Égalités / Société

Pourquoi déteste-t-on les femmes poilues?*

*Et pas les hommes poilus.

Illustration par Laurence Bentz
Illustration par Laurence Bentz

Temps de lecture: 15 minutes

Non, Slate ne déteste pas les femmes poilues. Notre série «Pourquoi déteste-t-on les…?» recense les préjugés courants pour mieux les démonter. Roux, supporters, gros, journalistes… Retrouvez chaque semaine la déconstruction d'un nouveau stéréotype.

Tous les épisodes de la série «Pourquoi déteste-t-on les...?»

Vous rappelez-vous comment vous vous êtes rendu compte que vous aviez des poils? C’était sûrement à l’adolescence, au début de la puberté. Et si vous êtes une femme, ça a sans doute impliqué une remarque désagréable et/ou un sentiment de honte.

«Quand j’étais en sixième, un élève de ma classe s’est moqué de mes poils de jambes en pensant que je ne l’entendais pas.» «Quand j’avais 11 ans, ma prof de danse nous a demandé de nous raser les jambes.» «À l’école primaire –oui, je suis très brune– les autres élèves ont commencé à se moquer de moi et de mes jambes quand j’étais en short.» «Vers 9 ans, mon frère a fait une remarque sur mes aisselles poilues “dégueu”.» [extraits de réponses à un questionnaire en ligne, ndlr]

Dans l’imaginaire collectif, la pilosité féminine, en particulier quand elle est abondante, est signe de saleté, de folie, de bestialité, de radicalité politique, d’homosexualité. Les femmes poilues sont menaçantes. D’ailleurs, on les associe souvent à l’étranger: les Françaises sont poilues pour les Américains, ce sont les Portugaises pour les Français, les Allemandes pour les Britanniques et ainsi de suite.

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Poil de bête

«Les anthropologues ont commencé à s’intéresser à ces questions pour comprendre les différences raciales et non les différences de genre», explique Rebecca Herzig qui a consacré un livre, Plucked: A History of Hair Removal à l’étude de la pilosité. Par exemple, «des années 1770 jusque dans les années 1850, l’énigme des pratiques dépilatoires des Amérindiens préoccupe beaucoup les Européens», notamment l’absence totale de barbe chez les hommes.

«Après la publication du livre The Descent of Man de Darwin en 1871, les scientifiques masculins commencent à être obsédés par les poils comme signe de primitivité», raconte la journaliste du Guardian Mona Chalabi. «Une étude, publiée en 1893, cherchait des signes de démence chez 271 femmes blanches et a conclu que les femmes aliénées étaient plus susceptibles d'avoir des poils au visage, ressemblant à celles des “races inférieures”.»

«Cette apparition du masculin dans le féminin souligne la menace que représente un corps féminin qui n’est pas un “autre” absolu»

Mais si la question de la pilosité devient clé progressivement, c’est parce qu’elle est un point de cristallisation des différences entre sexes. «On pense souvent que ce sont les organes génitaux mais ceux-ci sont alloués de façon très stable», constate Karín Lesnik-Oberstein, professeure de théorie critique à l’université de Reading qui a dirigé l’ouvrage The Last Taboo: Women and Body Hair en 2011.

Pour faire simple, les poilues nous montrent que la distinction entre hommes et femmes n’est pas si nette que ça. Or cette distinction est historiquement fondamentale pour nos sociétés. «Cette apparition du masculin dans le féminin [...] souligne la menace que représente un corps féminin qui n’est pas un “autre” absolu», continue Karín Lesnik-Oberstein.

C’est d’ailleurs ce que sous-entendait la marque de rasoir Veet dans un spot publicitaire sexiste fortement critiqué en 2014. On y voyait un homme censé jouer une femme non rasée. «Don’t risk dudeness», mettait en garde la marque. Ne prenez pas le risque de passer pour un mec. Le message est clair.

 

La représentation de la pilosité féminine a toujours fait débat. Il n’y a qu’à pénétrer dans un musée pour se rendre compte que la norme des corps imberbes ne date pas d’hier. «Jusqu’au XIXe siècle, on ne retrouve quasiment pas de traces de représentation de poils, et il était fortement déconseillé d’en dessiner sous peine de censure», relate Claire Simon dans un mémoire sur l’image du poil.

