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Puissant groupe TV cherche (jolie) start-up à incuber

Petit à petit, le club des groupes audiovisuels lançant des incubateurs de start-up s’agrandit. Face aux nouveaux modes de consommation de la télévision, où excellent les puissants concurrents du Web, l’enjeu est crucial: l'innovation.

<a href="https://www.flickr.com/photos/59937401@N07/5858068722/in/photolist-9VE8JS-8x1eko-8x1dcm-8x1dzm-5wBq3U-8x1aE7-8wXcY2-9VBhv2-9VDYUQ-9VEbrd-7eQ92y-6AQTAF-33fGbC-ns4x2f-6pfy32-coZEQL-fzHMoD-2ATTu-5r6mrT-6FcRX2-9VBoag-5raG3m-8ey1eW-hE5oza-9VE5bw-jXtiMZ-jbNroq-hN1djZ-gwm16W-g1EDcJ-34TJZ-gwmFi5-e8T8fk-6bojKg-6bojKa-fCdUbM-gwmN7H-nB5JZn-coZFCC-gwmAC2-8KgkPa-9hfSNo-9gt8qx-iFiov3-92ke7V-coZFwq-dR5S68-dRbqZ3-edexJD-e2hJGK">Petite start-up deviendra grande</a> | Images Money via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
Petite start-up deviendra grande | Images Money via Flickr CC License by

Temps de lecture: 6 minutes

«Je pense qu’être innovant pour un média traditionnel va au-delà de la question de l’importance, c’est absolument essentiel!» Patron des marchés mondiaux de la vidéo à la demande (VOD) de BBC Worldwide, Riccardo Donato explique pourquoi le groupe audiovisuel britannique a lancé un incubateur de start-up au sein de sa branche commerciale, le BBC Worldwide Labs: pour insuffler une dynamique d’innovation et digitaliser le cœur de «Auntie» –comme les Britanniques surnomment la BBC–, qui a fêté ses 90 ans l’année passée.

«L’idée du début était d’aider les entrepreneurs dans le numérique mais, aujourd’hui, il s’agit aussi d’exposer la BBC à de la technologie innovante», explique dans le hall de ses bureaux de l’ouest londonien celui qui a également la casquette de conseiller business du labs. Depuis son lancement en 2012, le BBC Worldwide Labs a sélectionné lors de chaque session annuelle six start-up. L’objectif est de les accueillir pendant six mois dans les locaux du groupe, de les conseiller –tant sur les plans juridiques, business ou encore stratégiques– afin de leur permettre de grandir et décoller. À la fin, le groupe britannique n’investit pas dans les sociétés («la question revient parfois sur la table», concède toutefois Riccardo Donato) mais noue un partenariat commercial avec les plus prometteuses.

Comme elle, des centaines de groupes ont lancé ces dernières années des deux côtés de l’Atlantique, des incubateurs –ou «accélérateurs»– pour permettre de mieux surfer sur l’innovation grâce à ces jeunes pousses. Il y en a dans tous les domaine ou presque. Et celui des médias n’est pas en reste. Plusieurs géants du secteur ont déjà franchi le pas: parmi eux figurent de puissantes institutions de la presse écrite –le New York Times aux États-Unis, Axel Springer en Allemagne et depuis peu le groupe Amaury en France par exemple– mais aussi de grands médias audiovisuels, à l’instar de ProSiebenSat.1 chez nos voisins germaniques, Disney Accelerator outre-Atlantique ou encore MediaCorp à Singapour. L’enjeu est l’innovation dans les nouveaux usages mais aussi la recherche de nouveaux publics et de relais de croissance, alors que les dépenses dans le digital vont représenter dans le monde près du quart des dépenses des annonceurs d’après Carat! Cette tendance au lancement d’incubateurs n’est pas encore majoritaire mais la tendance s’accélère.

À la recherche de la nouveauté «disruptive»

Dans l’ensemble, tous n’ont pas le même fonctionnement ni les mêmes budgets. Certains groupes ont en outre préféré adopter d’autres méthodes pour l’instant afin de favoriser l’innovation, comme Al Jazeera qui vient de lancer cet hiver à Doha au Qatar son premier «hackaton», une sorte de marathon pour créer de nouvelles applications en un temps limité.

Insuffler une vraie culture du numérique dans les grands groupes traditionnels

Pourtant, tous se retrouvent dans l’idée que, face à un marché de l’audiovisuel plus que jamais chamboulé par de puissants acteurs du Web, majoritairement américains et sans limites financières, il faut être innovant et trouver la nouveauté «disruptive» grâce à ces start-up. Car, comme l’indiquait récemment le président-directeur général de BBC Worldwide, Tim Davie, c’est «fatal» pour les groupes comme le sien de ne pas comprendre ce qui se passe réellement en matière de changement dans ce marché. Surtout, beaucoup de responsables concèdent en privé qu’il faut insuffler très rapidement une vraie culture du numérique dans les grands groupes traditionnels auxquels ils appartiennent pour gagner en agilité et rattraper leur retard face aux nouveaux usages.

Et en France? Si plusieurs grands groupes ont déjà des directions qui travaillent sur l’innovation ou prennent des participations dans des start-up via la technique du Media For Equity –une part du capital contre de la visibilité média–, Canal+ a innové en annonçant fin 2013 le lancement de son incubateur, CanalStart. Pour le groupe, pas de sessions annuelles organisées ni d’obligations de deals commerciaux. Le choix se fait en fonction des coups de cœur. L’attention est portée sur les thèmes du tout-connecté, de la vidéo, du big data, des réseaux sociaux et applications mobiles.

