Culture

La batterie au cinéma: de l’ombre du second rôle à la gloire du drummer hero

La plastique de cet instrument sied au format cinématographique mais il a longtemps été cantonné à de la figuration. Aujourd’hui, la batterie est passée sur le devant de la scène et joue dans les films des rôles de premier plan.

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Drumsticks on a Drum | Pic Basement via Flickr CC License by

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Au cœur de deux longs métrages en lice pour les Oscars cette année, Whiplash et Birdman, la batterie, longtemps oubliée des plateaux, tient sa revanche. Dans la réalité, caché par son massif instrument, le batteur (uniformément masculin) ne grappille que les miettes de célébrité laissées par le chanteur ou le guitar hero, n’en déplaise à Phil Collins ou Dave Grohl. Si le cinéma s’est, à quelques reprises, penché sur son cas, c’est trop rarement pour le mettre en réelle situation musicale.

Simple soutien rythmique à une séquence, métaphore ou alibi scénaristique, la batterie ne joue souvent que les seconds rôles. Figurante dans les comédies musicales, artefact de drague ou prestation fantasmatique à la lisière du ridicule, elle s’installe péniblement, à coups de breaks, rimshots ou roulements, comme un instrument cinématographique à part entière. De son absence à sa réintégration, passage en revue d’une évolution spectaculaire. One, two, three, go!

Désincarnation musicale

Le cinéma a maintes fois prouvé que l’on pouvait jouer de la batterie sans batterie. Les baguettes, métonymie parfaite de l’instrument, tiennent ainsi souvent le premier rôle, effaçant de l’écran la masse de caisses et cymbales. Mais cette dématérialisation peut même atteindre une apogée lorsque seule la gestuelle perdure, voire uniquement l’impulsion rythmique.

Sorte d’extension corporelle qui nécessite une implication physique forte de la part de son interprète, la batterie semble comme phagocytée par le musicien. Celui-ci incarne de fait, par l’entremise d’un élément (les baguettes le plus souvent) son instrument. Allégeant la mise en scène d’un dispositif lourd et encombrant (à la différence d’une guitare, nettement plus simple à imbriquer dans un plan), la disparition de la batterie à l’écran offre une souplesse logistique au réalisateur, quitte à perdre de sa matérialité et donc de son essence.

Dans Tamara Drewe, de Stephen Frears, l’héroïne succombe au charme d’un rocker au rancart après que celui-ci lui a démontré son potentiel lors d’une danse prénuptiale vaguement musicalisée. Armé de ses trois baguettes, le jeune homme titille chaque objet qui entoure Tamara dans un rituel musical qui ne trompe personne. Alors que l’instrument aurait sans doute rendu impossible le corps à corps lascif des personnages,  sa désincarnation laisse l’espace nécessaire au rapprochement.

 

Seule interprétation qui peut se passer d’un instrument, le jeu d’un batteur est avant tout une appropriation du monde, où tout fait son, musicalité, où une assiette devient une cymbale, une boîte de conserve un tom, une table une grosse caisse. On retrouve cette idée de l’homme batteur uniquement muni de baguettes dans Subway, de Luc Besson. Jean Reno y joue partout de la batterie sans jamais (ou quasiment) être véritablement assis derrière son instrument. Ainsi la frustration, la joie, la tristesse peuvent facilement s’exprimer dans l’espace quotidien, sans le truchement du corps métallique lourd d’une batterie. La liberté d’exercer son art, partout et tout le temps.

Homme batteur uniquement muni de baguettes

Dans cette veine psychologisante de la batterie, d’autres significations peuvent se faire jour comme dans Pollock, de Ed Harris. Dans cette biographie du peintre américain, le réalisateur insère une scène a priori anodine et pourtant ô combien signifiante. Lors d’un dîner familial, Jackson Pollock, artiste génial et alcoolique pathologique, s’empare de ses couverts et organise un solo de batterie en métamorphosant les éléments banals de la table en supports musicaux.

 

Cette explosion créative, mal vue par les convives car inconvenante et inappropriée, se veut tout autant une provocation aux bonnes manières bourgeoises qu’une expression de la psyché chamboulée du peintre. Transformer le quotidien, lui adjoindre un sens inédit, en faire de l’art, tel est le moteur de Pollock, qui en délaissant ses pinceaux exprime son mal-être profond par l’entremise de cette improvisation musicale.

