France / Société

Les affres du «vivre ensemble» sur le bitume parisien

Bipèdes, vélos, deux roues motorisés, quatre roues: la chaussée parisienne offre le cruel spectacle d'une guerre de tous contre tous, dans laquelle chacun domine plus faible que soi.

<a href="https://www.flickr.com/photos/juanedc/8412879555/">Av Champs-Élysées</a> / Juanedc via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">LIcense By</a>
Av Champs-Élysées / Juanedc via Flickr CC LIcense By

Temps de lecture: 5 minutes

Se déplacer à Paris fait germer, dans l’esprit le mieux disposé, un léger doute sur la validité de la notion du «vivre ensemble». La chaussée de la capitale n’est rien moins qu’un paisible «espace partagé» que traverseraient en bon ordre piétons, cyclistes, motos et autos. C’est une impitoyable jungle urbaine où les lois, les codes et autres civilités cèdent le pas à de brutaux rapports de forces fruits des urgences métropolitaines.

Bipèdes, deux roues, quatre roues: c’est la guerre de tous contre tous. Une invraisemblable anarchie qui a de quoi surprendre, et effrayer, les touristes venus des contrées civilisées. Et que l’on ne retrouve même pas dans les capitales à la réputation pourtant désordonnée comme Rome.

Les malheurs du cycliste

Ce constat peut être précisément dressé à partir de la position périlleuse du cycliste parisien. La bicyclette devrait être le mode de transport privilégié dans une «ville Lumière» aux dimensions réduites pour une capitale. «Dans Paris, en vélo, on dépasse les autos», chantait Joe Dassin il y a déjà plus de quarante ans!

Le moins qu’on puisse dire est que les «embarras de Paris», déjà déplorés par le poète Nicolas Boileau au XVIIe siècle, ne se sont pas arrangés depuis. L’absurdité de carcasses métalliques convoyant, à vitesse d’escargot, un unique passager qui n’a pas toujours l’excuse d’une encombrante livraison perdure.

Aussi est-on tout disposé à saluer avec enthousiasme l’ambition de la mairie de Paris de faire de cette magnifique ville «la capitale mondiale du vélo». On est cependant très loin pour le moment.

La municipalité prévoit de doubler le kilométrage des pistes cyclables. Parfait. Encore faudra-t-il que leur profil soit plus homogène et cohérent que celles qui existent actuellement. Faites de bric et de broc, édifiées par tronçons successifs, nombre de voies dédiées aux vélos imposent des changements de côté intempestifs et souvent mal signalés.

Les pistes les plus sûres, séparées des voitures par un rail de béton, sont généralement trop étroites pour permettre aux cyclistes de se doubler. C’est ici que l’on retrouve les difficultés du vivre ensemble. Je peste derrière la mamie en vélo hollandais qui chemine doucement, avec son panier de courses, et qui me redouble systématiquement en grillant les feux rouges. Et j’embête, malgré moi, le jeune sportif qui chevauche, avec fougue, son vélo de course...

Espaces disputés

L’espace partagé le plus conflictuel est sans doute celui des couloirs de bus autorisés à la circulation cycliste. L’idée n’est pas bête et elle est dûment approuvée par les défenseurs de la petite reine. Mais la réalité est moins rose. Il n’est pas agréable d’être régulièrement dépassé par des mastodontes parfois malodorants. Et il est éprouvant d’être frôlé par des chauffeurs de taxis qui ne sentent plus la gitane refroidie, comme autrefois, mais qui n’ont plus toujours le savoir-faire de leurs grognons devanciers.

Attention, les torts sont ici aussi partagés. Nombre de cyclistes, jeunes ou vieux, s’autorisent de dangereuses libertés de mouvement dans ces couloirs qui ne leur sont pourtant pas réservés. On comprend l’irritation des chauffeurs de bus qui peinent déjà à slalomer entre les voitures mal garées.

Tout cela se complique encore avec l’existence de voies de bus interdites aux vélos, mais que ceux-ci s’autorisent à emprunter de peur d’être coincés entre les véhicules individuels et ceux de la RATP. Et cela se termine parfois mal comme lorsqu’une violoniste à bicyclette est décédée, en 2008, sous la roue d’un autobus.

Les frayeurs sont également monnaie courante dans les rues à sens unique... que le cyclistes ont le droit d’emprunter à contre-sens. Là encore, le principe n’est pas idiot et le dispositif facilite grandement la vie de ceux qui circulent à vélo. La mairie de Paris entend d’ailleurs généraliser ce dispositif.

