Société

«J'ai tué Christine. On n'en parle plus»

[Épisode 4] Le corps de Christine est découvert en juin 2014, grâce aux indications d'Audrey. Mais celle-ci n'était peut-être pas la seule à savoir où il était enterré.

Vendredi 12 juin 2020, la cour d'assises du Calvados à Caen rendait son verdict. | Élise Costa
Vendredi 12 juin 2020, la cour d'assises du Calvados à Caen rendait son verdict. | Élise Costa

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Audrey* caresse son doudou rose. Elle plonge le nez entre les oreilles du lapin en peluche et prend une grande inspiration. La présidente de la cour d'assises du Calvados, Jeanne Chéenne, lui demande de se lever de la chaise des accusés comparaissant libres et de prendre place à côté de son avocat, derrière le bureau de la défense, avant d'appeler le témoin.

Fabien entre dans la salle d'audience.

La magistrate rappelle: «Pour des raisons techniques», la chambre de l'instruction a jugé que l'action était «éteinte», le crime étant prescrit par dix ans. Mais le délit de recel de cadavre, c'est-à-dire le fait de garder secret ou caché le corps d'une personne victime d'un homicide, est un délit continu. Il n'y a jamais prescription.

«Il était tellement machiavélique»

À Drummondville, Audrey a avoué savoir où était le corps de sa sœur, Christine B. Sur le tableau blanc, elle a dessiné un plan du jardin de la maison de Saint-Martin-des-Besaces et fait une croix au pied du pigeonnier, à «un endroit très précis».

Les gendarmes avaient sondé le jardin des années auparavant, en vain. Là, grâce aux indications d'Audrey, ils avaient exhumé des ossements au premier coup de pelleteuse.

Le corps se présentait les mains dans le dos. Dessus ne restaient que des cheveux, des bijoux et une culotte. Il était recouvert d'une enveloppe de chaux. «Cela permet de conserver le corps, précise le directeur d'enquête Jean-Marc Hayes, mais surtout d'éviter à l'odeur de putréfaction de remonter.» Sans cette précaution, les chiens de la propriété auraient pu creuser et déterrer les os.

Les résultats des analyses sont rapidement tombés: les gendarmes de Caen avaient retrouvé Christine B. La mère de Derek, disparue en 1998, pouvait enfin avoir une sépulture digne de ce nom.

Seules deux personnes ont assisté aux obsèques: Derek et son père Fabien. Expulsée du Canada sans ses enfants Jérémie* et Clara*, Audrey était en détention provisoire.

«Son plaisir, c'était de garder nos affaires personnelles.»
Audrey, à propos de Fabien

À la barre, elle raconte à nouveau.

C'était une nuit d'été, en 1998. Fabien sortait tout le temps le soir. Elle se souvient du noir de la chambre quand il est entré, de lui s'allongeant près d'elle, et de ses mots: «J'ai tué Christine. On n'en parle plus.» Puis il s'était endormi.

Audrey n'avait rien répondu. Elle y avait cru sans y croire. Et si tout ça n'était qu'un plan pour lui faire peur, pour la tourmenter? «Il était tellement machiavélique», argue-t-elle devant la cour.

Par la suite, Fabien lui a fait ranger les vêtements et les bijoux de Christine: «Son plaisir, c'était de garder nos affaires personnelles.» Il a tendu une valise à Audrey, lui a ordonné de s'en occuper. Elle n'a rien dit; elle s'est exécutée. Les papiers d'identité de Christine ont été rangés dans un tiroir du bureau de Fabien, fermé à clé.

Audrey a vu la terre retournée dans le jardin. Au pied du pigeonnier, à l'angle du mur. Elle jure sur la tête de ses enfants, sur ce qu'elle aime le plus au monde, que jamais elle n'a vu le corps de sa sœur. Elle a supposé que Fabien avait étouffé ou étranglé Christine. Si elle a pensé que cela s'était produit ainsi, c'est qu'il lui avait déjà fait à elle.

«J'avais peur pour mes enfants»

Un après-midi, la sœur de Fabien et son mari étaient invités à la maison de Saint-Martin-des-Besaces. Audrey était là, avec Fabien et les enfants. Il faisait beau.

Elle avait déconseillé aux convives d'aller au fond du jardin. Le couple en avait été surpris: pourquoi interdire de se rendre à un endroit où l'on ne va de toute façon jamais? Au pied du pigeonnier, il n'y avait rien que des orties et un sol marécageux.

Depuis les années 1980, la sœur de Fabien consigne tout dans des agendas. Elle a noté le jour de cette drôle de visite: 30 août 1998.

«Je ne sais pas si je l'ai vu, ou si c'est quelque chose qu'on m'a raconté.»
Derek

En audition, Derek a parlé de la brouette. Le matin de la disparition de sa mère, il se souvient avoir vu Audrey avec une brouette faisant des allers-retours dans le jardin. Cela l'avait étonné. Il était très tôt, 5 ou 6 heures, le jour se levait à peine.