Exception faite du tableau polémique L’Origine du monde qui fait encore parler de lui aujourd’hui parce que représentant un sexe féminin et sa toison pubienne, l’art semble avoir toujours préféré les corps lisses. «Les poils sont problématiques, ils nous renvoient à notre animalité», analyse le collectionneur d’art Emmanuel Pierrat dans la série documentaire d’Arte Poilorama. «Les montrer dans un tableau, c’est montrer que l’être humain n’est qu’une bête.»

L'Origine du monde de Gustave Courbet au Musée d'Orsay à Paris. | Daniele Dalledonne via Flickr License by

L'hygiène reine et prétexte à tout

Cependant, les injonctions à l’épilation systématique des jambes, des aisselles et plus tardivement du pubis semblent remonter au début du XXe siècle. Aux États-Unis par exemple, peu de femmes s’épilaient les jambes et les aisselles avant 1915, année où Gillette commercialise son premier rasoir pour femme. Cela s’explique sans doute par le fait que ces zones du corps sont jusqu’alors peu exposées, selon les chercheuses Merran Toerien et Sue Wilkinson, auteures d’une étude de référence sur la pilosité. «En effet, les parties du corps que l’on pouvait apercevoir –le visage, le cou et les bras– faisaient elles déjà l’objet de publicités pour des produits dépilatoires.»

Avec l’apparition de vêtements plus courts, les pratiques dépilatoires deviennent de plus en plus répandues et étendues. Plusieurs hypothèses ont été formulées pour comprendre cette fixation nouvelle sur l’absence de pilosité chez les femmes.

L’intensification de la traque aux poils pourrait s’expliquer entre autres par une volonté de contraindre socialement les femmes à un moment où elles gagnent en libertés. «Selon cette analyse, l’épilation serait un moyen de contrôle social genré, exercé en proportion de l’émancipation économique et politique des femmes», résume ainsi Rebecca Herzig.

La féministe américaine Naomi Wolf souligne par exemple l’intelligence du marketing qui s’emploie à faire des femmes des consommatrices avant tout. D'après elle, les femmes sont maintenues dans l’état d’insécurité sexuelle, de haine de soi et de constant échec qu’accompagne inévitablement l’aspiration permanente à devenir belle. Le tout afin de dépenser toujours plus en produits cosmétiques.

L'aspiration permanente à devenir belle vous accompagne même dans le métro.

En filigrane, c’est aussi l’image d’une jeune femme innocente et passive qui est véhiculée, la pilosité étant intrinsèquement liée à la sexualité. Dès les années 1970, la féministe australienne Germaine Greer notait que les hommes étaient encouragés à la fois à faire pousser leurs poils et à cultiver leurs instincts compétitifs ainsi qu'une certaine forme d’agressivité. Par opposition, observe Greer, l’injonction que reçoivent les femmes à s’épiler reflète symboliquement l’attente d’une passivité sexuelle par rapport aux hommes.

Impossible d’ignorer que quarante ans plus tard, l’épilation intime –et plus particulièrement l’épilation intégrale– deviendra la norme plus que l’exception chez les femmes.

Pour faire passer le message, les publicités et le marketing renvoient en permanence l’image d’un corps féminin exagéré où pas le moindre poil n’a sa place. «Plusieurs choses ont joué», selon Elisabeth Tissier-Desbordes, professeure de marketing à l’ESCP Europe. «Il y a toute la communication que reçoit un individu. Dans cette communication, il y a les publicités, les articles de magazine mais aussi les idéaux qui circulent, et évidemment les vidéos porno. Tous ces moyens de communication véhiculent une image du corps qui devient une image normative à laquelle il faut se conformer.»

 

 

Il y a peu de chiffres disponibles en France sur les pratiques dépilatoires mais la chaîne d’instituts Body Minute, par exemple, rapporte quatre millions de passages en caisse en 2017.

