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A Cuba, les dissidents s'interrogent sur la visite de François Hollande

Le président français sera à La Havane le 11 mai. A Cuba, sur le terrain, de nombreux dissidents attendent un signe de sa part. Menacés, arrêtés ou emprisonnés, ils se battent pour les droits de l'homme. Rencontre à La Havane avec ces opposants que ne verra pas Hollande.

La caméra qui surveille la maison de Gorki, à La Havane | Emmanuel Neisa
La caméra qui surveille la maison de Gorki, à La Havane | Emmanuel Neisa

Temps de lecture: 9 minutes

La Havane (Cuba)

Une piscine vide. Antonio Rodiles me fait visiter sa maison. C'est une vaste villa en bord de mer dans le quartier chic de Miramar à La Havane. Je vois un salon de réception; un bar pour recevoir des amis; un grand jardin. Mais aussi un studio d'enregistrement, comme dans une vraie chaîne de télévision, avec deux petites caméras et de gros néons entourés de papier d'aluminium en guise de projecteurs. Un chien est là également, baptisé Thelonious, en hommage au jazzman. Et donc une piscine vide.

Il y a bien longtemps que la piscine n'a pas été remplie. Car cette belle villa a d'autres fonctions que le repos balnéaire ou le divertissement. C'est une «safe house», «une maison de résistance», me dit Rodiles. Qui ajoute:

«Même Thelonious est un chien dissident.»

La veille de notre rencontre, ce lundi 4 mai, Antonio Rodiles était en prison. Il a été arrêté comme une petite centaine de personnes pour avoir défilé avec les Damas de Blanco, une célèbre organisation de défense des droits de l'homme à Cuba. Il a été battu puis embarqué par la police politique castriste (la célèbre Seguridad del Estado). A travers son tee-shirt, il me montre les côtes où il a été frappé et qui lui font «encore bien mal», me dit-il. On l'a finalement libéré.

S'il existe plusieurs dizaines de prisonniers politiques à Cuba, condamnés pour de longues peines, Rodiles est plutôt un prisonnier intermittent. On l'arrête; on le libère; on l'espionne constamment. Il faut dire qu'il joue au chat et à la souris avec le régime.

«Hollande doit voir la société civile»

Rodiles me montre la caméra ultra-moderne qui, depuis un poteau électrique vétuste dans la rue, surveille sa maison. Ses faits et gestes sont filmés; son téléphone est écouté; parfois une voiture de police est garée devant chez lui. Comme beaucoup de dissidents cubains restés sur l'île, il est sous surveillance étroite mais, pour l'heure, il est encore libre de ses mouvements. Alors il en profite.

Régulièrement, sa villa de La Havane devient un lieu de rassemblement pour des groupes de dissidents. Plus d'une centaine certains soirs. Tout le monde se retrouve dans le grand salon de réception ou autour de la piscine vide. On fait des lectures politiques; des débats; on projette des films indépendants anti-castristes; on lit de la poésie. On parle aussi de la répression, des personnes arrêtées. C'est un forum informel de défense des droits de l'homme et de la liberté d'expression. Ce genre d'activités est, bien sûr, réprimé; mais, à domicile, dans un cadre strictement privé, la tolérance est un peu plus grande. Du moins l'espère-t-il.

«On vit ici sous une dictature. Et en ce moment, depuis le rapprochement avec les États-Unis, le régime semble très nerveux. Le niveau de répression est actuellement en hausse», constate Rodiles. Qui ajoute, lorsque je l'interroge sur la venue prochaine de François Hollande:

«C'est une erreur. La répression contre les dissidents s'amplifie. Hollande ne peut pas voir les officiels du régime sans rencontrer la société civile.»

Tous les dissidents que j'ai rencontrés à La Havane semblent partager ce point de vue.

