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Le 15 décembre 1941, le député et journaliste communiste Gabriel Péri rédige une dernière lettre à son avocate Odette Moreau avant d'être fusillé par les Allemands au Mont-Valérien:
«Dimanche, 20 heures. Très chère amie, l’aumônier du Cherche-Midi vient de m’annoncer que je serai, tout à l’heure, fusillé comme otage. Ce sera le dernier chapitre du grand roman de cette époque.»
Comme Péri, plusieurs milliers de personnes ont été exécutées pendant la Seconde Guerre mondiale après avoir été «légalement» condamnées par les autorités allemandes, les Sections spéciales ou les cours martiales de Vichy, pour actes de résistance ou en tant qu'otages –sans oublier les victimes des innombrables exécutions sommaires et massacres commis par les occupants. Les noms et les biographies de 4.425 d'entre eux figurent dans le monumental ouvrage Les Fusillés (1940-1944), que viennent de publier les éditions de l'Atelier: pour chacun, quelques lignes, voire quelques pages, rappelant les raisons d'un engagement et citant donc, parfois, une dernière lettre. Certaines sont devenues célèbres, comme celle de Guy Môquet; d'autres vivent aujourd'hui dans le souvenir familial.
Ces mots écrits avec la conscience qu'ils seront les derniers («Maintenant, je meurs la tête droite et avec le sourire. On ne meurt, vois-tu, qu’une fois», écrit Maurice Feld, apprenti mécanicien de vingt ans fusillé en août 1942) ont servi, dès le début, à entretenir la flamme des résistants. «Les lettres des fusillés communistes ont été transmises à Jacques Duclos, premier secrétaire dans la clandestinité, qui les a transmises à Louis Aragon», explique ainsi l'historien Dominique Tantin, l'un des coauteurs du livre. Selon ses biographes, Aragon avait reçu de «Frédéric», nom de code de Duclos, une liasse de documents accompagnée de ces simples mots: «Fais de cela un monument.»
Des lettres étaient aussi lues au micro de Radio-Londres, notamment par Maurice Schumann, le porte-parole de la France libre. Dans son journal, Albert Grunberg, un coiffeur juif vivant en clandestinité à Paris, décrit ainsi en 1943 l'écoute de la dernière lettre d'Henri Fertet, lycéen FTP de seize ans fusillé pour sa participation à plusieurs attaques:
«Toute sa lettre était une profession de foi patriotique et d’amour filial. Les larmes me gagnèrent. Le speaker lui-même ne put s’en empêcher de pleurer tout en lisant cette lettre.»
Après guerre, c'est la flamme du souvenir que ces missives, lues à l'occasion de l'inhumation solennelle des fusillés ou publiées à destination du grand public, entretinrent. Mis bout à bout, leurs mots dessinent aujourd'hui les logiques et origines multiples de ces Français qui se battirent contre l'occupant, rappelait en 2010 l'historien Guy Krivopissko, spécialiste des fusillés:
«Ils ont à peu près tous les âges. [...] Ils sont de toutes les conditions, pratiquent tous les métiers, sont de toutes origines sociales. Ils sont Français, ils sont immigrés, ils sont étrangers. Ils ont toutes les opinions, toutes les confessions. Ils sont la France.»
«Le verdict est un peu sévère, car je suis condamné à mort»
Détail de la dernière lettre écrite par Léonce Laval au dos de sa carte de donneur de sang (Reproduction avec l'aimable autorisation de sa famille).
Tous les condamnés n'ont pas pu écrire une dernière lettre. Certains, privés de ce droit, ont dû ruser pour faire parvenir une missive à leur famille. «Cette carte rappellera que je n’aspirais qu’à donner mon sang, non à verser celui des autres...», écrit ainsi à sa femme, au dos de sa carte de donneur, Léonce Laval, professeur de lettres et résistant communiste, fusillé en septembre 1942 en tant qu'otage. «Quels barbares! Je suis encore en vie le 29 mai, griffonne sur un mouchoir, en mai de la même année, le cadre communiste Félix Cadras, qui attend la mort depuis une dizaine de jours. Quelle cruauté. Mille baisers. Adieu. Je vous adore, ne pleurez pas. Aimez-vous bien surtout.»
Ces lettres commencent souvent par l'annonce aux familles d'une condamnation et d'une exécution qu'elles n'apprendront qu'en la recevant. Parfois dans des termes étonnemment pudiques, tels ceux de Marcel Pautremat, ouvrier métallurgiste et FTP de 21 ans, exécuté en 1943 en Seine-Maritime pour avoir mis le feu à un wagon allemand:
«Chère maman, chers frères, je vous envoie ce petit mot pour vous mettre au courant de la sentence du tribunal devant lequel je suis passé vendredi 23 juillet 1943. Le verdict est un peu sévère car je suis condamné à mort.»