Démonstration musicale et cinématographique

Si la musique diégétique (véritablement interprétée ou simplement simulée) joue souvent un grand rôle dans la dramaturgie cinématographique, elle gagne en intensité lorsqu’elle fusionne avec l’espace scénique. Ainsi dans Ben Hur de William Wyler, on est invité en fond de cale pour suivre le supplice des galériens. Condamnés à ramer en rythme, ils sont aidés pour conserver ou modifier le tempo par un «batteur» qui leur indique la bonne cadence. La cruauté du commandant s’exprime à travers sa volonté d’accélérer («ramming speed»), tandis que la dureté de la tâche se lit sur les corps suppliciés des rameurs.

 

Malgré un simple champ-contrechamp, le son du tambour qui retentit dans l’espace clos du bateau narre magnifiquement, sans long discours, la perversion du maître face à la douleur des esclaves. Une démonstration musicale et cinématographique à l’unisson qui, sans rendre hommage directement à l’art musical de la batterie, la métaphorise magnifiquement.

La batterie, second rôle (presque) éternel

Si l’intégrité de batterie est souvent mise à mal par les metteurs en scène, il arrive qu’elle soit présente à l’écran dans toute sa splendeur. Malheureusement, sa présence physique a beau être massive, son rôle dramatique n’est souvent qu’un soutien rythmique ou anecdotique à une séquence.

Donner le la à la manière d’un métronome

De A Damsel in Distress, où il donne une leçon de batterie debout, baguettes et claquettes en écho à Parade de printemps, où un petit garçon subjugué l’observe donner vie à toute sorte de supports, Fred Astaire, dont la performance physique n’est aucunement à remettre en cause, use de la batterie pour servir sa brillante démonstration chorégraphique.

À la manière d’un métronome, l’instrument donne le la, le rythme nécessaire aux pas de danse du prodige hollywoodien mais elle n’est jamais considérée comme un élément constitutif de la séquence. Support musical en fond de scène (malgré sa présence indispensable), la batterie ne recueille dans les comédies musicales de Fred Astaire qu’un petit rôle de figuration, une sorte de danseuse subsidiaire, importante pour la construction musicale mais toujours en arrière-plan, minorée.

Sorte de danseuse subsidiaire, toujours en arrière-plan

 

On peut se prendre la tête à faire entrer les 2 m3 de métal et autres peaux tendues sur un plateau de cinéma sans pour autant optimiser son intérêt musical. C’est le cas de la batterie d’Empire Records, dont la présence ne se justifie qu’à travers son rôle de pushing-ball. Un des personnages de ce film, ulcéré par l’incompétence de ses collaborateurs, s’isole régulièrement dans son bureau pour taper comme un sourd et défouler son stress. Exutoire parfait à toute dispute, qui évidemment devient gimmick comique lorsque son usage est ritualisé, le pauvre instrument fait de la figuration.

En oubliant totalement qu’il s’agit d’un instrument, en réduisant son champ d’activité à un simple outil dont on ne joue jamais vraiment, le réalisateur creuse en peu plus le sillon de l’utilisation décérébrée de ce noble instrument, condamné à de piètres prestations.

Utilisation décérébrée de ce noble instrument

 

Dans un genre plus ludique, mais tout aussi réducteur, Chacun cherche son chat, de Cédric Klapisch, perdure dans cette veine. Romain Duris, batteur débutant, tente de charmer sa voisine par l’entremise de son jeu. Moins érotique dans sa mise en scène que Tamara Drewe, le film s’amuse des clichés du musicien tombeur de ces dames, mais la spectacularisation du dispositif (fille assise sur un canapé face à l’homme en pleine démonstration) fait pencher la séquence du côté humoristique, là où Frears préférait le premier degré d’une scène de séduction.

Dans les deux cas, la batterie, incarnation des désirs et pulsions des personnages, est au cœur d’une tentative de rapprochement physique. Cette métaphorisation de la batterie, aussi pertinente soit-elle scénaristiquement, fait encore une fois l’impasse sur la performance physique et musicale. Alors que les guitaristes, bien lotis au cinéma, passent pour de géniaux interprètes et musiciens, les batteurs ont tendance à passer pour des baltringues, outrageusement timides ou indécemment libidineux. Une lecture pour le moins sommaire des possibilités offertes par cet instrument.

