Culture

Detroit, lost city

De «Only Lovers left Alive» de Jim Jarmush à «Lost River» de Ryan Gosling, Détroit, détruite, a encore amplifié sa dimension cinématographique.

«Lost River» de Ryan Gosling © Bold Films Productions
«Lost River» de Ryan Gosling © Bold Films Productions

Temps de lecture: 4 minutes

Le Détroit des bagnoles rutilantes et de la Motown avait été épuisé par la lente désindustrialisation, la paupérisation entamée à la fin des années 50; la crise économique de 2008 a fini de la saigner. Mais la ville, aujourd’hui exsangue, fantômatique, quartiers abandonnés, bâtiments détruits (elle se reprend à peine à rêver d'une sortie de l'hiver), si elle ne ressemble plus à grand chose, ressemble au moins à un sacré décor de cinéma. 

De ces décombres émerge une identité visuelle inouïe que certains réalisateurs tentent de s’approprier. 

Ville miroir social

Avant cette ultime crise, Détroit incarnait déjà malgré elle la frayeur de la chute, la peur millénaire de la fin d’un empire. Cette dimension symbolique intrinsèquement liée aux décors naturels de la ville (usines désaffectées, lieux abandonnés) offre un cadre idéal aux drames sociaux comme 8 Mile de Curtis Hanson ou Gran Torino de Clint Eastwood.

Gran Torino de Clint Eastwood

8 Mile de Curtis Hanson

Le motif de la décadence d’une société, en l’occurrence le monde ultra-capitaliste à l’Américaine, ne pouvait qu’intriguer et inspirer les cinéastes indépendants.

L’exacerbation du lent processus d’autodestruction du monde moderne, rapportée à échelle humaine, tel est aussi l’un des motifs travaillés par Ryan Gosling dans Lost River son premier film en tant que réalisateur. Il raconte à Slate:

On observait ce symbole du rêve américain mais le rêve s’est transformé en cauchemar

Ryan Gosling

«Ayant grandi au Canada, près de Détroit, le berceau de la Ford T, de la Motown, on observait ce symbole du rêve américain mais le rêve s’est transformé en cauchemar».

Et la ville donne à voir cette décrépitude à chaque bout de trottoir, comme si la topographie urbaine racontait mieux que de longs discours le marasme économique et la fin des illusions. Filmer Détroit ce n’est pas filmer Miami ou New York. Il faut faire corps avec la ville et ses habitants, s’imprégner de la détresse et du sentiment de révolte ambiant.

Gosling ajoute: 

«J’ai shooté des séquences pendant plus d’un an à Detroit avant le tournage, comme ça juste pour capter l’atmosphère. Il y a bien plus qu’une simple lecture économique de la ville. Il y a une urgence à filmer un monde près de disparaître».

Ce naufrage actuel des rêves de gloire et de richesse d’une ville rattrapée par la réalité cristallise aussi l’imaginaire des artistes, prompts à envisager des lectures moins rationnelles et sociales.

Ville éternellement malade

Considérée encore aujourd’hui comme l’une des villes les plus dangereuses au monde (son taux d’homicide la classant dans les top dix comprenant aussi Mogadiscio en Somalie ou Karachi au Pakistan), Détroit a été le décor de Robocop en 1987, dans lequel Paul Verhoeven rendait compte, dans un récit d’anticipation, de cette criminalité aveugle qui déshumanise progressivement les êtres. 

The Crow

Sept ans plus tard, c’est Alex Proyas avec The Crow qui choisit la métropole pour accueillir sa vision nihiliste et brutale. En délaissant toute réalité pour s’ancrer dans un récit fantastique, le réalisateur amorce un virage dans la représentation de la ville, prouvant que son caractère anxiogène à l’écran peut décupler sa force évocatrice.

Subtilement, les crises maladives de violence, le défoulement de pulsions meurtrières au premier degré laissent la place à des visions plus métaphoriques du mal, comme dans It Follows de David Robert Mitchell.

En fantasmant un virus sexuellement transmissible, Mitchell efface la menace concrète (les gangs) laissant aux décors de Détroit le soin d’en être les porte-paroles. La solitude profonde qui émane de ses déserts urbains matérialise la peur de l’autre. L’hostilité mortifère des ruines qui peuplent les rues semble être le signe avant-coureur de la catastrophe en marche. 

Dès lors qu’It Follows embrasse cette urbanité détruite comme une allégorie de la déconstruction mentale de ses personnages, Détroit devient le parfait écrin. Exit donc les films réalistes, qui n’utilisent Détroit que pour ce qu’elle est, historiquement, socialement et architecturalement. Derrière les ruines se jouent bien plus qu’un drame social: une ville fantasme.

Ville fantôme post crise

De cette ville, dit Ryan Golsing, «quelque chose de surréaliste s’échappe, les gens ont l’air d’être les derniers survivants sur Terre, comme errant dans la 4e dimension. Dans les lieux dévastés, la part la plus sombre des hommes s’exprime. Détroit, c’est un conte de fées macabre, c’est la demoiselle en détresse qui attend d’être sauvée».

Détroit, c’est un conte de fées macabre

Ryan Gosling

Depuis la crise financière, qui a produit à Détroit un exode massif et une précarité inédite dans un pays industrialisé, les cinéastes y ont décelé une nouvelle dimension. 

Pour le réalisateur de Lost River, la ville s’est métamorphosée en décor onirique ou cauchemardesque, porteur d’un surnaturel inattendu. 

Cette atmosphère fantomatique avait déjà été saisie par Jim Jarmusch dans Only Lovers left Alive. Dans ce film de vampires, Détroit symbolise tous les empires qui l’ont précédés, grandioses avant la chute. La longévité des héros leur permettant d’observer des cycles séculaires, la ville devient le sujet d’une réflexion métaphysique sur l’homme et ses rêves de démesure. Alors même qu’elle est privée de nombre de ses habitants, elle est le lieu de vie d’un couple de suceurs de sang, fantômes d’un autre temps jetant sur ces ruines un regard désabusé.

Only lovers left alive de Jim Jarmush

Creusant cette veine surnaturelle, Ryan Gosling propose avec son long métrage une lecture encore plus fantasmatique. Détournant les codes du conte de fées, il met en parallèle la ville pillée par son héros et une cité engloutie sous un lac. Cette Atlantide new age, double déformé et prophétique du destin de Détroit, draine une malédiction qu'il faut lever sous peine d’en être la victime collatérale. Piochant aussi bien dans Alice avec le passage vers l’autre côté du miroir (un théâtre grand guignol où les spectateurs vont s’émoustiller d’une violence factice à peu de frais) que dans La Belle au bois dormant (l’actrice Barbara Steele, autrefois star des gialli italiens, prostrée devant sa télévision diffusant en boucle les images de sa jeunesse passée et attendant un hypothétique réveil), Lost River détourne une fois de plus la lecture sociétale évidente de Détroit vers une narration plus universelle où règne la figure du fantôme. 

Des réminiscences d’un glorieux passé aujourd’hui en ruines aux spectres errants comme déconnectés du monde des vivants, tout en Détroit fait écho au monde des morts. La ville n’illustre pas la fin d’une civilisation, elle l’incarne.

Il y a fort à parier que d’autres cinéastes s’engouffreront dans cette brèche. La mythification de Détroit dans l’inconscient collectif cinématographique pourrait bien lui permettre de renaître, de trouver le salut et une nouvelle direction. Les fantasmes des cinéastes pourront peut-être sauvé ce vestige d’un monde chancelant, celui du rêve américain où les happy end étaient la norme.

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