Sur le grand écran en visioconférence, Derek humecte sa lèvre inférieure: «Je ne sais pas si je l'ai vu, ou si c'est quelque chose qu'on m'a raconté.» La présidente relit le procès-verbal de son audition. Derek a beaucoup repensé «à cette phrase [qu'il avait] dite». Il répète: «Je ne sais pas si c'est quelque chose qu'on m'a mis en tête ou quelque chose que j'ai vu concrètement.»

À l'époque des faits, Derek avait 8 ans. L'homme aujourd'hui âgé de 30 ans regarde la présidente. Il lâche: «Après, y a pas dix personnes qui auraient pu me mettre ça en tête, on est d'accord?»

«Il me disait que je finirai chez les fous, qu'il avait préparé tout un dossier et qu'il dirait que j'avais tué ma sœur», se remémore Audrey d'une voix atone. La question revient sans cesse: pourquoi n'a-t-elle rien dit? Pourquoi a-t-il fallu que les enquêteurs de Caen la rejoignent au Canada, un détecteur de mensonges et une instruction ouverte dix-huit ans après la disparition de Christine pour parler?

«J'avais peur pour mes enfants, justifie Audrey. J'avais peur de me retrouver en prison à Rennes. À chaque fois, il me disait: “Tu vas aller en prison à Rennes.”»

L'expert psychiatre expose: «Ce n'est pas une question d'intelligence. L'emprise, c'est très difficile de s'en sortir, même pour les personnes bien équipées.»

«Déjà, je l'enterre pas chez moi!»

Pendant l'instruction, Fabien a envoyé des SMS à Audrey: «Il faut qu'on convienne d'une chose et s'y tenir.» Elle ne s'en souvient plus vraiment, mais c'est possible. Elle en a reçu des centaines, des messages de Fabien. À la fin, elle ne les lisait même plus. Il l'a appelée des dizaines de fois. D'abord avec son nom. Puis des coups de fil anonymes. Puis «plus rien du tout».

Fabien ne comprend pas non plus. Il a été expulsé du Canada bien avant Audrey. Pourquoi n'a-t-elle rien dit à ce moment-là, elle qui était enfin libérée de son bourreau?

La présidente réplique: «Elle ne l'a pas fait, de la même façon que vous avez passé douze ans à la soupçonner sans alerter la police.»

Car Fabien non plus n'a rien dit. Il a fallu les «petites étincelles» de doute, la séparation avec Audrey et les questions pressantes de son fils Derek pour qu'il contacte la gendarmerie de Caen, douze ans après la disparition.

Le directeur d'enquête Jean-Marc Hayes ne sait pas quelle est la cause du décès de Christine B. À la découverte du corps, le 12 juin 2014, les dents, les os étaient intacts. Il conclut sa déposition: «La question que je me pose depuis, c'est: “Audrey a-t-elle participé à la mise en terre de sa sœur?”»

Il n'a pas de réponse.

Derek, lui, a eu l'impression de n'en avoir que des mauvaises. Il s'est constitué partie civile pour avoir accès au dossier. À nouveau, il a posé des questions à Fabien, son père. «Il me disait des choses, et quand je lisais le dossier, y avait pas écrit pareil. Alors j'ai arrêté de lui parler», explique-t-il à la présidente Jeanne Chéenne.

À la barre, Fabien s'agace: «Bon, j'ai tué Christine. Moi, j'ai accès comme je veux au tractopelle des voisins, donc je m'y mets à minuit alors que j'ai le temps de traverser toute la France? Déjà, je l'enterre pas chez moi!»

«La planque n'est peut-être pas la bonne, mais en tous cas, ça marche dix-huit ans», lui rétorque la juge.

«Vous trouvez ça normal qu'Audrey soit devant une cour d'assises et pas vous?»
Jeanne Chéenne, présidente de la cour d'assises du Calvados, à Fabien

Fabien continue sur sa lancée: «J'ai tué Christine B. C'est moi qui l'ai étranglée, qui l'ai tuée, qui l'ai enterrée et…»

La présidente le coupe et pointe un doigt menaçant vers le greffier: «On le note, ça?»

Fabien s'empresse de corriger: «Non! Je dis: “Si j'ai tué Christine…” Ben une fois que j'appelle les gendarmes, je vais bouger le corps, vu qu'Audrey sait où il est.»

Audrey savait effectivement où était enterrée Christine. Elle est la première, et la seule, à avoir indiqué l'emplacement aux gendarmes. Elle est donc seule à comparaître devant la cour d'assises de Caen.

Cela fait un moment que la présidente de la cour d'assises ne sourit plus. Elle fixe Fabien, le front plissé: «Vous trouvez ça normal qu'Audrey soit devant une cour d'assises et pas vous?»

Fabien jure qu'il ne savait pas où était le corps.

«Comment le saviez-vous?»

L'avocat d'Audrey, Me Éric Gaillard, se lève. Il attrape une page du dossier et remonte ses lunettes sur son nez.

«Vous savez, Monsieur, qu'il y a eu des écoutes téléphoniques…»

Fabien s'apprête à intervenir, avant de se raviser et de laisser l'avocat finir.