«Nous avons des talents à l’intérieur de cette maison mais nous savons qu’il y en a aussi à l’extérieur. L’idée est de pouvoir les associer afin d’inventer une télévision encore plus belle», explique Patrick Holzman, directeur SVOD International. Pour cet entrepreneur dans l’âme, co-fondateur d’Allociné, CanalStart permet notamment à des jeunes start-up de tester des nouveautés auprès des millions d’abonnés du groupe, une donnée cruciale quand il s’agit de lever des fonds. Canal+ prend des tickets jusqu’à 100.000 euros par projet et a notamment investi dans Wildmoka (qui a créé le générateur d’épisodes de Bref à l’occasion des 30 ans de la chaîne).

L’enjeu de l’écosystème

La majorité des personnes interrogées estime surtout qu’au-delà de cette tendance la viabilité et la pertinence d’un incubateur s’inscrivent dans un écosystème, propice à l’innovation. En permettant aux sociétés incubées de tester leur produit en temps réel auprès de vrais spectateurs, les médias audiovisuels peuvent se démarquer et permettre aux jeunes pousses de taper aux portes de gros clients pour voir leur activité décoller. C’est ce qui s’est passé pour The Backscratchers, une start-up britannique qui fournit des freelances aux sociétés dans de nombreux domaines. «La plupart des incubateurs technologiques concentrent leurs programmes sur l’accès aux investisseurs et au capital, à mes yeux une vision trop souvent à court terme. Il faudrait davantage qu’ils soient tournés vers l’accès au premier gros client. Les marques, notamment les groupes audiovisuels traditionnels, devraient en prendre bonne note», estime Jody Orsborn, la fondatrice de la start-up incubée par BBC Worldwide Labs pendant la saison 2013-2014.

Permettre aux sociétés incubées de tester leur produit en temps réel auprès de vrais spectateurs

Pour autant, avoir un incubateur de start-up n’est pas (encore) nécessairement synonyme de succès pour un groupe audiovisuel. Aux États-Unis, le groupe Turner Media a récemment annoncé la fermeture de son Media Camp lancé en 2011, qui a investi au total dans près de 27 start-up. En France, TF1 avait travaillé en interne il y a près de quatre ans à l’élaboration d’un incubateur… qui n’a jamais vu le jour. Le groupe préfère aujourd’hui miser sur le Media For Equity tout comme son concurrent M6, qui indique «observer et étudier» la question mais avoir une culture de naissance de «nouveaux business sans formaliser cela dans un “incubateur officiel”».

Bertrand Pecquerie, le président-directeur général du Global Editors Network (GEN), met en garde:

«Des start-up individuelles, ça ne fait pas un écosystème !»

Le développement de ces incubateurs «prouve un effet de modernité où le groupe adopte la culture numérique» mais il faut se méfier d’une annonce marketing car «il peut y avoir des effets de relégation rapide de ces start-up», complète le dirigeant de ce réseau de près d’un millier de rédacteurs en chef à travers le monde.

Un «start-up program» pour réinventer France TV

En tout cas, les initiatives se multiplient. Dernier en date: France Télévisions. Le groupe audiovisuel public finalise son «start-up program». Comme la BBC Worldwide, France Télévisions n’investira pas dans les jeunes sociétés mais doit permettre à celles-ci de mieux travailler en collectif. Des partenariats sont prévus avec des acteurs français, européens et peut-être américains. «Le start-up programme rassemblera toutes les initiatives. L’objectif est qu'elles collaborent ensemble afin qu'elles permettent de réinventer France Télévisions», commente Éric Scherer, le directeur de la prospective au sein du groupe, sans donner davantage de détails. «Je crois que c'est indispensable, même crucial de se rapprocher de ces start-up», ajoute-t-il.

Le projet devait être officialisé en juin, mais ne l'a pas été... Reste à savoir si l’arrivée le 22 août prochain à la présidence du groupe de Delphine Ernotte Cunci ne va pas trop bouleverser ce programme. Nommée le 23 avril dernier par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, l’actuelle directrice Exécutive Orange France mise beaucoup sur le numérique, sans toutefois évoquer le mot start-up dans son projet stratégique.

Ce sont les hommes qui sont des incubateurs en eux-mêmes

Patrick Holzman, directeur SVOD International chez Canal+

Dans l’ensemble, la volonté de création d’un écosystème portée par certains –appartenant au pouvoir économique, politique ou industriel– peut être majeure.« Ce sont les hommes qui de toute façon sont des incubateurs en eux-mêmes», juge ainsi Patrick Holzman. «Il y a des grands patrons qui font leur job et renvoient l’ascenseur pour aider les nouveaux créateurs», dit-il en citant notamment le fondateur de Free, Xavier Niel, auprès duquel il a travaillé. En clair, pour le patron de la SVOD International de Canal+, l’innovation peut émerger sans un incubateur. Il faut toutefois la culture adéquate et une volonté de changement de la part des acteurs du secteur.

La scène londonienne numérique est ainsi très dynamique car le Premier ministre David Cameron a voulu aussi mettre en avant TechUK, un quartier de l’est londonien qui accueille désormais des milliers de start-up et veut rivaliser avec la Silicon Valley. En France, la secrétaire d’État au Numérique Axelle Lemaire a lancé son ambitieux dispositif de French Tech. Et du côté des industriels, Xavier Niel finance près de 90% de la réhabilitation de la Halle Freyssinet dans le XIIIe arrondissement parisien. L’objectif est clairement affiché pour la 9e fortune de France: faire de cet ancien bâtiment ferroviaire le plus gros incubateur numérique au monde avec près d’un millier de start-up dès l’ouverture prévue en 2016. Alors, prêts à passer à la vitesse supérieure?

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