La plupart des dissidents témoignent à visage découvert: la visibilité est leur meilleure carte, pensent-ils

 

«Venir à Cuba sans rencontrer la société civile, c'est donner des gages au régime pour continuer sa répression», me dit Berta Soler Fernandez, l'une des figures célèbres des Damas de Blanco, dont le mari, Angel Moya Acosta, présent à ses côtés lors de notre entretien, a fait plusieurs années de prison pour avoir défendu la déclaration des droits de l'homme et la liberté d'expression. «Je suis très inquiet de la stratégie de la France: le président Hollande ne peut pas visiter Cuba sans poser la question des droits de l'homme et sans voir la société civile. Ce n'est pas cela la France. Ce n'est pas cela l'Europe», ajoute Acosta.

Kiremia Yalit, qui coordonne la Mesa de Dialogo de la Juventud Cubana, un important collectif de promotion des droits de l'homme, est sur la même ligne: «Hollande doit voir la société civile.»

Tous s'expriment avec franchise et même une certaine fureur de parler, comme pressés de faire connaître à l'extérieur de la grande prison cubaine leur position. Tous sont suivis, leurs téléphones sont écoutés, ils savent qu'ils prennent des risques en discutant avec un reporter étranger.  

La dissidence à ses risques et périls

L'opposition cubaine forme sur l'île une cartographie complexe et mouvante.

Étonnamment, la plupart des dissidents sont ici à visage découvert. Leur courage –immense, presque incompréhensible– me frappe. Ils me donnent leur nom, acceptent de parler ouvertement et de se faire prendre en photo. Ils n'ont pas peur des représailles. Au contraire, en se montrant, ils espèrent plus de mansuétude du régime. La visibilité est leur meilleure carte, pensent-ils. Et peut-être leur dernière chance.

Au total, on compterait une centaine d'organisations d'opposition structurées à Cuba. Certaines ont, si l'on ose écrire, pignon sur rue; d'autres sont plus secrètes. Chacune adopte sa propre stratégie et ses méthodes de résistance.

On peut s'opposer frontalement au régime, par la politique, comme le fait Antonio Rodiles et son groupe baptisé «Estado de Sats». On peut préférer une approche journalistique, selon la tactique de la célèbre blogueuse Yoani Sánchez, qui gère un journal, baptisé 14 ymedio, et surtout un blog, nommé Generacion Y (ici dans sa version en anglais). On peut choisir au contraire la défense des droits de l'homme en tentant, en dépit de la répression, de descendre dans la rue, comme le mouvement des Damas de Blanco, à la fin de la messe chaque dimanche, ou sous d'autres formes, comme l'Union patriotique de Cuba. On peut se contenter de «documenter» la violence de la police, sous la forme d'un «monitoring» ou de «watch-dog group», comme la Commission cubaine des droits de l'homme ou le Forum antitotalitaire (Fantu). On peut privilégier un message démocrate-chrétien, dans la proximité de l'église catholique, comme le Coordinación Nacional del Movimiento Cristiano de Liberación (MCL). On peut enfin choisir le radicalisme artistique, les concerts sauvages ou les happenings culturels. A ses risques et périls.

La résistance culturelle

Gorki est de ceux-là. Il appartient à la mouvance punk de la Havane avec son groupe Porno para Ricardo. Il me reçoit à l'Avenida 35, où il est, lui aussi, placé sous surveillance policière.

Un rocker, un punk, ça fait de la musique; la musique, c'est un concert; un concert, c'est des gens dans la rue; des gens, c'est un attroupement et un risque de subversion

Gorki

Son appartement comprend une salle d'exposition et un studio d'enregistrement: c'est un lieu de dissidence radicale. En ce moment, il expose les œuvres de son ami Danilo Maldonado Machado, dit El Sexto. Ce dernier est en prison depuis plus de trois mois pour avoir réalisé une performance artistique dans le centre de la Havane: lâcher deux porcs en liberté sur lesquels il avait badigeonné le nom de Fidel et Raúl Castro! Il attend son procès pour «offense aux dirigeants de Cuba». Il risque jusqu'à trois ans de prison.