 

Fantasme comique à peu de frais

Bien qu’elle puisse être un artefact dramatique, la batterie a souvent droit à un traitement franchement drôle voire hilarant, faisant les belles heures des comédies, principalement américaines. Support de blagues, de chutes en tout genre ou d’épiques et ridicules batailles, la batterie ne gagne pas ses galons d’instrument sérieux, loin s’en faut, mais sa progressive visibilité au cinéma prépare sa proche ascension en haut de l’affiche.

Un des plus anciens gimmicks du comique

Sur le petit écran, Friends a ainsi usé de son potentiel amusant. Tandis que Rachel cohabite avec Joey, Phoebe, jalouse de voir son ancienne coloc s’éclater avec lui, décide de la faire fuir en offrant successivement une tarentule puis une batterie à Tribbiani. Le jeu catastrophique du garçon permet quelques saillies humoristiques non dénuées d’intérêt (le port de lunettes pour pouvoir tranquillement jeter en l’air les baguettes dans un geste de radicalité rock’n’roll) mais c’est surtout l’usage gaguesque de la batterie qui reste dans les mémoires. En terminant chaque réplique par un roulement de tom, Joey met en scène un des plus anciens gimmick du comique, à savoir la chute orchestrée. Rien que pour ça (et beaucoup d’autres choses), Friends demeure une grande série comique.

 

Mais la batterie a beau être un instrument jazz à l’origine (comme on le voit dans Whiplash), elle est rapidement devenue l’étendard du rock, sa sève stimulante qui fait osciller les têtes jusqu’au headbanging. Pas étonnant alors que des films prenant racine dans cette musique aient offert des séquences mythiques où la batterie devient le centre d’attraction, la star, dessinant les contours du drummer hero.

Drummer hero

Dans Wayne’s World, lorsque Garth, le copain timide de Wayne, tente d’exprimer ses sentiments, c’est devant les fûts d’une batterie qu’il s’assoit. La transformation immédiate qu’il subit, la sensation de pouvoir qu’il ressent derrière sa grosse caisse se matérialise par le changement d’éclairage. Par la magie du cinéma, Garth est transporté sur scène, sous les feux de la rampe et son personnage en est transfiguré.

Alors que le guitariste (a fortiori s’il est leader du groupe) doit faire montre de charisme, par sa présence en première ligne, le batteur peut apparaître comme plus insipide tant l’imposant instrument qu’il manœuvre et la force de celui-ci lui garantit l’écoute de tous et le respect, presque inconscient qui s’exprime à travers le battement de pied des spectateurs. Cette symbiose rythmique, entre la performance de l’un et sa résonance sur les autres, en fait un instrument hautement fantasmatique.

 

Solos épiques

Dans le genre comédie, Frangins malgré eux place la barre assez haute. Instrument massif (donc cher), la batterie de Dale (John C. Reilly) doit être traitée avec respect. Au cœur d’une dispute entre les deux «frangins», elle subit les assauts couillus de Brennan (Will Ferrell), avant que l’altercation fraternelle ne tourne en show musical où chaque coup porté sonne comme un mini-solo de batterie. Les gestes blasphématoires que subit le pauvre instrument (il faut le voir pour le croire), sujet de vénération pour l’un et objet désacralisé pour l’autre, soulignent le fossé qui sépare les deux hommes, des différences dans lesquelles s’insinue le comique de situation.

 

Mais le pompon comique revient sans nul doute à Spinal Tap, un faux documentaire sur un faux groupe qui recense tous les clichés du rock pour mieux s’en gondoler. Alors qu’il donne une interview dans son bain, bonnet de plastique sur la tête, l’un des batteurs-stars de Spinal Tap se rappelle une mésaventure. Lancé dans un solo épique, il grimpe sur son instrument qui ploie sous le poids. Irrésistiblement drôle, la séquence dénonce la surenchère de mise en scène de certains groupes, où le spectacle prend le pas sur la musique. Mais comme la chute au cinéma demeure un intemporel comique, celle d’un batteur glissant sur une cymbale ne peut que faire hurler de rire tous ceux qui ont un jour ou l’autre assisté à un concert et fantasmé une glissade formidable autant pour les yeux que pour les oreilles.

 

Batterie en tête d’affiche

Icône musicale

L’heure de gloire est arrivée. Après des décennies à se traîner dans les arrière-plans de nombreux films, donnant la réplique et mettant en valeur d’autres qu’elle, la batterie peut enfin jouer un rôle de premier plan et le batteur devenir une icône musicale au même titre que le guitar hero.