Aux États-Unis, des études récentes montrent que plus de 99% des femmes s’épilent ou se rasent. D’après une enquête de 2008, «au cours de leur vie, les femmes américaines qui se rasent (une façon relativement peu coûteuse de se débarrasser de ses poils) dépensent, en moyenne, plus de 10.000 dollars [7.000 euros] et consacrent presque deux mois entiers à simplement s’occuper de leurs poils».

Naomi Wolf parle de triple journée de travail des femmes (third shift en anglais): en plus de leur travail rémunéré et des tâches domestiques, les femmes doivent consacrer une part significative de leur temps à l’entretien de leur apparence.

L’argument qui revient le plus souvent pour justifier le temps passé, la douleur subie et le coût investi dans cette lutte sans fin contre la pilosité, c’est celui de l’hygiène.

Dans la série documentaire d’Arte Poilorama évoquée précédemment, la docteure en psychanalyse Sara Piazza mentionne l’aversion pour les poils, notamment les poils pubiens, des femmes qu’elle a rencontrées. «Il y avait quelque chose qui ressortait de façon très claire c’est que c’était dégoûtant», témoigne-t-elle.

Pour les marques, «l'hygiène est une porte d’entrée facile», analyse Elisabeth Tissier-Desbordes. «On montre un individu qui ne suit pas et qui est rejeté. On joue sur la peur du regard de l’autre. Les premiers produits à faire ça sont les déodorants. Le message est simple: si vous sentez mauvais, vous ne pouvez pas vivre en société.»

Manon Fuertes, responsable des formations pour la chaîne Body Minute décrit d’ailleurs ainsi les pratiques de ses clientes: «On est très dans l’hygiène à notre époque, c’est rentré dans les mœurs. Dès que les femmes sortent les jambes ou les maillots de bain, elles ont envie d’être plus “clean” et elles viennent en institut à ce moment-là».

Couvrez ce poil que je ne saurais voir

Cette norme est encore plus difficile à combattre que les injonctions à la minceur selon certaines chercheuses. «Il y a quelques rébellions permises au sein du discours sur la masculinité et la féminité, expose Karín Lesnik-Oberstein. La pilosité est en dehors de cette discussion, on ne peut pas légitimement se rebeller contre cette injonction. Les questions de poids et de morphologie font plus partie des récits autorisés que la pilosité.»

Consciente de la difficulté à briser cette norme, Breanne Fahs, professeure d’études de genre à l’université de l’Arizona, demande depuis plusieurs années à ses élèves de prendre part à un exercice un peu particulier: pendant dix semaines, les femmes doivent arrêter de se raser ou de s’épiler et les hommes, à l’inverse, doivent adopter ces pratiques. Tous et toutes doivent documenter leur ressenti.

Les résultats sont éloquents. «Les femmes ont tendance à se soucier plus de ce que leurs partenaires pensent, et leurs réponses parlent souvent de la relation complexe entre sexisme, homophobie et racisme», résume Breanne Fahs. «Souvent, les hommes acceptent cet exercice seulement si d’autres hommes participent également, et se soucient plus de ce que les autres hommes pensent que de ce que les femmes pensent.» Breanne Fahs souligne notamment que les femmes –souvent jugées par leurs familles ou leurs partenaires dans le cadre de relations hétérosexuelles– subissent une «pénalité sociale» qui ne concerne aucunement les hommes.

Ainsi, alors même que l’obsession du poil a gagné par contagion une partie des hommes ces dernières décennies, le glabre se présente toujours comme un choix pour eux, et non comme une obligation. «Il y a eu une grande mode dans les années 2000, raconte Marie-Christine Clément, esthéticienne en région parisienne. Les hommes s’occupaient d’eux, c’était formidable. Et ça a fortement rebaissé.»

«Les femmes de couleur et de milieux populaires ont fait état de plus grandes pénalités sociales lorsqu’elles laissent pousser leurs poils»

En plus des différences genrées, Breanne Fahs souligne l’importance des questions de race et de classe, souvent occultées par les travaux sur la pilosité. «Les femmes de couleur et les femmes de milieux populaires ont fait état de plus de contrôle familial en ce qui concerne leurs poils et de bien plus grandes pénalités sociales lorsqu’elles les laissent pousser que ce qu’ont rapporté les femmes blanches de classes moyennes et supérieures», conclut-elle.

