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Que faire si un astronaute meurt dans l'espace?

Les programmes spatiaux se multiplient. Et les questions bioéthiques que soulèvent ces voyages avec.

Matthew McConaughey dans «Interstellar» | Warner Bros. France
Matthew McConaughey dans «Interstellar» | Warner Bros. France

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24 juillet 1969. Il pleut sur Washington. Une météo de circonstance: des événements tragiques sont sur le point d'être rendus publics. Richard Nixon se tient devant les journalistes réunis à la Maison Blanche. La tension est palpable; un silence de mort plane sur l'assistance.

«Le destin a parlé: les hommes qui sont partis sur la Lune pour l'explorer en paix demeureront sur la Lune, et y reposeront en paix, commence-t-il. Ces hommes courageux savent qu'il ne peuvent espérer être secourus. Mais ils savent aussi que leur sacrifice constitue une forme d'espoir pour le genre humain.»

C'est ainsi que s'ouvre le discours censé commémorer la mort de Neil Armstrong et de Buzz Aldrin à la suite du premier alunissage. Écrit au début de l'année 1969 par William Safire, ce requiem avait été préparé comme une solution de secours: les courageux aventuriers d'Apollo 11 étaient en effet tout à fait susceptibles de se retrouver bloqués sur la Lune, laissés pour morts dans la mer de Tranquillité.

Fort heureusement, ce discours ne fut jamais prononcé publiquement. Il n'a refait surface qu'en 1999 –une simple anecdote intéressante. Mais les expéditions spatiales habitées dépassant l'orbite terrestre font aujourd'hui l'objet d'un fort intérêt, et ce pour la première fois depuis la fin de l'ère Apollo. Les agences spatiales et les programmes privés qui envisagent d'explorer ces espaces inconnus se voient dans l'obligation d'envisager de nouvelles formes de désastres potentiels.

Mort spatiale

Les astronautes passent déjà de longues périodes sur la Station spatiale internationale –le record est de près de 438 jours, détenu par un cosmonaute russe du milieu des années 1990. L'astronaute américain Scott Kelly vient d'entamer un voyage d'un an dans l'espace. Mais un aller-retour pour Mars prendrait quatorze mois (sans compter le temps passé sur la planète) et aucun autre vaisseau spatial ne pourrait venir chercher un astronaute malade (ou mort) sur Terre. Nous ne foulerons sans doute pas le sol de Mars avant quinze ou vingt ans, mais les personnes chargées de préparer les premières missions sont déjà en train d'étudier les questions méthodologiques et éthiques qu'un tel voyage ne manquera pas de soulever.

Comment les membres d'équipage devraient-ils traiter la mort d'un de leurs collègues lors d'une mission au long cours? Jusqu'à quel point les prérogatives de la mission surpassent-elles la sécurité individuelle d'un astronaute? Sur Mars, serait-il acceptable de transformer en compost les cadavres des colons? Si la Nasa apprend qu'une mission est sur le point de virer au désastre, devrait-elle en informer les membres d'équipage? Ce n'est là qu'une infime partie des questions auxquelles il faudra répondre avant le grand lancement. Autant de questions qui doivent empêcher bon nombre d'experts de trouver le sommeil.

Paul Root Wolpe est l'un d'entre eux. Professeur à l'université Emory et spécialiste de bioéthique auprès de la Nasa, il étudie toute sorte de questions liées aux voyages dans l'espace –y compris le défi que représentent l’agonie et la mort en apesanteur. En théorie, la gestion des décès extraterrestres ne devrait pas être très différente de ce qu'elle est dans les régions les plus reculées de notre planète –l'Antarctique ou le désert Atacama (Chili), par exemple, qui ont tous deux été utilisés comme zones de recherches par les spécialistes de l'espace. Mais selon Paul RootWolpe, la mort spatiale compte une difficulté  fondamentale de plus: les responsabilités du reste de l'équipage quant au défunt. Si un membre d'équipage venait à mourir six mois après le lancement d'une mission martienne, ses collègues devront-ils stocker son cadavre pour qu'il puisse être ultérieurement inhumé sur Terre?

Stockage écologique

10.000$

C'est le coût pour une agence spatiale de chaque kilogramme envoyé en orbite

On pourrait facilement suggérer l'intégration d'une sorte de mausolée à l'architecture des engins spatiaux, mais leur coût serait assez prohibitif. Aujourd'hui, chaque kilogramme envoyé en orbite par une agence spatiale lui coûte environ 10.000 dollars; la simple présence de cercueils à bord représenterait donc une dépense de plusieurs millions de dollars. Il faut aussi prendre en compte l'impact de cette utilisation (pour le moins morbide) de l'espace de cabine pourrait avoir sur les astronautes vivants.