Ce radicalisme frôle parfois l'inconscience. «Je me suis rendu compte que je n'aimais pas ce régime. Alors, j'ai choisi l'opposition frontale par la musique. Beaucoup de gens préfèrent s'opposer de manière soft, de façon consensuelle. Moi, je le fais frontalement, par la radicalité. Je pense qu'il faut dire les choses clairement et nommer les deux fils de putes qui dirigent ce pays», m'explique Gorki, devant une affiche des Sex Pistols.

Régulièrement, la police encercle sa maison. On l'arrête, on le relâche. On lui interdit de faire des concerts avec son groupe déjanté Porno para Ricardo: alors il fait le concert sur son balcon...

Gorki joue avec le feu et, comme son ami El Sexto, il risque de brûler ses vaisseaux. La prison ne lui fait pas peur; il la pratique, lui aussi, de façon intermittente. Il a une folie crane, solitaire et téméraire. «Cette société nous demande de nous sacrifier. Tout est fait pour ne penser qu'au futur, à la révolution qui va accomplir ses bienfaits. Étudier le marxisme; faire la guerre à l'impérialisme; se battre pour l'avenir. Mais il n'y a pas de futur! No future! Nous, au contraire, on ne veut pas entendre parler de tout ça. On pense au présent, au plaisir, et on s'éclate», me dit-il, les cheveux en bataille.

Fidel et Raul Castro en bikini, par El Sexto | Photo: Emmanuel Neisa

Derrière cette provocation punk, qui existe sous toutes les dictatures, Gorki participe d'un mouvement de fond qui pourrait se révéler plus structurant: il permet, avec son studio, à des jeunes musiciens d'enregistrer de la musique contre-culturelle, à des activistes de venir doubler des films dissidents, à toute une culture underground d'avoir un refuge.

Plusieurs témoins confirment aussi que les dissidents peuvent poster sur YouTube des vidéos compromettantes pour le régime, diffuser des scènes de violence policière, grâce notamment à l'appui d'une ambassade européenne qui leur permet d'accéder à un Internet de qualité. (Internet est peu accessible à Cuba: il est généralement censuré, particulièrement lent et hors de prix, environ 10 euros de l'heure dans les hôtels 5 étoiles, soit deux semaines de salaire sur l'île.)

A 46 ans, Gorki n'a plus de travail. Il était sérigraphe dans une entreprise d'État, mais il a perdu son job, en raison de ses activités politiques.

Tous les dissidents connaissent cette première punition. Ensuite, les techniques de la police varient: «Vous perdez d'abord votre job, puis on vous enlève votre passeport pour voyager. Ensuite vous constatez que vos enfants se mettent à échouer à l'école puis que votre fils n'est pas admis à l'université, etc. C'est un système de chantage très pervers, très subtil», confirme Antonio Rodiles, qui n'a plus, lui non plus, de travail.

Dans l'atelier de Gorki, je découvre un montage photo superbe de Fidel et Raúl Castro en bikini sur la plage, signé El Sexto. «Ils ont des jambes sexy et Raúl paraît même gay: ça montre que la propagande peut faire d'eux n'importe quoi. El Sexto imagine le côté glamour et sexy des frères Castro, comme s'ils étaient dans une telenovela. Et du coup l'absurdité de la propagande saute aux yeux», me dit Gorki. Qui poursuit:

«Le régime a peur de l'effet boule de neige. Un rocker, un punk, ça fait de la musique; la musique, c'est un concert; un concert, c'est des gens dans la rue; des gens, c'est un attroupement et un risque de subversion.»

Accroché à son tee-shirt, je vois un badge provocateur: «Vétérans de la baie des cochons» (en hommage à la tentative avortée des exilés cubains aux États-Unis qui ont débarqué à Cuba en 1961 pour en déloger Castro).

