Société

Pourquoi déteste-t-on les Corses?*

*Ces êtres violents, fiers, assistés et racistes.

Illustration par Laurence Bentz
Illustration par Laurence Bentz

Temps de lecture: 11 minutes

Non, Slate ne déteste pas les Corses. Notre série «Pourquoi déteste-t-on les…?» recense les préjugés courants pour mieux les démonter. Roux, supporters, Parisiens, gros, journalistes… Retrouvez chaque semaine la déconstruction d'un nouveau stéréotype.

Tous les épisodes de la série «Pourquoi déteste-t-on les...?»

«S’il t’énerve, tu vas lui plastiquer sa maison.» Cette phrase, je l’ai entendue à maintes reprises depuis que je suis un exilé corse sur le continent. Les Corses, ces êtres violents et fiers comme pas deux, un peu terroristes, très racistes, qui veulent l’indépendance et ne se sentent pas français alors que, quand il s’agit de courir à la première caisse d’allocations du coin, ils rappliquent en courant.

Ces propos vous paraissent trop gros pour être vrais? Pourtant, ils sont glissés par des amis, des connaissances, des inconnus. «Je gérais un compte avec 300.000 followers, raconte Maxime, ex-community manager du SC Bastia. Quotidiennement, il y avait une petite insulte. Ça tournait autour des trois stéréotypes: le racisme, la violence congénitale et le fait qu’on soit sous-développés. C’est une chose que j’ai apprise grâce à Twitter, que j’étais sous-développé malgré ma connexion avec fibre.»

«L’origine, dès qu’elle pose problème, devient un stigmate»

Être corse, c’est accepter qu’à chaque rencontre, le sujet vienne sur le tapis, avec plus ou moins de tact. Un rappel constant à une «condition». Michel Castellani, député à l’Assemblée nationale et élu Femu a Corsica [le nom du parti nationaliste, «Faisons la Corse» en français, ndlr], se rappelle ses débuts à Paris en tant que représentant de la 1ère circonscription de Haute-Corse: «On nous a regardés comme des extraterrestres. Face à nous, des gens manifestent leur merveille de la Corse, ou alors nous disent: “Mon grand-père était corse, ma femme est de tel village”. Aussi, il y a des réactions souterraines, non assumées, d’Alsaciens, de Bretons, qui vont nous dire: “C’est bien, ne lâchez rien”. Puis enfin il y a les indifférents, hostiles, parce qu’ils pensent qu’on est là pour défaire la France».

Ce rappel à ce qu’on est se retrouve dans les articles de presse. Les titres «Le Corse Talamoni» se multiplient. Alors que «L’Auvergnat Wauquiez» se fait plus rare… «Au-delà du stéréotype, cela est un stigmate, juge Françoise Albertini, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université de Corse. L’origine, dès qu’elle pose problème, devient un stigmate.»

L’ultradroite ne peut donc venir que de Corse?

Quand l’actualité met l’insulaire sur le devant de la scène, cela peut être pire. La victoire des nationalistes, aux élections régionales, a fait entrer la Corse dans une forme d'hyper-médiatisation. «Il est évident qu’on pose un problème, parce que la Corse est enfin représentée. On lit, sur les réseaux sociaux: “Ils sont payés par la France pour la défaire”», indique le député. Ça ne s'est pas arrangé au moment de l’Aquarius, que se disait prêt à accueillir Jean-Guy Talamoni, le président de l’Assemblée de Corse, dans un coup à trois bandes politiques. Ni lors de la victoire de l’AC Ajaccio dans un match de football pour la montée en Ligue 1, sur fond de bus caillassé et propos racistes en tribunes. À chacun de ces moments, la Corse s’est retrouvée au centre des préoccupations des continentaux.

Ce qu’il s’est passé lors du fameux ACA-Le Havre, en mai dernier, a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux. Tout, et surtout n’importe quoi, a été dit. Au point qu’un internaute a trouvé un filon: lancer un compte «Observatoire de la Corsophobie». «Ici, nous publions et retweetons, sans exhaustivité, les messages insultants à l'égard de la #Corse et des #Corses. Puisque personne ne le fera à notre place», dit la présentation de ce compte.

On scrolle, et on lit, en se pinçant parfois un peu le nez: «Il faut impérativement se débarrasser de cette île», «Fier d’être anti-corse», «Les seuls qui travaillent chez vous ce sont les pompes funèbres car vous vous tirez dessus comme des débiles», «Sales Corses de merde», «Des consanguins», «Je veux investir dans une bombe bactériologique que j'envoie en Corse»...