La question de classe est d’autant plus importante qu’elle influence grandement les moyens utilisés pour se débarrasser des poils (rasoir, épilation, laser) et donc toute la socialisation qui entoure ce processus. De la même façon, la dimension raciale ne doit pas être oubliée car elle détermine fortement le type de pilosité et sa perception. Melissa Trujillo, autrice d’une thèse sur l’étude de la pilosité féminine, rapporte que les femmes blanches et blondes auxquelles elle a parlé s'estiment elles-mêmes chanceuses. «Si je ne rase pas mes jambes, personne ne le voit et je n’ai aucun commentaire», confie l’une d’entre elles.

Ce type de travaux académiques sur la pilosité est extrêmement rare. Considéré à la fois comme trivial et repoussant, le sujet est très peu étudié. Karín Lesnik-Oberstein a par exemple écrit à quarante éditeurs différents avant de réussir à publier son livre sur la pilosité féminine: «On me répondait que c’était un sujet ridicule, pour des magazines féminins».

Rebecca Herzig, quant à elle, doit faire face à des questions incessantes sur l’origine ou les motivations supposées de son intérêt pour la pilosité. «À chaque fois que je parle de mes travaux, j’ai une question sur le sujet», s’étonne-t-elle.

«Avec la pilosité, il n’y a pas de vrai ou faux, tout est une question de norme culturelle»

Une grande partie des travaux scientifiques existants ont avant tout un angle médical. Il s’agit d’étudier la présence anormale de poils chez la femme, mais aussi chez l’homme. L’échelle de Ferriman et Gallwey, développée en 1961, s’emploie à déterminer ce qui constitue une abondance hors-norme de poils chez la femme, appelée aussi hirsutisme. On évalue le degré de pilosité sur plusieurs zones du corps (menton, bas du dos, abdomen, etc.) avant d’additionner les scores pour se situer sur une échelle de la pilosité.

Beaucoup de femmes ont tendance à penser que leur pilosité est anormale. Pourtant, en dehors de problèmes hormonaux bien identifiés sous le nom de syndrome des ovaires polykystiques, il est bien difficile de déterminer ce qui constitue une pilosité normale. «Il n’y a pas de standards cliniques internationaux, c’est une ligne qui change constamment, explique Rebecca Herzig. Avec la pilosité, il n’y a pas de vrai ou faux, tout est une question de norme culturelle.»

Mais les poils restent un sujet dont on ne parle pas et, surtout, que l’on ne questionne pas. «Les poils se voient refuser toute possibilité de parole ou de sens», selon Karín Lesnik-Oberstein. Le paroxysme est atteint par les publicités qui, tout en cherchant à vendre des produits dépilatoires, se refusent à montrer des poils. Le rasoir passe sur une jambe complètement imberbe, la bande de cire retirée est comme neuve.

Au cinéma, même le film Frida sur la célèbre peintre mexicaine Frida Kahlo, connue entre autres pour sa pilosité faciale, n’arrive pas à rompre totalement avec les codes. L’actrice Salma Hayek qui l’interprète arbore bien un monosourcil pour le film mais aucune trace de duvet au-dessus de la lèvre, qui est pourtant bien présent sur les autoportraits de l’artiste.

«En grandissant, je n’avais aucune représentation de poils à laquelle me référer», se souvient la photographe Ashley Armitage dont le travail représente des femmes non épilées. «Je pensais que me raser ou m’épiler était ma seule option en tant que femme.»

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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Le sentiment qu’il est interdit pour une femme de garder son corps tel qu’il est finit par être tellement intégré qu’il faut même faire en sorte que cette absence de poils paraisse naturelle. «La raison pour laquelle les magazines de mode ne montrent pas cette pilosité interdite, alors même qu’ils évoquent le travail nécessaire pour créer ce corps féminin, c’est que ces corps qui sont montrés ont une qualité normative –ils deviennent le réel/naturel», décrypte la chercheuse Laura Scuriatti.