Gorki est isolé, mais il n'est pas unique. Un groupe de rappeurs, Omni Zona Franca, multiplie les happenings artistiques dans les rues. Avec une stratégie hip hop également très subtile, Escuadron Patriota fait de même. «90% des Cubains en ont marre de ce système. Ils veulent que ça change. Mais tant que la répression durera, les Cubains ne pourront pas descendre dans les rues», affirme Antonio Radiles.

En quittant la maison de Gorki, je lis, sur un mur, un slogan géant:

«La Revolución es invencible.»

«Il y a partout plein de petits Fidel»

La visite que tout le monde espère à Cuba n'est pas celle de François Hollande, mais celle du pape, prévue pour l'automne. Certains opposants cubains attendent beaucoup de l'église catholique. Pour l'heure, leurs espérances ont été plutôt vaines.

Fidel était un fou mégalomane. Raúl est beaucoup plus pragmatique. Il sait que le système doit évoluer pour perdurer.

Un opposant cubain

«A un moment, l'église jouait un rôle très positif. Aujourd'hui, la hiérarchie catholique s'est complètement adaptée au régime, elle fait des compromis, elle collabore», regrette Kiremia Yalit, porte-parole de la Mesa de Dialogo Juvenil Cubano. Au sein de la coordination nationale du Movimiento Cristiano de Liberación (MCL) je rencontrerai pourtant plusieurs dissidents très actifs et qui espèrent encore que ce pape latino puisse jouer un rôle à Cuba, comme Jean-Paul II a su le faire en Pologne. On m'a parlé aussi, dans la mouvance chrétienne, d'un groupe très actif, Pasteurs pour le Changement, que je n'ai pas pu rencontrer.

«On prend beaucoup de précautions pour ne pas être arrêtés et pour ne pas perdre notre travail», m'expliquent deux militants du MCL qui préfèrent rester anonymes. «Le problème, c'est que nous avons face à nous une police politique d'une redoutable efficacité. C'est une machine de surveillance très bien huilée depuis cinquante ans. Chaque quartier, chaque immeuble est surveillé à travers un Comité de Défense de la Révolution. Chaque université, chaque magasin, chaque hôtel, chaque café, chaque lieu public est contrôlé en permanence. Ici, à Cuba, il y a partout plein de petits Fidel», poursuivent-ils.

Dans la pizzeria où nous discutons, j'observe au mur deux images: celle de Raúl Castro, l'actuel président, et juste à côté, celle d'une fille bimbo aguicheuse plutôt dévêtue.

«C'est cela qui est en train de se préparer: on passe d'un système idéologique pur à une sorte de capitalisme autoritaire où les apparatchiks sont en pleine reconversion économique. La bimbo, la corruption ultra-capitaliste et l'autoritarisme, voilà ce qui nous attend.»

Selon plusieurs dissidents interrogés à la Havane, les services de sécurité sont actuellement sous pression, du fait de la mutation du système.

«Fidel était un fou mégalomane. Raúl est beaucoup plus pragmatique. Il sait que le système doit évoluer pour perdurer. Mais personne ne sait vraiment comment faire. C'est une transition inédite. Alors, pour la nomenklatura et sa police, il y a une certaine peur de la transition, forcément difficile avec la disparition annoncée des deux frères Castro. Le régime est fragilisé, il est sur ses gardes», m'explique un opposant.

Dans sa «maison de la résistance», Antonio Rodiles me parle longuement des formes d'opposition, des différentes stratégies des dissidents, des rebelles qu'il fréquente et qu'il accueille régulièrement par petits groupes d'une centaine, pour ses soirées au bord de la piscine vide. Il y a beaucoup de débats parmi tous ces groupes, des tensions, et les tactiques varient.

«En cinquante ans de totalitarisme, le gouvernement a réussi à fracturer la société et à interdire toutes les oppositions. La société civile a été détruite systématiquement, comme supprimée de ce pays. L'État a voulu intégrer en son sein toutes les composantes de la société. Aujourd'hui, nous sommes en train de tout reconstruire.» 

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