Mais en dehors de ces propos, les rapports à la violence et au racisme reviennent souvent. Cela résume ce qu’on attend des Corses. Et les stéréotypes ont la vie dure. Lorsqu’une cellule de dix personnes est arrêtée, soupçonnée d’avoir voulu attaquer des musulmans, tant pis si ces dix interpellations ont lieu partout en France: l’Agence France-Presse commence son titre par «Corse:». Quelque minutes plus tard, dans un autre tweet, l’agence ajoutera «Merci de noter que les interpellations ont eu lieu dans plusieurs endroits en France».

«On met “Corse:” parce que le fantasme, c’est de se dire que c’est une île raciste, renfermée, pense Julien, l’ancien community manager de Corse-Matin, le compte insulaire qui comprend le plus de followers. En plus, une des arrestations c’est un continental. Alors, le lieu d’arrestation a peu de valeur factuelle. C’est éthiquement irresponsable: l’AFP décide de faire un rappel beaucoup moins visible au-dessous, alors que tout community manager sait qu’il vaut mieux supprimer.»

Cette coïncidence troublante de mettre la Corse en avant a été remarquée par Antoine Albertini, rédacteur en chef adjoint de Corse-Matin:

Parce que l’ultradroite ne peut venir que de Corse? Aux dernières élections régionales, en décembre 2017, le FN a fait le pire score de tous les partis en lice, avec 3,28% des voix, ce qui fait de la Corse la région qui vote le moins à l’extrême droite. Pourtant, quelques mois auparavant, le Front national arrive largement en tête en Corse lors du premier tour de l’élection présidentielle, avec 28% des voix, devant François Fillon. Emmanuel Macron ne prend que la troisième place. S'il passe légèrement en tête au second tour devant Marine Le Pen, c’est une demi-surprise, alors que le quotidien régional avait préparé une Une «La Corse Bleu Marine» pour souligner la victoire de la frontiste sur l’île, avant de rétropédaler.

Un modèle pour les identitaires

Faire le lien entre les nationalistes et l’extrême droite est donc tentant. «La Corse a été la première terre d'Europe à instaurer la tolérance religieuse au milieu du XVIIIe siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les juifs étaient protégés en Corse, il n'y a pas eu de déportation des juifs, ce qui faisait dire à certains responsables de la communauté juive que la Corse a été l'île des Justes», remarquait Jean-Guy Talamoni sur France Inter en 2015 en estimant que «l’extrême droite ne devrait pas avoir droit de cité en Corse» (à 2'21):

 

 

La réalité de ce discours peut être nuancée: en 2009, l’Ifop avait tenté de dresser le portrait de l'électorat nationaliste et estimait que 75% étaient «enclins à la xénophobie», et qu’un tiers d’entre eux comptait voter pour le FN aux élections présidentielles. Cela ne reste qu’un sondage, daté qui plus est, mais il donne une idée du paradoxe que même les Corses ont du mal à expliquer. «Il y a un probablement un lien entre les scores nationalistes et les scores du FN, assume sans se cacher Michel Castellani. C’est un rejet du système car la Corse a des problèmes sociaux graves, un phénomène d’acculturation grave.» Le brassage migratoire est aussi évoqué, en filigrane.

Puis de Front national à nationaliste, le mot utilisé est le même. Il est peut-être à l’origine des incompréhensions. «Il y a le piège des mots, continue le député. Le nationalisme corse contemporain n’a rien à voir avec la définition générique du nationalisme qu’on voit dans l’histoire et dans d’autres pays. J’ai eu un débat avec Stéphane Le Foll à ce sujet, qui me reprenait sur le terme “nationalisme”. Il faut clarifier les mots. Je ne suis pas de ceux qui sont nés quelque part, je suis citoyen du monde. On est citoyens européens, français puis éventuellement on a des racines.» «C’est un problème de traduction de la revendication politique, selon Françoise Albertini. Les nationalistes en français renvoient à autre chose.»

«Le Corse raciste, c’est le plus gênant car c’est le plus faux»

Ce flou contribue à entretenir la mésentente. Comme quand Les Inrocks décident de titrer: «Comment expliquer la multiplication des incidents racistes en Corse?». Pourtant, les actes racistes sont moins nombreux en Corse que dans les autres régions françaises. Mais vient un paradoxe: si les actes racistes sont moins nombreux, les actes anti-musulmans ont explosé selon la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). En 2015, la Corse était la région où ont été commis le plus d’actes anti-musulmans, avec un acte pour 18.000 personnes. Si le chiffre est remarquable et les actes condamnables, ils ne suffisent pas à conclure que le Corse est raciste.