Mais, une fois de plus, cela suppose une sagesse des comportement qui n’est pas toujours au rendez-vous. Toutes les voitures ne respectent pas la limitation à 30 km/heure, loin s’en faut. Tous les cyclistes ne sont pas également attentifs aux dangers inhérents à ces coups de pédale entre deux rangées de voitures (gare à l’ouverture des portières) dans des rues souvent étroites (frôlements assurés). Sans parler des pauvres piétons immanquablement surpris, lorsqu’ils traversent sans regarder comme c’est ici la coutume, par des vélos déboulant en sens inhabituel.

Incivilités généralisées

Le drame du bitume parisien est d’offrir le cruel spectacle de la domination par chacun de plus faible que soi, compensée par des actes de rébellion désordonnés. Les feux rouges sont le lieu privilégié de ces bras de fer tendus. Les piétons ne les respectent, de leur côté, que lorsqu’ils ont le temps et qu’ils ont trop peur pour traverser. Même dans cette hypothèse, ils ont une fâcheuse propension à s’avancer dangereusement sur la chaussée pour gagner quelques centimètres dans leur perpétuelle course contre la montre.

Le drame du bitume parisien est d’offrir le cruel spectacle de la domination par chacun de plus faible que soi

On ne compte plus les voitures qui passent à «l’orange sanguine» pour la plus grande frayeur des honnêtes mamans à poussettes. Quant aux vélos, ils ont pris l’habitude de considérer que ces feux écarlates, qui ont pour inconvénient de leur imposer un pénible redémarrage, ne leurs sont point destinés.

Cet usage a déjà été légalisé, au moins en cas de tournant à droite, dans les «zone trente». Il est prévu de généraliser cette transformation des feux en «cédez le passage», pour les cyclistes, «à l'ensemble des carrefours parisiens». Dans certains cas, les vélos pourront même traverser carrément le carrefour au «rouge».

Sauront-ils faire un usage raisonnable de cette règle? D’invraisemblables imprudences s’observent d’ores et déjà. A leur décharge, les cyclistes ont du mal à se laisser enfumer par des motocyclistes qui occupent sans vergogne l’espace qui leur est réservé, devant les automobiles, aux feux.

Il faut bien le dire, les deux roues motorisés sont devenus les principaux ennemis des cyclistes. Ceux-ci endurent le démarrage en trombe, aussi bruyant que polluant, de ces engins souvent pilotés par de jeunes conducteurs aussi confiants dans leurs réflexes qu’astreints à une vélocité professionnelle.

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Le nombre de tués sur la route à Paris (2013)

De toutes ces misères, il arrive que les cyclistes se vengent sur les piétons. Dominés dans la rue, les voici dominants sur le trottoir. Les personnes âgées sont les premières victimes psychologiques de cette nouvelle forme d’insécurité. Les vélos qui zizaguent à vive allure entre les instables porteurs de cannes n’imaginent pas l’effroi qu’ils provoquent.

Et pourtant, ils survivent

La somme de ces imprudences, de ces prises de risques inconsidérées qui jurent avec le «principe de précaution» dont on nous rebat les oreilles, pourrait se traduire par une hécatombe. Ou, au moins, par une multiplication d’accidents plus ou moins graves.

Il n’en est rien. Le dernier «bilan définitif de l’insécurité routière en Ile-de-France» officiel connu, portant sur l’année 2013, ne fait état que de 29 tués à Paris. Ce chiffre est en baisse de 36,4% par rapport à la moyenne des cinq dernières années. On ne compte qu’un seul cycliste décédé contre 13 piétons et 13 motocyclistes (sans oublier deux automobilistes).

C’est précisément le climat anarchique du bitume parisien qui limite les dégâts humains.

En 2013, 6.670 accidents corporels n’en ont pas moins été déplorés dans la capitale. Mais la tendance n’est pas dramatique puisque ce chiffre est en recul de 11,6% par rapport aux années antérieures. Et que seulement 611 blessés ont été hospitalisés.

On peut imputer ces chiffres rassurants aux difficultés de la circulation qui réduisent drastiquement les vitesses. Avançons aussi l’hypothèse paradoxale que c’est précisément le climat anarchique du bitume parisien qui limite les dégâts humains. Comme personne ne peut être assuré du respect des règles par autrui, chacun se doit de rester en état de vigilance aiguë.

La périlleuse habileté des Parisiens fait ici des miracles. C’est, fort heureusement, autant de morts et de blessé en moins. Mais cette curieuse règle du jeu du macadam de la capitale, qui n’accorde au code de la route qu’une valeur indicative, est génératrice d’une lourde nuisance psychique. Elle provoque immanquablement une atmosphère de stress qui gâche quelque peu les déplacements (en surface) dans la plus belle ville du monde.

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