La Nasa a néanmoins tenté de trouver une solution au problème du stockage des corps dans l'espace. Dans une étude conceptuelle de 2005, l'agence a demandé à Promessa (une société suédoise spécialiste des solutions de funérailles écologiques) de la guider dans la conception d'un astro-cercueil économique en termes de place. Résultat: le «Body Back», qui est peu ou prou un sac de couchage vibrant en tissu Gore-Tex.

Susanne Wiigh-Mäsak explique lors d'une conférence TED le concept de promession

Le Body Back utilise la promession, ou funérailles écologiques, procédé inventé par la biologiste Susanne Wiigh-Mäsak, qui a fondé Promessa en 2001 pour exploiter son concept. Le processus de promession a été légèrement modifié afin que le Body Back puisse satisfaire aux exigences des voyages spatiaux, mais le concept central est respecté. Tout d'abord, le corps est placé dans un sac hermétique et il est exposé aux températures glaciales de l'espace. (Sur Terre, le corps est plongé dans de l'azote liquide, à près de -200°C). Après une heure environ, le corps –alors congelé– est replacé dans la cabine via le sas, et la vibration à haute fréquence est lancée. Elle va briser le corps et le réduire en poudre fine. Une fois déshydratée, cette poudre corporelle pèse une vingtaine de kilogrammes. Elle est alors placée dans un conteneur à l'extérieur de l'appareil jusqu'au retour dans l'atmosphère terrestre, où elle sera récupérée et placée dans la cabine pendant les quelques minutes du voyage jusqu'à la surface.

Selon Susanne Wiigh-Mäsak, le Body Back pourrait bien se trouver à bord des missions martiennes au cours des décennies à venir –mais elle explique qu'il faudra encore perfectionner le processus avant de l'installer à bord des engins spatiaux.

«C'est à la Nasa qu'incombait la tâche de suggérer divers moyens permettant d'adopter [la promession dans l'espace], et ils ne sont jamais rentré à ce point dans les détails, explique-t-elle. Si ce projet devait devenir réalité, nous devrons étudier la question en détail avec une équipe d'ingénieurs. Il y aura plusieurs défis à relever, j'en suis persuadée.»

Réduire le corps congelé en poudre fine

Aussi macabre qu'il puisse paraître, ce procédé demeure l'unique méthode permettant de traiter les cadavres de manière écologique dans l'espace. On pourrait s'interroger sur la véritable nécessité d'un tel processus; pourquoi ne pas simplement attacher le corps au vaisseau? Wiigh-Mäsak explique qu'une telle méthode présenterait elle aussi nombre de problèmes –le premier d'entre eux étant qu'il ne resterait plus grand-chose du corps après l'entrée dans l'atmosphère terrestre.

Cadavres à la dérive ou compost corporel

La suggestion la plus fréquente quant au traitement des cadavres: se contenter d'ouvrir le sas pour les envoyer dans le cosmos, à la manière du Dr Poole dans 2001, l'Odyssée de l'espace. Problème: comme l'ont découvert les concepteurs du Body Back (Karin Tjerrild Lund et Mikael Ploustrup), une charte de l'ONU interdit d'abandonner des «débris» dans l'espace –y compris des cadavres, même si l'astronaute avait lui-même exprimé ce souhait de son vivant. Ce qui est sans doute une bonne chose: Wiigh-Mäsak m'a en effet expliqué que ces corps d'astronautes risqueraient d'entrer en collision avec d'autres engins spatiaux, et pourraient même contaminer des environnements extraterrestres immaculés –là encore à la manière du Dr Poole après sa mort (dans le roman, Arthur C. Clarke écrit qu'il sera «le premier homme à atteindre Saturne»).

C'est ce dernier scénario qui inquiète le plus Paul Root Wolpe, mais dans un contexte légèrement différent. Ce n'est pas tant l'idée de voir des corps à la dérive atteindre Saturne qui le soucie, mais plutôt celle de laisser un cadavre intentionnellement sur la surface de Mars lors d'une mission spatiale. Des recherches intensives sont actuellement menées pour mieux comprendre le microbiome martien –y a-t-il eu un jour de la vie sur la Planète rouge, et si oui, à quoi ressemblait-elle?

Laisser un corps humain sur le sol de Mars introduirait sans doute des variables extérieures dans les recherches menées sur la vie (ou l'absence de vie) bactérienne de la planète; il serait alors très complexe de faire la part des organismes propres à la planète et ceux des restes d'humains.

Wolpe est toutefois conscient que si l'humanité venait à lancer un projet de colonisation permanente de Mars, l'inhumation des corps et la contamination environnementale deviendrait tôt ou tard inévitables. Mais ce n'est pas pour demain –et d'ici là, la gestion des corps des premiers Martiens (du moins, des premiers Martiens humains) soulève d'intéressantes questions méthodologiques pour les organisateurs des premières missions.