Dans les mouvements identitaires, on n’hésite pas à ériger les Corses en exemple. Sur la question des migrants, nombreux sont les sites et blogs à imaginer qu’il faut prendre exemple sur les Corses, qui ne se laisseraient pas faire par ce qu’ils voient comme une «invasion». «Le Corse raciste, c’est le plus gênant car c’est le plus faux», jure Maxime, l'ancien community manager du SC Bastia qui estime que dans le débat sur la migration, on ne peut comparer une île de 300.000 habitants et habitantes avec un pays de soixante millions. Au sujet de la Corse, il préfère faire référence à Aimé Césaire et au «génocide par substitution»: «On remplace un peuple par un autre, ce qui permet de normaliser une situation sur un territoire qui n’est pas normale. On nous normalise par un afflux de population. Et malgré tout, en 250 ans de brassages, il résiste une identité. C’est qu’elle doit être inaliénable».

Quelqu’un qui mord la main qui le nourrit

Des affaires «ont été montées en épingle», pense Michel Castellani, pour que le Corse corresponde à ce stéréotype raciste. Maxime illustre le sujet par une anecdote:

«Mon premier match en tant que CM, c'était Bastia-PSG. Sur la fin du match, il y a Serge Aurier (joueur du PSG, à l’époque) qui s’embrouille un peu, moi je tweete en bilingue et j’écris: “Serge Aurier mette a puzza”, qui veut dire: “Serge Aurier met la panique” en corse. En cinq minutes, ça a été retweeté plus de 3.000 fois. Et j’ai compris: les gens présupposaient que représentant le club corse, je voulais absolument dire que Serge Aurier puait parce qu’il était noir, et que moi en tant que Corse et raciste forcément, je pensais que les Noirs puaient. Devant la frénésie, mon supérieur m’a demandé de supprimer le tweet. Moi je n’étais pas trop d’accord parce que supprimer, c’est admettre. Mais la traduction automatique en italien écrivait: “Serge Aurier sent mauvais”. Alors là, ma bonne foi de corsophone d’une langue parlée par 50.000 personnes face à la traduction Bing en italien, ça ne faisait pas le poids. On a décidé de supprimer. Là, je me suis dit: “Aucune erreur n’est pardonnée, on part du principe qu’on est forcément raciste”.»

«Quand on nie un peuple dans ses aspirations, quand on ne le reconnaît pas, on a parfois des réactions de rejet, par symétrie»

Mais le Corse ne serait pas seulement raciste comme l’entend un continental. Il serait aussi –surtout?– anti-français. Raciste d’un pays qui le nourrit, pourrait-on aussi entendre. «La négation engendre la réaction, elle est symétrique. Quand on nie un peuple dans ses aspirations, quand on ne le reconnaît pas, on a parfois des réactions de rejet, par symétrie», juge Françoise Albertini.

Comme «Arabi Fora» (les Arabes dehors), vous pourrez lire le long des routes sinueuses de l’île «I Francesi Fora» (les Français dehors). Mais attention, ceci n’est pas un message subventionné par les collectivités régionales ou validé par tous les Corses lors d’une assemblée plénière.

Il n’en reste pas moins que le Corse est apparenté à quelqu’un qui mord la main qui le nourrit… «On nous ressort que la Corse a plein d’aides, mais il y a des contreparties sur les aides à chaque fois», rappelle Michel Castellani. De plus, en dehors des lois fiscales, les aides sociales sont souvent pointées du doigt: comme si le Corse ne payait pas d'impôts. «Parfois, quand tu parles avec quelqu’un, tu as l’impression que sur les 25% de TVA qu’il paie, il croit que 3 ou 4% sont reversés à la Corse», sourit Maxime.

Les Corses, ces assistés, ont décidé de sévir pour combattre les idées reçues. C’est le cas de Guillaume Guidoni, économiste. Sur Twitter, il tente de vulgariser le champ économique pour freiner les stéréotypes. En s’appuyant sur des chiffres de l’Insee datés de 2014, l’économiste compare la Corse aux autres régions. Le taux d’allocataires à la CAF et aux aides au logement est si faible qu’il fait de la Corse la région la moins concernée de France, pendant que le taux de pauvreté explose et que la Corse est la deuxième région où le revenu disponible des ménages est le plus faible.

