échanges de fruits et légumes avec le Maghreb ou des réparations navales, qui ont fermé récemment.»
«Tout le monde veut investir à Marseille, affiche fièrement Gérard Chenoz, en guise de conclusion aux allures de pied de nez. Du coup, il y a beaucoup de bagarre. Mais les investisseurs ne viennent pas comme ça: ils veulent des projets ficelés. Et ça prend du temps. Moi, j'ai douze projets dans les cartons. J'aimerais en sortir deux ou trois d'ici 2020. Vous savez, on a mis douze ans pour le Mucem...»