À la fin de l'instruction, Fabien est relâché. Il ne peut être poursuivi ni pour l'homicide, prescrit, ni pour le délit connexe, le recel de cadavre, car le concernant, aucun élément ne prouve qu'il sait où se trouve le corps de Christine.

Fabien est tout de même placé sous écoute. Un soir de liberté, il appelle un ami pour s'épancher sur ses déboires avec la justice. Soudain, un détail lui échappe.

Il raconte que le corps a été retrouvé par les enquêteurs au pied du pigeonnier, dans le jardin de Saint-Martin-des-Besaces.

«Comment le saviez-vous?», interroge Me Gaillard.

«Quand je suis arrivé chez le juge, j'ai rencontré une avocate commise d'office, très gentille. Elle m'a sorti un dossier, énorme, et m'a montré des photos. Elle m'a dit: “Est-ce que vous avez déjà vu cet endroit-là?”»

Me Gaillard lui précise: «C'est contraire à notre pratique, à notre déontologie de montrer des photos du dossier à un suspect d'homicide volontaire.» La présidente de la cour appuie: «L'avocate a été entendue, elle conteste.»

Fabien maintient. Il les a vues de ses propres yeux, il n'a pas pu les «imaginer».

«Il est impossible, je dis bien impossible, qu'il ait eu accès à ces photos.»
Jean-Marc Hayes, directeur d'enquête

L'avocat d'Audrey sollicite le directeur d'enquête Hayes. Fabien aurait-il pu voir par inadvertance les photos du corps enfoui de Christine B. dans le jardin? Une page du dossier aurait-elle pu être posée nonchalamment sur le bureau du juge d'instruction, et son regard tomber dessus?

Il est presque 21 heures. Jean-Marc Hayes prend la parole. Tout est acté et compilé dans les cotes du dossier, mais il n'a pas besoin de revérifier. Il connaît la chronologie sur le bout des doigts.

Le 12 juin 2014, le corps de Christine B. est découvert enterré dans le jardin de Saint-Martin-des-Besaces. Le 17 juin, Fabien est placé en garde à vue. Le 18, il est déféré devant le juge d'instruction. Les photos du cadavre enfoui au pied du pigeonnier ont été transmises cinq jours plus tard, le 23 juin.

«Maître, je suis formel, insiste le directeur d'enquête à la barre. Il est impossible, je dis bien impossible, qu'il ait eu accès à ces photos.»

Personne, si ce n'est les gendarmes, ne les avait vues; elles ne faisaient pas encore partie du dossier.

«Pour moi, Fabien X. est un menteur», tranche Jean-Marc Hayes.

«J'ai un chien, et des amis»

Le vendredi 12 juin 2020, après deux heures de délibéré, le verdict est sur le point d'être annoncé. Audrey a repris place à la chaise des accusés. Elle a ce regard absent, comme on en voit souvent dans les cours d'assises.

La présidente Jeanne Chéenne énonce alors: «À la question “Audrey X. est-elle coupable d'avoir à Saint-Martin-des-Besaces, entre le 1er janvier 1998 et le 12 juin 2014, recelé ou caché le cadavre de sa sœur Christine B., victime d'un homicide?”, la cour a répondu non et déclare Mme Audrey X. acquittée.»

Audrey pousse un cri.

Elle n'entend pas la magistrate lire les motivations du verdict. Elle ne l'entend pas dire que la brouette vue par Derek est un élément imprécis et non confirmé par le témoin lui-même durant les débats, qu'aucune pièce du dossier ne permet d'affirmer qu'Audrey a vu le corps de sa sœur, qu'il n'y a aucune preuve de sa participation.

Audrey ouvre la bouche en grand pour chercher de l'air, ses genoux s'entrechoquent, ses bras se raidissent. La présidente fait suspendre l'audience: «Appelez les pompiers.»

Les policiers de la cour allongent Audrey sur la banquette. Une agente lui souffle: «Madame, c'est bon, vous êtes déclarée innocente.» Audrey pleure.

«Ils ne reviendront jamais en France. Leur vie est là-bas.»
Audrey, à propos de ses enfants Jérémie et Clara

À son expulsion du Canada, où elle était installée depuis 2006, les autorités ont confié la garde de sa fille Clara, âgée de 12 ans, à son frère majeur, Jérémie. Sans casier judiciaire vierge, Audrey avait interdiction de retourner sur le sol canadien.

«Jérémie travaille l'hiver dans les bois, l'été sur les routes. Clara vient de fêter ses 18 ans. Elle voudrait être psychologue pour enfants. Ils ne reviendront jamais en France. Leur vie est là-bas», décrivait Audrey à l'ouverture de son procès. Elle n'avait pas serré ses enfants dans ses bras depuis six ans. Ils parlaient par Skype «tous les jours».

La présidente avait alors demandé: «Que faites-vous aujourd'hui?»

«J'habite une petite maison, pour un loyer de 380 euros. Je fais des ménages. Je vais courir tous les matins. J'ai un chien, et des amis», avait répondu Audrey.

Elle avait ajouté: «Depuis le 22 janvier 2010, date à laquelle je suis partie, je n'ai pas eu d'homme dans ma vie, et je n'en aurai plus jamais.»

* Les prénoms ont été changés.

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