Quoi qu’il en soit, s’il ne se sent pas français, le Corse devrait ne plus profiter de ces aides. La logique est capilotractée, d’abord. Surtout, il serait faux de dire qu’aucun Corse ne se sent français. Même la victoire nationaliste relève plus d’un pragmatisme que d'un message clairement identitaire.

Stéréotypes positifs

Cependant, il faut bien admettre qu’une partie de la communauté ne se sent pas française. Sur corsematin.com, à l’aube de la Coupe du monde, seuls 31% des personnes qui ont voté annonçaient qu’elles allaient soutenir la France lors de la compétition. Certains commerces ont osé annoncer que s’ils diffusaient bien la compétition, c'était en quasi-intégralité: les matchs de la France ne seraient pas retransmis.

Maxime, «indépendantiste» au fond de lui, tente de clarifier: «Quand on vient me dire: “vous êtes juste des Français comme les autres”... C’est très facile, de me dire ça à moi, qui ne me sent pas du tout français, ce que je suis. On en parle au niveau des genres en disant “mégenré”. Moi on m’a “mésidentifié” un certain nombre de fois. J’aimerais bien être français, honnêtement. Et si j’étais français, j’en serais très fier. En plus, ça me poserait moins de problèmes identitaires de me fondre dans une masse de soixante millions d’habitants. Avec mon père, avec mes amis, la langue que je parle, ce n’est pas le français. Je veux bien que Bebert54 me dise que je suis un Français comme les autres, mais au quotidien ce n’est pas le cas.»

«Les Asiatiques sont gentils, travailleurs et discrets. Les Corses, ils ont de l’honneur»

Le sentiment de peuple et de nation corse est un sujet bien trop vaste pour être explicité ou résumé. Reste qu’il existe. Lui nuire, l’ignorer ou le défier, peut être assimilé à du racisme. «Il y a eu un racisme anti-corse, mais les choses ont évolué positivement, pense Françoise Albertini. Ma tante était institutrice à Marseille, et elle entendait souvent une chansonnette: “Sale Corse, la France te dédaigne, rentre dans ton pays manger tes châtaignes”.» Michel Castellani ne veut plus voir ces propos impunis: «J’ai déposé un projet de loi demandant la condamnation des attaques sur les origines territoriales. On sait qu’il y a des jugements sans condamnation parce que dans les hautes juridictions, on estimait que le peuple corse n’existait pas».

Le stéréotype peut aussi être «positif», il n’en reste pas moins une forme de discrimination. Julien rapproche ça du racisme «bien plus virulent» auquel est confrontée la communauté asiatique: «Il existe des poncifs positifs: les Asiatiques sont gentils, travailleurs et discrets. Les Corses, ils ont de l’honneur. Ça se base sur des grands traits qu’on applique à une population très élargie. Ce racisme positif vient souvent, pour les Corses, de l’extrême droite ou de la frange identitaire. On présente un homme viril et fort comme quelqu'un qui ne se laisse pas faire par le “grand remplacement” et toutes ces théories de l’extrême droite», souffle Julien.

Du racisme populaire, haineux, au racisme positif, Maxime veut ajouter une troisième forme de discrimination: la condescendance. «C’est de la même veine que le racisme colonial. Je l’ai beaucoup ressenti quand j’étais à Sciences Po, où profs et camarades me remettaient à ma condition du sous-développé, du paysan, du dominé.» «Le stéréotype est né d’un rapport de domination. Le stéréotype vient du dominant, mais les médias s’en servent tellement que le dominé va chercher à correspondre. Le stéréotype c’est un slogan, c’est un prêt-à-penser», résume Françoise Albertini.

Tout ça, sans pour autant tomber dans le discours victimaire. «Quand on parle des incidents en football, on se trouve en position défensive. On doit expliquer que ce n’est pas spécifique à la Corse. Dans mon cas, j’ai été agressé à Endoume [quartier du VIIe arrondissement de Marseille, ndlr] et je n’en ai pas fait tout un plat. Mais c’était des incidents. J’ai rien dit et basta», conclut le député avec son plus bel accent. Maxime ajoute: «Lorsque je me déplaçais dans les stades, j’étais victime d’énormément de haine, et ça me faisait rire tellement c’était surréaliste. Je ne vais pas en faire tout un plat». Fier, le Corse.

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