Ou de Jean Grolleau, étudiant engagé dans la résistance en Loire-Atlantique dès septembre 1940, fusillé en octobre 1941 comme otage:
«Chers parents chéris. Aujourd’hui je viens vous dire adieu; voilà six mois que je suis ici; j’attendais toujours ma libération. Eh bien, mes chers parents, au lieu d’une libération pour vivre avec vous, pour vous aider, c’est une libération définitive que le bon Dieu veut me donner.»
C’est une libération définitive que le bon Dieu veut me donner
Jean Grolleau, fusillé en octobre 1941
comme otage
Parfois, les condamnés y détaillent aussi les circonstances de leur arrestation, pour assurer leur famille de la probité de celui présenté par l'accusation comme un malfaiteur ou un «terroriste». C'est le cas de l'un des plus célèbres fusillés, l'ingénieur Jacques Bonsergent, dont une station de métro porte le nom à Paris. La veille de sa mort, deux jours avant Noël 1940, il raconte à ses parents les circonstances de son arrestation, lors d'une bagarre pendant laquelle un soldat allemand a été frappé devant la gare Saint-Lazare:
«Je meurs victime d’une confusion. Je suis accusé d’avoir frappé le 10 novembre des soldats allemands alors que je n’ai que voulu m’interposer entre eux et le vrai coupable. Je suis fort de mon innocence et je m’en vais la conscience propre.»
À ces proclamations peuvent s'ajouter des détails très concrets. Parfois, le condamné, destiné à reposer dans une tombe anonyme, s'inquiète du sort de sa futur dépouille: «Si vous pouvez obtenir ce qui restera de ma pauvre nature humaine, je serais désireux qu’elle repose en ma chère terre natale», écrit à ses parents Louis Esparre, membre d'un service de renseignement fusillé en 1943. En 1944, Marcel Renard, résistant de l'Armée secrète exécuté près de Villeurbanne, laisse à ses parents la liste des vêtements qui leur permettront de l'identifier:
«Un pantalon de cheval de l’armée, une paire de chaussettes montantes, une paire de chaussures noires, mes deux maillots verts, le maillot noir, chemise rouge, chemisette rouge, tricot de corps, cache-col carré rouge.»
«Même à 21 ans, je vous fais encore de la peine»
Mais l'essentiel de ces missives, bien sûr, ce sont les sentiments personnels qu'elles expriment –excuses, amour, fierté. A ses parents, Pierre Feugey, fusillé à Brive fin juin 1944, parle comme un enfant pris en faute:
«Tu vois papa, tu avais vraiment un garçon qui n’était pas raisonnable du tout. Même à 21 ans, à l’âge où l’on devrait être raisonnable, il vous fait encore de la peine, la plus grosse peine qu’il vous ait jamais fait.»
Ceux qui avaient des enfants, souvent en bas âge, s'adressent à eux à travers leur mère. «Aie l’esprit de sacrifice pour les choses nobles, généreuses... Ne baisse pas la tête parce que ton papa a été fusillé», écrit Marcel Bertone, fusillé en 1942, à sa petite fille Hélène.
Missak Manouchian. Bundesarchiv via Wikimedia Commons.
Pour ne pas qu'elle vive avec leur souvenir, ou pour qu'elle redonne un père à leurs enfants, beaucoup de maris demandent à leur femme de ne pas rester veuves. «J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours», écrit à son épouse Mélinée, le 21 février 1944, Missak Manouchian, commissaire militaire des FTP-MOI (main d'œuvre immigrée) pour la région parisienne. «Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et [d’]avoir un enfant pour mon honneur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse.»
Mélinée Manouchian ne se remariera jamais. Les mots de son époux, eux, passeront à la postérité dans le poème Strophes pour se souvenir d'Aragon, plus connu sous le titre L'Affiche rouge:
«Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses»
«Ce sont les Allemands qui m’exécutent et je crie “Vive le peuple allemand!"»
On ne trouve pas dans ses lettres de phrases anti-allemandes ou de dénonciations virulentes des «Boches». Pas parce qu'elles n'ont pas existé, mais parce que les courriers passaient au filtre de la censure allemande, et étaient parfois confisqués. Quand l'occupant est mentionné, c'est donc dans une optique de réconciliation future, d'ailleurs sincère. «Ce n'était pas une lutte de peuple à peuple, mais d'idéologie à idéologie, de la part de résistants qui n'était pas anti-allemands, mais anti-nazis, anti-fascistes, anti-totalitaires», souligne Dominique Tantin.
