Société

Avez-vous pensé à réserver pour votre balade en forêt?

[Épisode 3] Les médias soulignent la saturation des sites naturels français depuis le déconfinement. Et si l'été 2020, loin d'être atypique, offrait un avant-goût des futures saisons estivales? 

Plus aucun espace n'est préservé par le tourisme, il arrive même qu'on en croise à plus de 2.000 mètres d'altitude. | Antoine Petitteville  <a href="https://unsplash.com/photos/Uw3Cq3s3efQ">via Unsplash</a>
Plus aucun espace n'est préservé par le tourisme, il arrive même qu'on en croise à plus de 2.000 mètres d'altitude. | Antoine Petitteville  via Unsplash

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Dans les pages du Dauphiné Libéré on apprenait fin juillet que plusieurs sites naturels proches de Grenoble étaient saturés, dont le cirque de Saint-Même dans le massif de la Chartreuse. Certains jours, lors de pics d'affluence, l'accès au parking à péage est régulé et fermé quelques heures. D'autres sites alpins, comme le lac Achard au-dessus de la station de Chamrousse, sont également surfréquentés depuis le début de l'été. Les campeurs y montent avec de petites scies et coupent des branches de pins centenaires pour faire du feu. Face à la multiplication des foyers (de feu de camp, pas de Covid), un arrêté interdisant le bivouac a été pris par la maire de Chamrousse en urgence. On peut y lire le passage suivant:

«Nous interdisons le bivouac autour du lac Achard jusqu'à la fin du mois d'août. Ce n'est pas de gaieté de cœur. Cet endroit est magnifique et la plupart de ceux qui s'y rendent sont respectueux. Mais le nombre des bivouacs est à lui seul devenu un problème pour la sauvegarde des lieux.»

«Difficile de lutter contre la surfréquentation d'un site de cette qualité à moins d'une heure de marche d'un parking, lui-même situé à moins d'une heure du domicile d'un demi-million d'habitants», résume le magazine Montagnes.

Covid, Airbnb, canicule, Instagram: à qui la faute?

À première vue, le responsable de ces phénomènes de masse dignes d'un Black Friday en altitude est tout désigné: les Français·es passent leurs vacances à domicile à cause de l'épidémie de Covid, s'ajoutant aux contingents d'Européen·nes qui ont décidé de maintenir leur séjour sur le territoire. Il y a embouteillage. Dans les exemples évoqués, l'effet canicule se superpose à l'effet Covid, renforçant l'appel des sommets, la recherche de fraîcheur en bord de lac, l'agglutinement au bord de la mer… Le phénomène est d'autant plus remarquable que les chiffres de l'industrie touristique (hébergement, restauration) font plutôt état d'une chute historique des taux de remplissage et du chiffre d'affaires.

Lorsqu'elles sont dotées de sites naturels dans leur périmètre, les villes sont également victimes de saturation. À Marseille par exemple, la presse et les professionnels du tourisme font remonter la présence massive de touristes français depuis le début de la saison. Or la mode de Marseille ne date pas de mars 2020. Dans les Calanques, prestigieux parc naturel qui s'étend sur une vingtaine de kilomètres de côtes, l'état de saturation est devenu la norme depuis plusieurs saisons. Une forme inquiétante de délinquance touristique, tentant de profiter de la manne des personnes qui visitent le site, est même apparue récemment. L'étroit Vallon-des-Auffes sur la corniche, prisé pour sa crique photogénique, s'est quant à lui transformé en un enfer pour ses riverains, qui avaient fini par se plaindre en début d'année de la trop forte densité de locations Airbnb dans leur quartier –donc avant la crise du Covid. Les protestations d'habitant·es contre le «surtourisme» dans certains quartiers de Barcelone, de Venise ou de Berlin ne datent pas non plus de cette année.

La cause première de la saturation est moins la culture du selfie, d'Airbnb ou du Covid-19 que l'inclusion de classes qui désormais n'hésitent plus à participer à la culture des vacances.