Je doute que le corps humain fasse un engrais de premier choix

Paul Root Wolpe, spécialiste de bioéthique auprès de la Nasa

Autre idée (plus radicale, celle-là): les colons martiens pourraient transformer les cadavres en engrais. Certains modèles de colonisation –dont ceux proposés par la Nasa et Mars One– prévoient une production de nourriture locale plutôt que l'importation de vivres depuis la Terre, ce qui impliquerait la nécessiter d'un sol fertile. Or ni Mars One ni la Nasa n'ont laissé entendre avoir prévu l'utilisation d'engrais corporels dans la logistique des premières missions. (Ce n'est toutefois pas le cas des excréments, qui sont considérés par certains comme un atout dans le cadre d'une mission de ce type.) C'est probablement une bonne chose, selon Paul Root Wolpe, qui est sceptique quant à la faisabilité d'une telle utilisation des cadavres –pour des raisons autant biologiques que sociales.

« Je doute que le corps humain fasse un engrais de premier choix. Enfin, pour autant que je sache, aucune société n'a jamais adopté cette pratique, m'a-t-il expliqué. Certaines sociétés ont désespérément besoin d'engrais, pour autant elles n'utilisent pas les cadavres à cette fin. L’exploitation du corps des défunts constitue un tabou particulièrement puissant.»

Santé et sécurité

Autre inquiétude (plus perverse, celle-ci) pour les futurs astronautes et pour leurs chefs de mission restés sur Terre: si Houston venait à apprendre que l'équipe spatiale allait au-devant d'une catastrophe inévitable et mortelle, devrait-il l'en informer? Cette situation s'est présentée en 2003 avec les membres de l’équipage de la navette Columbia, qui est rentrée dans l'atmosphère avec une aile endommagée. Houston ne les a finalement pas prévenus –mais selon Wolpe et Wayne Hale (directeur de vol à la Nasa à l'époque) cette décision fut sans doute plus due à l'absence de certitude qu'à une stricte directive éthique.

Selon Wolpe, il serait contraire à l'éthique des astronautes d'adopter une telle attitude à l'avenir.

«Je pense que [le fait de les informer d'un désastre imminent] fait partie du rôle du professionnel dans ce contexte: il faut leur dire qu'ils sont sur le point de mourir, c'est une question de respect; cela permettrait de recueillir leurs dernières paroles pour leurs proches.»

Ce point soulève une autre question: que faire lorsqu'un astronaute souffre d'une maladie mortelle –ou, de manière plus probable, d'une blessure grave– durant une mission? La première mission martienne coûtera des milliards de dollars et demandera des dizaines d'années d'efforts fournis aux quatre coins du monde; les astronautes auraient-ils l'obligation de rebrousser chemin si l'un d'entre eux découvraient une protubérance suspecte sous sa peau?

Cela dépend en grande partie des priorités fixées par la Nasa et les autres agences spatiales. Si la sécurité des astronautes est la priorité numéro un, la réponse sera vite trouvée. Mais si la santé et la sécurité des astronautes n'est qu'un objectif parmi plusieurs priorités contradictoires –parmi lesquelles le succès de la mission–, la marche à suivre devient beaucoup moins claire. Paul Root Wolpe estime que cette ambiguïté fait partie des questions qui devront faire l'objet d'un véritable débat avant l'avènement des voyages spatiaux de longue durée.

18

C'est le nombre de morts au cours d'un vol spatial à ce jour

Les astronautes de la NASA sont des fonctionnaires civils, ce qui signifie qu'ils ne risquent pas la cour martiale en refusant d'obéir à un ordre direct –au pire, on peut leur interdire de voler à nouveau. Ainsi, lors d'une mission sur Mars, où tout échange entre l'engin spatial et le centre de contrôle met un certain temps à parvenir au destinataire (jusqu'à vingt minutes), ces décisions vitales devront souvent être prises par l'équipe des astronautes. Malheureusement pour la Nasa, aucun entraînement, si intensif soit-il, ne semble permettre de préparer complètement à une telle prise de décision.

On peut aussi relativiser: à  ce jour, 18 morts ont été à déplorer lors d'un vol spatial –une proportion relativement faible: au cours des cinquante dernières années, plus de 500 personnes ont décollé pour des orbites terrestres basses et au-delà. Tous ces décès sont survenus au décollage, ou pendant que l'engin revenait sur Terre.

Les morts spatiales ne seront sans doute pas aussi spectaculaires (et physiquement improbables) que celle de George Clooney dans Gravity. Pour autant, elles conserveront sans doute cette dimension tragique et bouleversante, observée au moment où Sandra Bullock voit son partenaire se perdre dans le cosmos. Les astronautes laissent derrière eux des amis, des conjoints, des parents et des enfants; ils risquent leur vie en explorant l'inconnu pour notre bien à tous. À ce titre, l'expérience de la perte d'un être cher et le processus du deuil qui s'ensuit n'est pas différent dans l'espace –raison de plus pour porter une attention toute particulière à l'impact de la mort (présente et imminente) dans les voyages spatiaux au long cours dans les années qui précéderont le prochain grand pas pour l'humanité.

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