Culture

Petite histoire de la pâte à modeler sur écran

L'animation en pâte à modeler, aussi appelée claymation, a débuté à Hollywood il y a plus d'un siècle.

<a href="https://www.flickr.com/photos/gb_1984/9473107052/in/photolist-fr79FW-6xTdhf-8qA5oR-9Bj5PU-7k5BCh-6P8vYZ-8gxJJP-fqRUw4-fqRR16-fqRQqD-fr78Ww-fr77SL-fr774L-fqRT5i-fqRWvr-fr7aPo-fqRXCe-fqRTXT-fr6Z1o-fqRRLk-fr6Z9W-fr7bZ5-fr7bvJ-fr79eb-fr78LG-fr7a3Y-fqRUFF-fqRUaH-fqRHKV-98BecX-8MkAJe-8M9xoK-6m5kyG-6m5kyJ-8qA5Qx-8M8THD-8McE1S-6PdbkG-6Pd7Mb-6PdbkC-7chEfX-6zcZ6K-8qDcV1-8M8NxD-8MbWkf-6m5kyQ-8MpY56-8MpY82-bh3oeZ-bh3okZ">Bristol abrite les studios Aardman, inventeurs du couple improbable de pâte à modeler Wallace et Gromit</a> | pseudo du photographe via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
Bristol abrite les studios Aardman, inventeurs du couple improbable de pâte à modeler Wallace et Gromit | pseudo du photographe via Flickr CC License by

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Bristol a beau être le berceau du trip-hop au début des années 1990, la ville abrite aussi depuis près de quarante ans une autre activité artistique, tout aussi internationale nommée la claymation, autrement dit l’animation en pâte à modeler. À travers les studios Aardman, créateurs de Wallace et Gromit, Chicken Run ou Pirates, bons à rien mauvais en tout, c’est un artisanat éminemment ludique, concurrent aujourd’hui de la triade des studios américains (Pixar, Disney, Dreamworks) sur le terrain du long métrage destiné à un jeune public qui se fait jour. Si cette technique rayonne aujourd’hui en Europe, son histoire a débuté à Hollywood, il y a plus d’un siècle. Retour sur la genèse extraordinaire d’un art méconnu qui, du cinéma muet au petit écran en passant par Michael Jackson, MTV et Frank Zappa, irrigue de sa créativité tout azimut les formes visuelles du XXe siècle.

Débuts cinématographiques de la plasticine

Inventée à la fin du XIXe siècle sous le nom de plasticine et commercialisée dès 1908, la pâte à modeler intéresse rapidement les réalisateurs car sa malléabilité permet de créer des effets spéciaux à moindre frais. Ainsi, dès 1908, elle apparaît dans The Sculptor’s Nightmare, de Wallace McCutcheon, où un artiste est engagé pour façonner un buste censé remplacer celui de Theodore Roosevelt dans un club politique. Après une nuit avinée, le sculpteur sombre dans un profond sommeil où il cauchemarde une assemblée de bustes vivants qui se disputent la place tant convoitée. En utilisant des figurines de pâte à modeler animées en stop motion (animation image par image), McCutcheon donne vie à l’écran à des éléments inertes préfigurant les usages ultérieurs de la claymation, dans des œuvres en prise de vue réelle mais nécessitant des effets spéciaux alors matériellement impossibles à réaliser (le génial concepteur Ray Harryhausen s’y emploiera). Cette technique peut s’envisager comme les balbutiements des images de synthèse dont les pixels remplaceront quelques décennies plus tard la plasticine.

 

À partir de 6’33 de cet extrait de The Sculptor’s Nightmare, les bustes se mettent en mouvement.

Moins de vingt ans plus tard, la claymation passe une étape avec The Penwiper, de Joseph Sunn. Dans ce court métrage d’animation qui met en scène les aventures d’un pingouin, toutes les possibilités de la pâte à modeler explosent à l’écran. Plus concret et matérialisé que le dessin animé, cet artisanat propose aux enfants un spectacle imaginaire parfaitement réaliste, glissant l’idée qu’eux aussi peuvent reproduire les petits personnages chez eux. Si, évidemment, la dextérité nécessaire à la création d’un tel film n’est pas à la portée des plus jeunes, utiliser le support de leurs jeux au cinéma installe une proximité et une intimité qui sont pour beaucoup dans le succès de cette méthode.

 

The Penwiper, de Joseph Sunn (1926)

Sur le petit écran pour les enfants

La démocratisation massive de la télévision dans les années 1950 offre un champ formidable à la pâte à modeler. Tandis qu’elle demeure sporadiquement utilisée dans des films nécessitant des effets spéciaux, la pâte à modeler migre vers le petit écran dans des programmes dévolus aux enfants. En 1953, naît Gumby, un petit personnage tout vert, imaginé par Art Clokey, un des grands noms de cette technique. D’abord héros de Gumbasia, une relecture du Fantasia de Disney (1940), Gumby devient un récurrent sur NBC dès 1957, et ce, jusqu’à la fin des années 1960. Véritable icône culturelle aux États-Unis, Gumby, qui fut maintes fois parodié (notamment par Eddie Murphy au SNL), pose les bases de la claymation moderne: simplicité des formes et burlesque de la mise en scène. Avec un coût moins élevé que le dessin animé (650$ la minute contre plus de 1200$ pour de l’animation classique), Gumby se taille une place de choix dans les programmes pour enfants et dans l’inconscient collectif de toute une génération.

