Sciences / Société

Pourquoi déteste-t-on les maths?*

*Cette matière qui crée des sueurs froides dans le dos.

Illustration par Laurence Bentz
Illustration par Laurence Bentz

Temps de lecture: 8 minutes

Non, Slate ne déteste pas les maths. Notre série «Pourquoi déteste-t-on les…?» recense les préjugés courants pour mieux les démonter. Roux, supporters, Parisiens, gros, journalistes… Retrouvez chaque semaine la déconstruction d'un nouveau stéréotype.

Tous les épisodes de la série «Pourquoi déteste-t-on les...?»

Voilà plus de dix ans que j’enseigne les mathématiques, et la simple annonce de ma profession suffit généralement à égayer les soirées, ou en tout cas à offrir des sujets de conversation tout faits aux personnes qui se trouvent face à moi. Leur réaction est double: lorsque je prononce le mot «prof», on peut lire dans leur regard quelque chose qui ressemble soit à de l’admiration, soit à de l’empathie. Lorsque j’ajoute «de maths», voilà leurs yeux qui se mouillent, l’écume qui naît à la commissure de leurs lèvres, mille anecdotes gorgées de douleur qui leur reviennent en tête.

Faites le test (ou faites-moi confiance): les personnes qui affirment enseigner le français ou l’anglais créent un tout autre effet que celles qui évoqueront les mathématiques. Certes, la première catégorie n’échappera pas à une enfilade de lieux communs (de «les jeunes d’aujourd’hui n’aiment plus lire» à «Bryan is in the kitchen»). La différence, c’est que les profs de maths devront en plus répondre des actes de leurs tortionnaires de collègues, et s’entendre dire que leur discipline ne sert pas à grand-chose. Le tout en s’appuyant toujours sur le même sketch de Gad Elmaleh, dans lequel l’humoriste évoque l’inutilité des racines carrées et de l’utilisation d'un compas.

Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit: avec les membres de ma corporation, nous ne sommes victimes d’aucune discrimination. Simplement, nous constatons presque quotidiennement à quel point notre matière est mal-aimée, et que les sentiments d’angoisse et de détestation sont extrêmement tenaces. Que des adultes aient oublié leur premier baiser mais pas leur prof de maths de seconde montre bien le caractère traumatisant de ma discipline. Tout le monde y perd. L'école devrait apporter de l'épanouissement, mais du côté des mathématiques, ce sont l'anxiété et la frustration qui priment.

En 2013 sortait Comment j’ai détesté les maths, un documentaire dans lequel le réalisateur Olivier Peyon promettait de se pencher sur le cas singulier de cette matière qui n’est pas loin de faire l’unanimité contre elle. Le film a beau être intéressant, j’avoue qu’il m’a frustré: s’installant rapidement dans la classe d’un génial prof de classe prépa nantais, puis allant interroger Cédric Villani et quelques chercheurs de très haut niveau, Olivier Peyon semblait surtout là pour mettre en valeur la beauté des mathématiques, leur caractère stimulant, voire leurs applications concrètes. Une démonstration assez convaincante mais frôlant le hors-sujet, la question du dégoût des mathématiques chez les jeunes et les moins jeunes n’étant quasiment pas traitée dans le film.

Les maths, une contrainte

C’est pourtant un problème majeur, qui se manifeste parfois dès l’école primaire et atteint sans doute son point culminant en classe de seconde. Ayant enseigné en collège avant d’atterrir dans un lycée général et technologique en 2014, j’ai effectivement pu constater à quel point la classe de seconde pouvait être une souffrance pour les élèves, notamment au niveau des mathématiques. Pendant toutes leurs années collège, on leur décrit le lycée comme un tremplin vers la vie d’adulte, la vie active, la réalisation de leurs rêves. En fin de compte, à quoi ressemble la seconde? À une troisième bis dans laquelle la plupart des disciplines restent obligatoires et communes à toutes et tous. Seul le choix de deux enseignements d’exploration (des matières supplémentaires, pour résumer) peut donner aux élèves une impression d’être enfin décisionnaires.