Covid, canicule, Airbnb, cela commence à faire beaucoup de suspects. Ajoutons pour être complet que l'on a également attribué l'origine de cette saturation de sites spectaculaires à Instagram, dont les influenceuses patrouillent la planète en quête de nouveaux arrière-plans pour leurs photos –signe que plus aucun espace n'est préservé, il arrive même qu'on en croise à plus de 2.000 mètres d'altitude en posture de salutation au soleil.

L'embouteillage ne se limite pas aux sites naturels. À force de vouloir dénicher à tout prix le spot idéal, les fans d'Instagram ont progressivement aboli une frontière qui était considérée comme vitale pour l'équilibre des sociétés; la distinction entre les adresses à touristes et les coins connus des seuls locaux. Toujours à Marseille, l'influent designer Simon Porte Jacquemus a par exemple posté sur Instagram début juillet une liste de ses adresses préférées. Intitulée «Mon Marseille», son énumération de bars, de restaurants ou de calanques illustre ce brouillage entre le branché et le profane: ses recommandations sont rigoureusement les mêmes que celles que tous les comptes et magazines de mode ou de gastronomie déroulent lorsqu'ils évoquent la ville.

Quand la saturation sera la norme

On a vu ces dernières années fleurir un genre d'articles décrivant des ambiances dignes des photos de Martin Parr dans les grands parcs naturels (Yosemite) ou à proximité des œuvres et monuments les plus célèbres (Pyramide du Louvre, Tour Eiffel), tous victimes de l'épidémie de selfies et de surtourisme. Puis certains ont commencé à nuancer l'impact prêté par les commentateurs à ce déterminisme technologique. Accuser les selfies de faire venir les touristes dans le parc du Yosemite ou rendre Airbnb seul responsable de la hausse des loyers à Paris revient à soupçonner l'industrie des cartes postales ou les marchands de glace d'avoir engendré le succès de la Côte d'Azur.

La cause première et profonde de la saturation pourrait être moins la culture du selfie, Airbnb ou le Covid-19 que l'inclusion de millions de nouveaux touristes qui étaient auparavant exclus de la fête: classes moyennes des pays émergents, jeunes et familles modestes, habitant·es résidant à proximité des sites, qui désormais n'hésitent plus à participer à la culture des vacances. Dans le même temps, les touristes historiques veulent continuer à voyager comme avant et même plus souvent, comme l'a illustrée la pratique qui consiste à partir en week-end à la dernière minute. Les files d'attente pour se promener en pleine nature ne seraient donc que l'avant-goût des prochaines saisons estivales, celle que nous pourrions connaître en 2021, 2022, 2023 et ainsi de suite… Celles et ceux qui auront connu les plages désertes, les sports d'hiver réservés aux initiés, les destinations hors des sentiers battus ont probablement vécu un moment unique dans l'histoire de l'humanité, qui ne se reproduira pas de sitôt.

L'épisode de confinement aura ainsi fonctionné comme un laboratoire social à grande échelle, immense révélateur et accélérateur de très nombreuses tendances qui travaillaient la société française avant la survenue de l'épidémie, du télétravail à la mise au vert en passant par la recomposition du commerce de franchise ou l'engouement pour la confection du pain maison.

Le tourisme ne fait pas exception et des pratiques qui étaient considérées comme émergentes sont en train de s'installer définitivement cet été: le slow tourism de proximité qui incite à la redécouverte du territoire domestique dans un contexte de critique du tout aérien, la recherche de fraîcheur et d'isolement pour supporter les canicules récurrentes, le déclin inexorable des dernières boîtes de nuit au profit d'activités nocturnes plus en phase avec l'époque: rooftop, guinguette, cinéma de plein air, tiers-lieux estivaux. Et donc, l'état de saturation comme nouvelle norme saisonnière.

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