 

Gumbasia (1953), parodie de Fantasia

Gumby, petit personnage tout vert, né en 1953, pose les bases de la claymation moderne: simplicité des formes et burlesque de la mise en scène

Malgré son succès sur le petit écran, la pâte à modeler peine à retrouver le chemin des salles obscures et à concurrencer Disney au cinéma (10 Oscars du meilleur court métrage d’animation de la création de la récompense, en 1932, jusqu’en 1950 vont à Disney). Si d’autres producteurs parviennent à imposer leur style à partir des années 1950 (MGM, Columbia, Paramount), le dessin phagocyte tout jusqu’en 1975. Cette année-là, avec Closed Mondays, de Bob Gardiner et Will Vinton (le créateur du terme claymation), la pâte à modeler retrouve enfin ses lettres de noblesse en remportant un Oscar et prouve son incroyable potentiel dans le monde de l’animation.

 

Closed Mondays, de Bob Gardiner et Will Vinton

MTV Generation

Mais malgré cet Oscar, la pâte à modeler demeure toujours cantonnée à la télévision. Des programmes pour enfants, elle envahit progressivement les espaces publicitaires, devenant une imagerie reconnaissable pour une majorité d’Américains pour enfin s’épanouir avec l’apparition des vidéo-clips et la naissance de MTV. Même si, dès 1979, la musique entrevoit le potentiel visuel de la pâte à modeler avec Baby Snakes, de Frank Zappa, il faut attendre le milieu des années 1980 pour assister à son éclosion.

 

Baby Snakes, de Frank Zappa (1983)

De Sledgehammer, de Peter Gabriel, en 1986 (dont les parties animées sont confiées à Peter Lord, le cofondateur d’Aardman) à My baby just cares for me, de Nina Simone, en 1987 (entièrement réalisé par Lord), la musique semble le véhicule idéal pour la claymation. Capable de se plier à toutes les originalités et idées farfelues pour illustrer des pop songs, la pâte à modeler trouve sur MTV un canal de diffusion improbable, s’ouvrant de fait un nouveau public: les adolescents.

 

My baby just don’t care for me chantée par Nina Simone et mise en pâte en 1987

Capable de se plier à toutes les originalités et idées farfelues pour illustrer des pop songs, la pâte à modeler trouve sur MTV un canal de diffusion improbable

Conscient que la claymation n’est peut-être pas seulement un spectacle pour enfants et qu’elle grignote progressivement une place dans les clips, MTV lance en 1998 Celebrity Deathmatch, un programme où des stars en pâte à modeler s’affrontent dans des combats dantesques et hilarants. Ce glissement d’un univers enfantin vers une représentation plus adulte (même si elle reste potache) montre le chemin parcouru par cet artisanat.

 

Celebrity Deathmatch: Stallone vs Schwarzenegger

Lent retour vers les salles obscures

Parallèlement à son destin télévisuel, la pâte à modeler, après des années de vache maigre, revient à ses fondamentaux cinématographiques. Will Vinton, oscarisé en 1975, parvient à mettre en scène en 1985 le premier film intégralement réalisé en pâte à modeler. Avec The Adventures of Mark Twain, le réalisateur démontre que la pâte à modeler peut jouer autre chose que des seconds rôles, tant et si bien que les studios Vinton explosent.

 

Bande-annonce du long métrage entièrement réalisé en pâte à modeler The Adventures of Mark Twain (1985)

Publicités, contrats avec Disney (pour l’attraction Captain Eo de Michael Jackson et le segment Speed Demon de Moonwalker avec le même Jackson), la boîte de production voit grand et décide de lever des fonds dès le début des années 1990. Grosse erreur stratégique de Vinton, qui laisse entrer au capital Phil Knight, le boss de Nike. Celui-ci vire rapidement Will Vinton, le remplace par son fils Travis Knight, engage Henry Selick comme directeur artistique et rebaptise le studio en Laika, producteur depuis de Coraline (2009), ParaNorman (2012) et The Boxtrolls (2014). Malgré sa notoriété et son talent, Will Vinton n’a pas survécu commercialement à cette éviction.

 

Bande-annonce du film de claymation The Boxtrolls (2014)

Il a toutefois participé au retour gagnant de la pâte à modeler sur grand écran en créant en 1988 pour Moonwalker la séquence Speed Demon, où un lapin facétieux sème le trouble au guidon de sa moto, se révélant être le chanteur grimé en rongeur. Même si la saynète apparaît courte dans le film, elle démontre à quel point la claymation peut s’affranchir des codes télévisuels pour charmer un public plus large (et moins jeune).