Une des premières et plus anciennes incursions de la batterie comme instrument noble se trouve dans L’Homme aux bras d’or, d’Otto Preminger. Frank Sinatra y interprète un ancien toxicomane devenu batteur qui retombe, non sans avoir lutté, dans son addiction. Entre prise d’héroïne et sevrage, le héros doit se rendre à un casting. Mais la détresse physique et psychique qui l’étreint va se manifester dans sa piètre prestation. Évidemment, l’exercice d’une activité, quelle qu’elle soit, dans un cadre aussi précaire (le manque ou la défonce) produit inévitablement un formidable ratage. Mais le choix d’un batteur plutôt que d’un autre musicien se révèle pertinent tant la précision, la ritualisation des gestes et les attentes des spectateurs sont codifiées.

La dextérité du maniement des baguettes est remplacée par une maladresse pathétique et surtout le rythme à suivre, sorte d’émanation naturelle du biorythme humain, subit les pires outrages. Le mal-être du personnage, sa claudication mentale s’incarnent dans les fausses notes et l’arythmie incontrôlée. De sa cadence interne détraquée naît son jeu de batteur. Miroir de l’âme et des soubresauts qu’elle subit, la batterie met ici idéalement en musique le chaos interne.

Chaos interne mis en musique

 

Moins abouties cinématographiquement mais importantes dans l’ancrage de la batterie dans l’inconscient collectif, les prestations d’Animal, le batteur fou du Muppet Show, ont démontré que jouer de cet instrument ne se résumait pas à un simple battement de rythme mais qu’au contraire le talent d’interprétation pouvait donner lieu à de superbes moments musicaux.

La battle de batterie, où chaque intervenant reprend et modifie la ligne rythmique de son adversaire en y ajoutant des difficultés, en l’accélérant ou en la complexifiant, offre une incroyable narration non verbale. Les sons remplacent les mots, les corps en mouvement expriment la densité scénaristique, la caméra n’a plus qu’à capter l’intensité des deux pôles en confrontation.

Sous des oripeaux comiques, la prestation d’Harry Belafonte dans le Muppet Show fait figure de merveille. Le chanteur percussionniste combat Animal, la folle créature à fourrure rouge (qui a aussi donné du fil à retordre à Buddy Rich dans un autre épisode). La progression émotionnelle de la séquence suit les variations opérées par les deux musiciens, crescendo hallucinant où les yeux autant que les oreilles du public sont captés par la puissance de la prestation.

Pas un simple battement de rythme

 

Très animale, voire primitive dans sa résonance charnelle, la batterie est le cœur d’une composition musicale. Ses battements, lents, rapides ou arythmiques insufflent l’énergie, la lame de fond sur laquelle les autres instrumentistes se greffent.

 

Dans un autre registre (plus récent), Sound of Noise tente la musicalisation d’une séquence de voiture en temps réel. Dans ce film suédois, six percussionnistes utilisent la ville pour lancer leur terrorisme artistique. Ils jouent illégalement de la musique dans des lieux ou des situations totalement singulières, comme c’est le cas pour la séquence de voiture.

Rivaliser avec les solos de guitares et les improvisations au piano

Usant des codes du road movie (ou plus largement d’un personnage écoutant de la musique au volant), la scène les transfigure puisque la musique ne jaillit pas d’un autoradio mais bien de l’arrière du camion, où un homme joue de la batterie. À l’accélération de son jeu répond celle du véhicule. En concrétisant la musique non plus écoutée mais jouée à même l’habitacle, Sound of Noise démontre les liens ténus que le rythme cinématographique entretient avec la musique, en l’état la batterie. On en vient presque à oublier la présence de la batterie pour se projeter dans le récit simple mais diablement efficace de cette voiture lancée à toute berzingue sur une route, musique à fond.

 

De son absence patente à l’écran à sa lente mais inexorable réappropriation de l’espace cinématographique, la batterie tient enfin ses lettres de noblesse. Longtemps invisible, métaphorique, comique ou subalterne, elle explose aujourd’hui dans Whiplash et Birdman, rivalisant avec les solos de guitares et les improvisations au piano, prouvant qu’elle appartient elle aussi à la famille des autres instruments dits sérieux.

De l’arrière-plan, elle s’installe aujourd’hui sur le devant de la scène, démontrant, s’il en était besoin, que sa primitivité apparente (taper sur des fûts) requiert talent et génie. Sa plastique monumentale, trop souvent escamotée, sied pourtant diablement bien au format cinématographique. Espérons que ces récentes prestations ne soient que le préambule à de nombreux autres roulements de tambour.

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