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Les aventuriers des cépages perdus

L’homogénéisation des goûts se fait aussi dans nos verres à vin. Au point que certains cépages traditionnels français pourraient tomber dans l’oubli. Avant qu’il ne soit trop tard, quelques irréductibles luttent contre cette perte patrimoniale: ils tentent de retrouver, de réhabiliter puis de vinifier ces cépages rares.

Dessin d'une grappe de Terret noir, cépage méditerranéen, dans un livre du fonds du Domaine de Vassal | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=vaDe6Wj5rP4">YouTube</a>
Dessin d'une grappe de Terret noir, cépage méditerranéen, dans un livre du fonds du Domaine de Vassal | Capture d'écran YouTube

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Au mois d’août, à l’heure où les feuilles de vignes sont vertes et les raisins presque à maturité, Thomas Finot, vigneron installé à Bernin dans le Grésivaudan en Isère arpente les parcelles alentours où il chasse le vieux cep, la feuille, ou la grappe de raisin inconnue. Sa quête? Découvrir ou retrouver des cépages anciens et oubliés, loin des Chardonnay, Gamay, Pinot, Merlot et autre Syrah qui abondent dans nos bouteilles.

«Lorsque je repère un pied que je ne connais pas, je tente de l’identifier en procédant à une reconnaissance foliaire», explique-t-il. Autrement dit, il prélève une feuille de vigne, dont il compare la forme avec celles recensées dans une vaste collection de livres d’ampélographie, la science qui décrit la morphologie des cépages (ampélos, en grec, signifie la vigne). «C’est ainsi que la Sérénèze de Voreppe [cépage autrefois cultivé dans la vallée de l’Isère, très local donc], une vigne d’avant-guerre, a été redécouverte dans la parcelle d’un particulier, où il produit du vin pour sa consommation familiale.»

Thomas Finot s’est installé en 2008 en tant que vigneron: sur ses parcelles, il a trouvé des cépages peu connus, comme le Persan, ou l’Etraire de la Dhuy, ou encore la Verdesse. Une belle surprise. Après de nombreuses recherches bibliographiques et quelques expérimentations, il lance la culture et la vinification de ces cépages. Avec succès. Désormais, il le dit, il a «attrapé le virus». Tout comme une poignée de vignerons.

Ils sont une petite communauté du nord au sud du pays à se passionner pour la réhabilitation de ces cépages disparus ou désuets depuis que le phylloxéra, un puceron venu d’Amérique du Nord, a décimé les territoires viticoles du monde entier, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Au début des années 1860, les trois quarts du vignoble français ont même disparu. Mais la demande en vin reste plus forte que jamais, surtout quand les deux guerres mondiales nécessiteront du carburant pour alimenter le courage des soldats. Pour faire face à ce besoin, les viticulteurs de l’époque ont importé des cépages résistants au phylloxéra, notamment d’Amérique du nord. Cette solution a le mérite d’être efficace. Mais elle altère aussi fortement la diversité des productions locales et régionales.

Quelques décennies plus tard, un jeune vigneron, pourtant bien formé, tombe des nues lorsqu’il découvre la richesse du patrimoine français:

«Lorsque j’étais étudiant, mon patron m’a prêté un livre sur les cépages autorisés en France, indique Nicolas Gonin, aujourd’hui vigneron établi près de Bourgoin-Jallieu. Ce fut une révélation: j’ai découvert tous les cépages isérois. J’ai su à partir de ce moment que je pourrais retourner dans ma région et travailler ce patrimoine.»

Pour ce jeune vigneron, le Persan, la Jacquère et la Verdesse riment alors avec opportunité. Celle de vinifier une boisson intéressante, sans être directement en concurrence avec les terroirs français les plus réputés. En 2005, il plante ces cépages qui survivaient encore modestement dans les environs.

Le Louvre des cépages

Ce n’est que quelques années plus tard qu’il se heurte à la véritable difficulté de choisir des cépages rares. Quand Nicolas Gonin a voulu planter de la Mècle, une variété belle et bien disparue, il a dû mener une véritable enquête. Sa première piste l’a mené au Domaine de Vassal, la plus grande bibliothèque vivante de la vigne. Au sud-ouest de Montpellier, dans l’Hérault, elle héberge une collection nationale et internationale des vignes de l’Institut national de recherches agronomiques (Inra), depuis 1870.


 

L’existence de ce Louvre des cépages est due à un réflexe de survie. «L’ampélographie et la collection de Vassal, c’est l’histoire d’une crise», résume Thierry Lacombe, directeur scientifique du domaine languedocien, en référence au phylloxéra. Au fil du temps, la collection croît tellement qu’elle a besoin de plus de place. En 1950, elle quitte les abords de la ville pour Marseillan-plage (Hérault): à moins d’une encablure de la mer, les vignes sont plantées dans le sable, qui ne favorise pas les maladies phylloxériques. Quant à l’air marin, il évite les gelées fatales à la survie des souches. «Ici, nous regroupons désormais 2.600 cépages, 1.000 hybrides et 800 porte-greffes, soit au total 8.000 vignes différentes», détaille Thierry Lacombe.

À chaque nouvelle entrée, la procédure est la même: le cépage est mis en herbier, légèrement observé durant trois ans, pour laisser le temps à la vigne de passer de son adolescence à l’âge adulte, avant que ses caractéristiques finales ne soient relevées. «Les progrès dans la recherche génomique nous permettent désormais d’aller plus vite, ajoute Thierry Lacombe. Et de travailler dès la découverte d’une feuille.»