 

Séquence Speed Demon dans le film Moonwalker (1988)

L'Étrange Noël de Mr Jack propulse la technique artisanale de stop motion en haut de l’affiche

Cinq ans plus tard, Burton flaire le potentiel de la pâte à modeler et confie la réalisation de L’Étrange Noël de Mr Jack à Henry Selick, son ancien collaborateur chez Disney entre autre sur Rox et Rouky. Première production en claymation pour un gros studio (Touchstone Pictures, une branche de Disney en l’occurrence), ce film acclamé par la critique et devenu culte depuis, propulsant cette technique artisanale de stop motion en haut de l’affiche. Poétique, malléable à l’envi, tridimensionnelle (à la différence du dessin), la pâte à modeler se relance indubitablement au cinéma outre-Atlantique. Mais cette tendance des années 1990, qui ne se dément pas encore aujourd’hui, trouve son pendant en Europe, avec un petit studio britannique qui dame le pion à Hollywood: Aardman.

 

L’étrange Noël de Mr Jack (1994)

Le cas Aardman

Fondé en 1972 par deux amis d’enfance, Peter Lord et David Sproxton (rejoints en 1985 par Nick Park), Aardman Animations n’a rien à envier à ses concurrents américains. Engagé par la BBC pour réaliser Vision On, un programme dédié aux enfants sourds, le duo anglais propose une autre de leur création à la chaîne: Morph. Personnage anthropomorphique, Morph n’a rien de commun avec les futures créatures de Lord et Sproxton. Simpliste dans sa forme, monochrome, il est le véhicule idéal des mises en situation burlesques inventées par les deux trublions. Mis à l’antenne en 1977, Morph attire immédiatement une large audience, offrant aux deux créateurs des possibilités de réalisation jusque-là inimaginables.

 

Morph (1977)

Un petit studio britannique qui dame le pion à Hollywood

Avec l’arrivée de Nick Park en 1985, Aardman prend un nouvel essor. Oscarisé en 1991 pour Creature Comforts, un court-métrage où les animaux d’un zoo témoignent de leur quotidien, le studio impose son style. Dans ce quasi-documentaire, drôle mais hautement corrosif et réflexif sur l’enfermement, Park met en place son dispositif cinématographique, consistant à humaniser ses créatures animalières sans pour autant leur confisquer leur singularité sauvage.

 

Creature Comforts (1989)

Cette capacité à moquer les rites humains au travers d’un bestiaire trouve son apogée avec Wallace et Gromit. Les aventures de cet humain inventeur de génie (et amateur de fromage) et de son chien muet mais rudement intelligent donnent lieu à quatre courts-métrages, dont deux seront distingués par un Oscar: Un mauvais pantalon en 1994 et Rasé de près en 1996. Les rocambolesques scénarii (un pingouin cambrioleur, une boulangère serial killer ou une excursion sur la Lune) trouvent sous l’œil de Park une ingéniosité et une maîtrise de la mise en scène exquises.

Bourrés de clins d’œil destinés aux adultes (un hommage à Ghost dans Rasé de près par exemple), les films revisitent les grands classiques cinématographiques dits sérieux comme les poursuites (en train, en voiture ou à vélo) ou les évasions (qui sera le sel de Chicken Run, une autre production Aardman). À l’image d’un Miyazaki (Mon Voisin Totoro, Porco Rosso…), Lord, Sproxton et Park se plaisent à inventer des machines formidables (l’aspirateur à lapins de Wallace et Gromit et le lapin-garou), à faire voler toutes sortes d’engins (le ballon de Darwin dans Pirates: bons à rien, mauvais en tout) et à tirer de cet imaginaire débridé une poésie naïve et drôle.

 

Un mauvais pantalon (1993)

Diversifier pour mieux régner

Mais Aardman, fort de ses personnages célèbres, ne délaisse pas pour autant l’exploration de nouveaux horizons, s’attelant aussi bien à des publicités pour Milka (Mini Eggs) ou Nokia (Gulp, en 2011), des campagnes pour la coupe du monde de football au Brésil ou l’adaptation de Pierre et le Loup en 2006.

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Le nombre de secondes de film obtenues au terme d'une journée de tournage

Cette hétérogénéité des supports (en claymation la plupart du temps) et donc des revenus permet au studio britannique de rester un concurrent important des productions américaines. Alors que son nouveau long métrage Shaun le mouton (sorti en France début avril) a profité d’une communication importante (bien que loin derrière les sorties Pixar ou Disney), le musée des arts ludiques propose de découvrir l’envers du décor de cette entreprise hors du commun. Jusqu’au 30 août, l’exposition «Aardman, l’art qui prend forme» revient sur la genèse de ce projet fou de deux sexagénaires passionnés, amis depuis cinquante ans.

En découvrant les décors des grands succès Aardman et les figurines en taille réelle, on comprend mieux la fastidieuse tâche des animateurs (2 secondes de film en moyenne pour une journée de tournage) et la proximité spontanée qu’on ressent face à cet univers en pâte à modeler, incarné, palpable, réaliste. Sorte de madeleine de Proust (l’odeur de la play-doh ayant bercé les narines de plusieurs générations), la pâte à modeler amuse les plus jeunes et fait retomber en enfance les plus âgés. Le but ultime de tout film d’animation qui se respecte.

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