La professeure d’études de genre Wendy Chapkis souligne également la tendance que les femmes ont à cacher leurs «outils de transformation» des yeux des hommes afin de maintenir l’illusion d’un corps naturellement imberbe.

Les femmes internalisent ainsi un sentiment de honte face à leur propre corps. Alicia Piebeleu, esthéticienne, s’étonne par exemple que certaines clientes, qui viennent pourtant la voir pour se faire épiler, s’excusent de leur pilosité: «J’ai des clientes qui me disent “Excusez-moi j’ai beaucoup de poils”... Mais vous venez ici pour vos poils, c’est normal d’avoir des poils! Et puis à force de venir, elles se détendent et elles comprennent qu’on n’est pas là pour les juger».

Ce sentiment est décuplé lorsqu’il s’agit de la pilosité faciale, la seule représentation qui existe étant celle de la «femme à barbe», présentée comme un phénomène de foire. Cette pilosité peut aller d’un duvet au dessus de la lèvre à la présence d’une barbe en passant par quelques poils au menton ou aux joues. «Je pense qu’il y a une grande partie des femmes qui ont ces soucis-là qui ne rentrent pas en institut, suggère Marie-Christine Clément. C’est une telle honte qu’elles n’arrivent pas à aller voir des professionnels et qu’elles se rasent.»

Type de carte que Clémentine Delait, connue pour être une «femme à barbe», dédicaçait en 1918. | Imprimeries réunies de Nancy via Wikimedia Commons License by

Mona Chalabi entrouvre une porte sur ce désarroi: «Les femmes comme moi gardent un secret. C’est un secret si honteux qu’on le cache à nos amis et à nos amants, tellement sombre qu’on dépense beaucoup d’argent et de temps à le cacher. Ce n’est pas un crime qu’on a commis, c’est une malédiction: la pilosité faciale».

Rebecca Herzig cite des médecins qui décrivent des états de dépression sévère et des situations d’isolement, fréquents chez les femmes souffrant d’une pilosité importante, particulièrement au visage.

Progrès marginal

Ce dégoût de soi est alimenté très tôt par des remarques entendues dans l’enfance et à l’adolescence. Dans un essai publié via la newsletter féministe Lenny, la chanteuse américaine Starina Catchatoorian raconte son long combat d’acceptation de ses poils. D’origine arménienne par son père, indienne et thaïlandaise par sa mère, elle réalise très tôt qu’elle est plus poilue que les autres enfants, pour la plupart blancs, de son entourage. S’ensuit alors l’élaboration de nombreux stratagèmes pour couvrir ses bras en permanence. «Personne ne peut savoir pour mes bras», témoigne-t-elle. Puis, quand le secret éclate malgré tout, il s’agit d’affronter les moqueries, les bruits de singe, le sentiment d’exclusion.

Jusqu’au jour où une tante française débarque à la maison et lui apprend à s’épiler les bras. «C’était un moment glorieux quand je suis sortie de cette salle de bain, se remémore-t-elle. Les petites filles rêvent de devenir des princesses. Moi je n’ai jamais rêvé d’être une princesse mais je rêvais d’être une star de cinéma ou une chanteuse comme Diana Ross. C’est le sentiment que j’ai eu en sortant de cette salle de bain: j’étais une superstar, tout était possible parce que j’étais comme tout le monde. Jusque-là, je pensais que je ne pourrais rien être dans la vie à cause de ces poils.»

C’est ce sentiment précis que tente de combattre Noémie Renard, qui a monté cet été un collectif appelé Liberté, Pilosité, Sororité. «On grandit avec cette idée qu’il faut enlever nos poils, on comprend qu’il faut les cacher. Quelle image de nous on développe si on a cette idée qu’à l’état naturel notre corps est dégoûtant, repoussant? questionne-t-elle. Ça nous donne l’idée que si on laisse pousser nos poils, on est des monstres.»