Chaque année, je retrouve donc en classe de seconde des élèves au profil clairement littéraire, ou qui ambitionnent d’intégrer dès la première une section technologique peu riche en enseignements scientifiques. Pour ces élèves-là, travailler sur les cosinus ou les intervalles de fluctuation peut effectivement sembler totalement inutile. «Je refuse qu’on évoque les maths en termes d’utilité ou de non utilité», intervient Benoît, prof de maths dans un lycée du Loiret. «Il s’agit avant tout de muscler sa logique et d’acquérir une culture scientifique. Est-ce que les cours sur les Carolingiens sont utiles dans la vie quotidienne? Je ne crois pas. Pourtant, je n’entends personne les remettre en question.»

Utile à vivre et à rêver

C’est là un des grands débats qui agitent la profession. À quoi servent les maths? Mais avant tout, faut-il absolument que les maths servent à quelque chose? «J’ai commencé à décrocher totalement en classe de cinquième», raconte Agathe, élève de terminale littéraire. Elle ajoute:

«Je me souviens d’une leçon sur les angles qui m’avait terrifiée. Qu’un rapporteur puisse me servir un jour si je fais du bricolage, pourquoi pas. Mais tout ce vocabulaire, angles alternes-internes, angles supplémentaires, angles correspondants, c’était trop pour moi. Et ces démonstrations pompeuses… Moi, j’aimais le français, les langues vivantes, les matières où on pouvait s’exprimer librement. Ça ne veut pas dire qu’on pouvait y faire ou y dire n’importe quoi, mais il y avait une façon de tenir compte de notre personnalité et de notre créativité, là où les maths nous obligeaient à faire ceci et cela dans tel ordre de façon extrêmement militaire.»

Cette question de l’utilité a beau hérisser le poil de professeurs comme Benoît, elle est inscrite en filigrane dans les programmes et les consignes des inspecteurs et inspectrices. Depuis quelques années, de nombreux rapports insistent sur l’importance de «donner du sens». Officiellement, il n’est plus question de donner à ses élèves une liste de vingt expressions littérales à développer et réduire. Dans le programme de quatrième, au rayon calcul littéral, on trouve par exemple cette phrase: «Les situations proposées doivent exclure tout type de virtuosité et viser un objectif précis».

Langue morte

L’objectif est d’éviter que les maths ne deviennent une langue morte, pratiquée seulement par une poignée d’irréductibles capables d’en maîtriser la grammaire. Cette notion de langue est présente dans beaucoup de témoignages. Macha, 32 ans, se souvient: «Très vite j’ai eu l’impression qu’on essayait de m’apprendre une langue dont je ne connaissais même pas les rudiments. C’est comme si j’avais raté les cours de maths pendant deux ans, moi qui étais pourtant une élève assidue. Le problème, c’est que la prof que j’ai eue en cinquième puis en quatrième avait tendance à se mettre en colère quand on osait dire qu’on n’y comprenait rien. Les maths ont fini par devenir ce genre de pays qui te demande de t’intégrer discrètement tout en refusant de t’aider à apprendre sa langue».

D’après l’une des études scientifiques menées sur le sujet, les difficultés en mathématiques pourraient être dues à un problème de mémoire procédurale, la même qui fait que «nous construisons une phrase grammaticalement juste, sans y penser, ou que nous conduisons une voiture sans réfléchir et sans verser pour autant dans le fossé». Il ne s’agirait donc pas simplement d’un problème de travail ou d’apprentissage, comme se tue à le répéter la quasi-totalité des profs de mathématiques de France et de Navarre, mais bien d’une différence de structure du cerveau. Même avec la meilleure volonté du monde, une partie des élèves n’a juste pas la capacité de comprendre les subtilités de cette discipline.

Pour résumer, je crois que les profs de maths et leurs élèves ne parlent souvent pas la même langue, et qu’un peu plus de dialogue et de tolérance permettrait d’apaiser les relations. S’il me semble difficile de vivre au quotidien sans maîtriser les quatre opérations, l’utilisation des pourcentages et une poignée d’autres notions, je pense sincèrement que le reste est déjà du luxe. Et que s’il est bon d’essayer de mener chacun et chacune vers un niveau supérieur (en maths comme ailleurs), il est un peu stupide de stigmatiser les élèves pour qui cela semble insurmontable. Lors de mes échanges avec les élèves, deux des phrases que je répète le plus souvent sont «Non, tu n’es pas nul/nulle en maths» et «Tout le monde ne peut pas réussir en maths» (il y a aussi «Mets-toi au travail» et «Donne-moi ton carnet»). Le but n’est pas de transformer le lycée en École des Fans où tout le monde semble digne de recevoir des félicitations, mais simplement de dédramatiser.