Pour décupler leur efficacité, les scientifiques de l’Inra travaillent également en réseau, avec 34 autres partenaires, des chambres d’agricultures, des interprofessions, des syndicats de vignerons, etc. Il existe également d’autres conservatoires, comme celui de l’Institut français du vin, qui regroupe au Grau-du-Roi, dans le Gard, une collection de matériel végétal dédié aux cépages autorisés. 

Éviter l'homogénéité

Vassal rassemble le plus de variétés possible, avec un seul et unique but: aider à la survie du matériel végétal pour le fournir à ceux qui en ont besoin, qu’ils soient pépiniéristes, scientifiques, techniciens ou vignerons désireux d’expérimenter le cépage et sa vinification pour une éventuelle entrée au catalogue des cépages existants et son classement. Ce référencement est le sésame indispensable: sans, un vigneron ne peut planter son cépage.

Lorsqu’une demande de classement d’un cépage est faite, elle est adressée au Comité technique permanent de la sélection (CTPS). Ce comité consultatif rend des avis auprès du ministère de l’Agriculture sur le répertoire des variétés, selon des critères physique, technologique, économique et environnemental. Sont alors étudiées de près toutes les caractéristiques du cépage, de ses probabilités de mutations à son potentiel de rendement, bien que, comme le précise Laurent Mayoux, secrétaire technique au CTPS, «il n’y a pas de critère de rendement minimum pour faire entrer un cépage au catalogue afin d’éviter l’homogénéité des productions: ce qui compte, c’est d’augmenter le nombre de variétés sur ce qui existe déjà».

Il n’y a pas de critère de rendement minimum pour faire entrer un cépage au catalogue: ce qui compte, c’est d’augmenter le nombre de variétés

Laurent Mayoux, secrétaire technique au CTPS

Enfin, pour recevoir l’agrément, les cépages anciens doivent subir une série de tests, notamment être cultivés seuls sur une parcelle, sans l’interférence d’autres pieds porteurs d’autres cépages. Puis, après un à deux ans, le raisin est récolté pour passer en vinification. «Pour une vinification représentative, il faut au minimum 30 kg de raisins», note Taran Limousin, thésard en biologie, élève de Thierry Lacombe et addict des cépages anciens. Durant son stage au centre d’ampélographie alpine de Savoie, il s’est lancé sur des micro-vinifications de cépages comme l’Onchette, présente à Vassal uniquement, et dont les résultats seront analysés par le CTPS avant d’être validés (ou pas) pour une entrée au catalogue.

«Parfois, dit-il, on n’a qu’un kilo de raisins et il faut se débrouiller avec ça: on ne sait pas ce que ça va donner. C’est vraiment de l’expérimental et un très long travail, entre trois et cinq ans, voire plus lorsque les cépages sont à retrouver, greffer, planter…»

Les expérimentations coûtent de l’argent –jusqu’à 3.000 euros– et sont la plupart du temps peu financées. Un très long travail, qui, sans passion, pourrait lasser.

Opportunité économique

Dans le secteur, ce n’est pas ce qui manque, la passion.

«Nous sommes de plus en plus sollicités par des vignerons faisant des recherches sur des cépages rares, témoigne Laurent Audeguin, du pôle matériel végétal de l’IFV. Depuis une dizaine d’années, certains d’entre eux nous demandent de les accompagner afin de lutter contre la standardisation, pour trouver un cépage propre au terroir ou pour créer des vins de niches atypiques.»

Les expressions «patrimoine», «quête de sens», «noblesse du produit» reviennent dans la bouche des vignerons intéressés, qui travaillent des petits volumes qualitatifs, le plus souvent en bio ou bio-dynamie. Selon Thierry Lacombe, «l’autre motivation à s’intéresser à cette niche, c’est aussi l’opportunité économique».

Quelles que soient les motivations profondes du vigneron, une chose est sûre: les cépages rares constituent une niche, qui séduit les consommateurs avertis. «J’ai parmi mes clients des chefs cuisiniers étoilés comme Yves Camdeborde», souligne Thomas Finot, bien que ses premiers clients soient ceux de la région, des locaux amoureux de leur patrimoine gustatif.


 

L’attractivité de ces vins aux cépages surprenants se mesure aussi à l’export. Nicolas Gonin écoule 40% de sa production à l’étranger, notamment dans des pays de l’hémisphère nord, où il raconte encore plus son vin, son cépage et son terroir, mais aussi son travail d’ampélographe et ses recherches. Avec des vignerons du coin, il milite pour encourager les autres régions à se lancer dans les cépages locaux et à s’en faire les défenseurs. «Je suis parvenu à vendre des vins en Norvège, grâce à ma culture biologique et mes cépages locaux», affirme-t-il, admirant les amateurs de vins curieux, moins attentif au prestige que ceux qu’il appelle des «buveurs d’étiquettes».

Outre les évidentes raisons économiques et de lutte contre l’uniformisation des goûts et des couleurs des vins, une autre motivation pourrait pousser les viti-viniculteurs à développer sur leur propres parcelles des cépages locaux, anciens, ou moins anciens. «Dans le Languedoc, on se rend compte que les cépages les plus rustiques, souvent ancestraux dans certaines localités, résistent bien mieux au stress hydrique auquel sont confrontés les sols», constate Laurent Mayoux.

Petit paradoxe cependant: si les modifications du climat pourraient ramener de la diversité dans nos verres, elles menacent aussi sa préservation. Pour se prémunir de la montée des eaux de mer, le Domaine de Vassal doit déménager sa collection vers Narbonne, sur un domaine proche toujours des sables mais plus éloigné des vagues.

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