Avec d’autres militantes, elle partage donc sur Twitter depuis quelques semaines des images de femmes qui laissent pousser leurs poils, à l’image de hashtags comme #HairyLegClub.

Derrière ces initiatives, l’idée que les femmes peuvent se réapproprier leur corps dans toute sa diversité. «L’attente sociétale est que toutes les femmes se ressemblent alors qu’au départ, nous avons toutes des physiologies et des corps différents», rappelle Melissa Trujillo. Noémie Renard abonde dans ce sens: «On ne sait plus à quoi ressemble une femme au naturel, ça ne peut créer que des complexes, de la haine».

L’apparition en ligne de mouvements «body positive», mettant en valeur des représentations de corps moins normées, laisse penser qu’un progrès est en marche.

Sur YouTube, des vidéos montrent enfin des femmes qui gardent leurs poils et surtout qui en discutent.

 

 

En 2016, l’agence américaine StyleLikeU, fondée par le duo mère-fille Elisa Goodkind et Lily Mandelbaum, lance une série documentaire intitulée Déconstruire les mythes de beauté (Dispelling Beauty Myths en anglais) cherchant à libérer la parole sur le sujet. On y voit des femmes aux jambes et aux aisselles velues se confier sur leur choix.

À la télévision, des séries américaines comme Girls, Broad City et Transparent montrent depuis le début des années 2010 des corps féminins poilus sur nos écrans.

Quelques célébrités grand public se sont également émancipées du diktat de l’épilation systématique: déjà en 1999, Julia Roberts apparaissait avec des aisselles poilues à une avant-première et, plus récemment, l’actrice américaine Lola Kirke ou la chanteuse Miley Cyrus.

La pub aussi semble se convertir à tout petits pas. En 2017, Adidas photographiait une mannequin aux jambes non rasées. Du jamais-vu.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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En juin dernier, la toute récente marque de rasoirs Billie a brisé le tabou ancestral du poil et publié une vidéo montrant des femmes non rasées pour la première fois dans l’histoire de la publicité. Le spot publicitaire montre même des zones dont la pilosité est rarement voire jamais évoquée: les orteils, le bas du ventre ou encore le visage.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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Cependant, tout ceci reste à la marge. «Les communautés marginalisées ripostent à bien des égards, mais dans la culture dominante, il faut beaucoup de privilèges pour être contre-normatif», assure Rebecca Herzig.

Même les progrès récents en termes d’acceptation de la transidentité ne conduisent pas nécessairement à une plus grande démocratisation du poil. «L’épilation laser est l’une des opérations les plus fréquentes du processus de changement de sexe», déclare Rebecca Herzig, qui a consacré ses derniers travaux à cette question. «Malgré une plus grande tolérance avec l'ambiguïté de genre ou la fluidité de genre, il reste que pour être comprise et perçue comme femme, il faut se conformer à ces standards de beauté exagérés.»

La tendance semble en effet être à la généralisation de l’épilation définitive. Apparue dans les années 1990 aux États-Unis, la pratique s’est rapidement démocratisée. En 2006, l’épilation laser était la procédure non chirurgicale la plus répandue chez les Américaines et Américains de 19-34 ans, rapporte Rebecca Herzig.

«En dehors des cercles féministes, les regards ne changent pas trop, déplore Noémie Renard. J’ai beau regarder, dans la rue je ne vois aucune femme avec des poils au niveau des jambes.»

Même en ligne, les réactions aux quelques tentatives de remise en cause de la norme du glabre suscitent de violentes réactions. En 2016, Laura Doniri, étudiante en philosophie, publie une photo d’elle exposant fièrement des aisselles non épilées. S’ensuit un déferlement de commentaires haineux.

 

 

Certaines chercheuses s’empressent d’ailleurs de rappeler les faux espoirs des années 1970. La promesse du corps libre des communautés hippies n’a finalement pas survécu à l’épreuve du temps. «Il y a eu ces types de mouvements par le passé et ils ont disparu à chaque fois», constate Karín Lesnik-Oberstein.

Marie-Christine Clément confirme: «La mode du poil? Non, je n’ai encore jamais vu».

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