Car les maths deviennent vite une angoisse, celle-ci pouvant naître d’un sentiment de déperdition, mais aussi trouver des origines plus profondes. De nos jours, la phobie liée aux maths est devenue sociétale. La peur liée aux fractions, aux logarithmes ou au théorème de Pythagore se transmet comme une sorte de tradition orale. Une étude américaine a même mis en évidence l’influence des angoisses mathématiques des parents sur celles de leurs enfants, avec cette conclusion: si les maths vous mettent la rate au court-bouillon, n’aidez pas vos enfants à faire leurs devoirs car vous risquez de leur transmettre votre anxiété… laquelle peut même entraîner d’atroces migraines, affirme une autre étude.

«On ressent le poids de cette hérédité dès l'école primaire», explique Edith, professeure des écoles. «Quand je les rencontre, certains parents ne me parlent que de leur allergie aux maths et de leur incapacité à faire travailler correctement leur enfant dans cette matière. Or je crois que ces gens s'en font juste une montagne, et que leur sentiment de ne pas être à la hauteur peut être extrêmement contagieux.»

Manque de swag

La détestation des maths provient également de son évident manque de swag. Dans les films et les séries, les scientifiques sont généralement des types aux cheveux sales et aux lunettes double foyer, qui n’aiment rien tant que résoudre des problèmes complexes pour aider les personnages principaux à avancer dans leur quête. La série Big Bang Theory a d’ailleurs le mérite de mettre ces science nerds sur le devant de la scène… sauf que ce sont des physiciens. Sans être ultra populaires, les sciences physiques bénéficient notamment de leur aspect plus ludique. Champs magnétiques, tubes à essai et compagnie: la physique et la chimie sont plus attractives parce que leur sens concret est souvent plus immédiat, plus visuel. Dans ce domaine, on affirme d’ailleurs que les mathématiques ne sont qu’une discipline inférieure, simple outil permettant à la physique d’aller toujours plus loin.

Au sein du lycée où j’ai effectué deux ans de classe préparatoire scientifique, il y avait également une prépa littéraire. Si les deux sections respectaient globalement la parité (à peine plus de garçons en maths sup, à peine plus de filles en hypokhâgne), il était frappant de constater à quel point les personnalités les plus ouvertement intéressantes se trouvaient du côté des littéraires. Des gens cultivés, avec des choses à dire, des opinions politiques, une vision de la société. De notre côté, nous ressemblions à des gnômes verdâtres qui couraient d’une salle de maths à une salle de physique avant de se ruer jusqu’à notre chambre d’internat pour y engloutir des leçons et des exercices. Le tout sans voir la lumière du jour, sans le moindre contact avec le monde extérieur. Pas étonnant que le surnom de «taupins» ait été attribué aux élèves de prépa scientifiques.

Bref, personne n’a envie de ressembler à Napoleon Dynamite. Pas plus qu’à Cédric Villani. Médaille Fields en 2010, celui qui est actuellement député La République en marche de l’Essonne a été pendant quelques années un invité récurrent sur les plateaux de télévision français. Avec tout le respect que je dois à ce génie des mathématiques, je doute que son image ait contribué à populariser les mathématiques auprès des jeunes. Passons sur la lavallière et la broche araignée qui font de lui un personnage à part (ce qui est tout à fait son droit): au cours de ses nombreuses interventions médiatiques, Villani a montré son incapacité à se mettre au niveau de son auditoire. S’il est évidemment impossible de résumer ses recherches en quarante-cinq secondes à une heure de grande écoute, le mathématicien s’est montré particulièrement peu intelligible là où il est passé.

Les maths auraient besoin d’un autre type de porte-parole. Non, pas un Pietro Boselli ou une Oksana Neveselaya. Idéalement, il faudrait trouver un Pierre Gagnaire des maths: génial sans être illuminé, pédagogue sans être condescendant. L’avis de recherche est lancé.

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