Il ne faut pas que
ma mort soit
un prétexte
à une haine
contre l’Allemagne
L'ethnologue Boris Vildé, fusillé en mars 1942
«Ce sont les Français qui me livrent, mais je crie “Vive la France”, les Allemands qui m’exécutent et je crie “Vive le peuple allemand et l’Allemagne de demain!”», écrit à ses parents Guido Brancadoro, mineur d'origine italienne, arrêté comme résistant puis fusillé comme otage. «Une vraie communauté franco-allemande se fera jour qui servira à établir une paix éternelle», espère Alfred Klein, instituteur alsacien qui a refusé l'annexion de sa région au Reich et s'est enfui en Auvergne. On retrouve les mêmes mots sous la plume de l'ethnologue Boris Vildé, membre du réseau du Musée de l'homme, dont trois membres (Pierre Brossolette, Geneviève De Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion) seront panthéonisés avec Jean Zay fin mai 2015:
«Il ne faut pas que ma mort soit un prétexte à une haine contre l’Allemagne. J’avais agi pour la France, mais non contre les Allemands. Ils font leur devoir comme nous avons fait le nôtre. Qu’on rende justice à notre souvenir après la guerre, cela suffit.»
Car pour les fusillés, souvent, subsiste l'espoir d'une fin de conflit proche qu'ils ne verront pas. Fusillé en septembre 1944 dans la poche de Saint-Nazaire, une des dernières zones d'occupation nazie à l'époque, l'agrégé d'allemand Jean de Neyman, tout en pointant «l’amusante et flatteuse ironie du sort qui fait [de lui] l’un des derniers fusillés français de cette guerre», se félicite d'«avoir eu la chance de voir le sinistre tableau du monde de 1939 remplacé par les claires perspectives de 1944».
La «clairière des fusillés» du Mont-Valérien. Parisette via Wikimedia Commons.
Ces claires perspectives sont souvent fournies par une cause supérieure. «La cause du général De Gaulle», pour Edmond Pédot, FTP fusillé en juin 1944 dans les fossés de la citadelle d'Arras. L'ambition de lutter pour «un monde meilleur», comme l'écrit le dirigeant communiste Corentin Celton, ou plus explicitement, «pour que vive la France. Vive le Parti communiste... vive l’URSS», comme l'écrit à son oncle l'ajusteur-fraiseur Alex Auvinet, fusillé en 1943. Pour «la Patrie», avec un P majuscule, comme l'écrit Roger Rouxel, le plus jeune des fusillés de l'Affiche rouge, mort «en Français, courageusement et la tête haute». Et souvent pour le Parti et la Patrie –les résistants communistes ou sympathisants forment la majorité des fusillés–, comme Paul Camphin, parti au poteau «en chantant La Marseillaise et L’Internationale».
Ou pour plusieurs patries, tant ces lettres sont aussi l'occasion de se souvenir de l'apport des immigrés à la Résistance: «Les juifs polonais, tchèques ou hongrois, par exemple, ont payé un lourd tribut, car ils étaient nombreux à participer aux opérations de terrain et constituaient la cible prioritaire de la répression», rappelle Dominique Tantin. C'est, pour prendre un exemple entre cent, un autre condamné du groupe Manouchian, Stanislas Kubacki, arrivé en France à dix-sept ans, et qui meurt, écrit-il à sa femme et son fils, «pour la liberté, pour la France et pour la Pologne».
«Comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau»
Au-delà de leurs affiliations strictement politiques, les condamnés ont souvent trouvé, aussi, le réconfort dans la foi. «10h ¼, je suis calme, serein. J’ai serré la main de mes gardiens, grand plaisir. Je vais tout de suite voir l’abbé, immense joie. Dieu est bon», conclut, en quelques lignes télégraphiques, l'étudiant catholique Roger Pironneau, moins de deux heures avant sa mort. Un autre des condamnés de l'Affiche rouge, Szlama Grzywacz, qu'un poster de propagande résume avec plusieurs de ses camarades à sa condition de «juif», promet lui à sa femme qu'il conservera son «sang-froid jusqu’à la dernière minute comme cela convient à un ouvrier juif».
«Vous savez que je m’attendais depuis deux mois à ce qui m’arrive ce matin, aussi ai-je eu le temps de m’y préparer...»: détail de la dernière lettre de Jacques Decour à ses parents (via Wikimédia Commons).
Et quand le condamné est agnostique ou athée, sa lettre peut aussi se teinter d'un certain mysticisme. A ses parents, au matin de sa mort, Jacques Decour écrit:
«Vous savez que je m’attendais depuis deux mois à ce qui m’arrive ce matin, aussi ai-je eu le temps de m’y préparer, mais comme je n’ai pas de religion, je n’ai pas sombré dans la méditation de la mort; je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau. La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir.»
Adhérent au PCF depuis 1936, ce professeur de lettres, fondateur de la Revue La Pensée libre, avait traduit Goethe en français. Dans son ultime missive, il demande à son remplaçant de dire à ses élèves qu'il a pensé à la dernière tirade de la pièce Egmont:
«Pour sauver ce que vous avez de plus cher, je tombe avec joie, ainsi que je vous en donne l'exemple.»