Sciences

Les brevets ne font pas l'innovation technologique

Le nombre de dépôts de brevets a atteint en 2013 un nouveau record mondial, avec 2,5 millions de demandes. Pas sûr cependant que ce phénomène soit toujours favorable à la recherche et au développement technologique.

<a href="https://flic.kr/p/2X4FAC">2222 holes</a> Jared Tarbell via FlickrCC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
2222 holes Jared Tarbell via FlickrCC License by

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A priori, cela devrait être un bon signe: comme nous vous l'indiquions en février, jamais les offices de brevets du monde n'ont reçu autant de demandes que ces dernières années.  Selon le rapport annuel de l'office mondial de la propriété intellectuelle (OMPI) , les demandes de dépôts de brevets se sont élevées en 2013 (dernière année connue) à 2,5 millions, alors que la barre des 2 millions de demandes annuelles n'a été passée qu'en 2011.

Les pays qui déposent le plus de brevets sont aussi ceux qui consacrent le plus à la R&D

Qui se souvient qu'en 1995, on fêtait le passage du million? En d'autres termes, le nombre de demandes de brevets dans le monde a été multiplié par 2,5 en 25 ans.

Les statistiques fournies par l'office européen des brevets (OEB) pour 2014 sont également flatteuses: +3,1% de demandes en plus, soit un nouveau record absolu (274.000 demandes). Avec, notamment, +4% pour les demandes françaises, permettant à notre confrère Le Monde de titrer, fin février,  «L'innovation française repart à l'offensive».

Mais le nombre de dépôts de brevets constitue-t-il un bon indicateur de l'innovation?

Sur longue période, les pays déposant le plus de brevets sont aussi ceux consacrant le plus d'efforts à la recherche et développement. L'office européen des brevets se fait fort de le rappeler:

«Le nombre de demandes de brevets par rapport à la population d'un pays est une donnée très parlante puisqu'elle reflète la capacité d'innovation des pays européens

La Corée, le Japon, la Suisse, l'Allemagne, les Etats Unis, la Finlande, la Suède, le Danemark et la Chine sont les pays qui, en 2013, ont déposé le plus de brevets par million d'habitants selon l'OMPI. Des pays, effectivement, bien connus pour leur investissement en R&D . 

A l'OMPI, on constate également que l'importance des offices de brevets nationaux et régionaux reflète bien l'évolution du poids des différents pôles d'innovation technologique dans le monde. Ainsi,  «entre 1883 et 1968, l'USPTO –l'office américain– a été le plus gros office des brevets du monde. En 1968, le JPO –office japonais– a pris les devants, jusqu'en 2005 date à laquelle les dépôts japonais ont commencé à chuter. Parallèlement, les offices coréens et européens voyaient leur poids augmenter. Mais en 2010, le SIPO  –office chinois– a surpassé l'office japonais, puis, en 2011, l'office américain».

Source: World Intellectual Property Indicators 2014

Et de fait, l'office chinois des brevets a reçu en 2013 presqu'un tiers des demandes de brevets déposées dans le monde, contre moins d'un quart pour l'office américain. Rien d'étonnant: si l'on en croit l'OCDE, l'effort de R&D de la Chine devrait dépasser celui des Etats-Unis en 2019.

Source: OCDE

Rien de surprenant non plus à ce que l'office des brevets d'Inde, du Brésil et d'Indonésie fassent désormais partie du top 20 mondial. En 2013, 36,4% des demandes de brevets émanaient de pays à revenu intermédiaire (contre 60,3% de pays riches), alors qu'elles ne représentaient que 11,9% en 2003! L'émergence de nouvelles puissances économiques, autrement dit, se traduit très nettement dans les chiffres des brevets.

Bref: la répartition géographique des demandes de brevets mondiales correspond assez bien à l'équilibre des efforts d'innovation dans le monde.

Mais cela ne signifie pourtant pas que l'inflation du nombre de brevets est, en soi, favorable à l'innovation technologique! 

Ainsi, si l'on compare le classement des premiers déposants de brevets, il ne correspond par tout à fait au top 10 des entreprises dépensant le plus en R&D selon la commission européenne.

Panasonic, ZTE, Huawei (26e rang en termes de R&D), Qualcomm (25e), Intel, Sharp, Bosch (16e rang en R&D), Toyota, Ericsson (28e rang R&D), Philips constituent ainsi le top 10 des premiers déposants mondiaux, selon l'OMPI.

De leur côté, Volkswagen, Samsung, Microsoft, Intel, Novartis, Roche, Toyota, Johnson&Johnson, Google et Daimler forment, elles, le top 10 des plus gros dépensiers en R&D.

Les «trolls» de brevets

Certaines entreprises figurent dans les deux classements, ou presque, mais des différences notables existent.

Ainsi Philips n'est qu'au 58e rang des plus grosses dépenses de R&D, ZTE qu'au 105e rang, Sharp au 122e rang... Certaines variations s'expliquent: des secteurs se prêtent moins au dépôt de brevets que d'autres (notamment le logiciel en Europe), tandis que les technologies médicales, l'équipement électrique, les télécommunications et l'automobile sont, elles, particulièrement friandes de titres de propriété industrielle.

Mais certaines entreprises figurent au placement des premiers déposants sans, pour autant, briller par leur effort de recherche.

Prenons par exemple les deux premiers déposants français à l'office européen des brevets: Alcatel et Technicolor. Certes, ces deux sociétés cherchent, et déposent donc des brevets. Alcatel se trouve ainsi à la 43e place du classement en termes de R&D et n'a donc guère à rougir de son effort en la matière.

Pourtant autant, elles ont largement perdu leur aura et leur compétitivité sur la scène internationale. Cela fait près d'une décennie que la division «Technologie» de  Technicolor –autrement dit la valorisation de la propriété industrielle– est quasiment la seule pourvoyeuse de bénéfices pour le groupe (classé 549e mondial en termes de dépenses de R&D).

Car, plus les entreprises éprouvent des difficultés sur leur activité historique, et plus brevets et marques deviennent des actifs précieux qu'elles s'efforcent de valoriser en tant que tels. A cette aune, Philips –second déposant européen de demandes de brevets– est  connu pour mener une politique de valorisation active de sa propriété intellectuelle. Quand les tâches de fabrication sont de plus en plus souvent délocalisées, les entreprises s'arc-boutent donc de plus en plus sur leurs actifs immatériels, comme les brevets.

Mais si Technicolor ou Philips restent de vraies sociétés technologiques qui, en période de tempête, cherchent à en tirer de précieux revenus, il y a pire: les «trolls de brevets», ces sociétés spécialisées dans la collection de brevets auprès de PME, d'inventeurs particuliers, ou d'université, et qui n'ont qu'une seule activité: valoriser leur portefeuille via des licences collectées en intentant systématiquement des actions en justice contre les grands industriels. Une activité facilitée par le fait que certains offices de brevets, débordés par les demandes, sont plus généreux que d'autres dans leurs critères d'attribution. Des «mauvais» brevets restent des brevets, et donc un titre de propriété que certains s'empressent de faire valoir.

Dans ces conditions, non seulement le nombre de brevets ne reflète pas la vigueur de l'innovation technologique, mais il en constitue un frein, puisque toute innovation risque de se faire bloquer par ces mauvais génies des brevets...

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