Société

Mai 68, le grand chambardement de la morale sexuelle

Si le changement des mœurs était déjà entamé dans la société française, Mai 68 en a été le catalyseur.

Des étudiants contestataires occupent le campus de la faculté de Nanterre, le 29 mars 1968 | Archives AFP
Des étudiants contestataires occupent le campus de la faculté de Nanterre, le 29 mars 1968 | Archives AFP

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Qu’a été Mai 68? Une explosion de violence printanière sans lendemain? Une révolution avortée? Une bouffée d’utopies délirantes? Le point de départ d’un processus de destruction des valeurs qui assuraient auparavant la stabilité de l’ordre social?

Beaucoup plus simplement, on essayera de montrer que Mai 68 a constitué une étape d’un changement culturel profond qui était déjà en cours dans la société française et continue de nos jours; il en a été à la fois le symptôme et l’accélérateur. On peut le comparer au grand ébranlement qu’a jadis constitué l’affaire Dreyfus: un grand choc idéologique et culturel, avec un degré de violence limité, et qui a laissé des traces durables dans la société française.

Incompréhension face au rigorisme

En 1968, la Seconde Guerre mondiale est terminée depuis vingt-trois ans. Pendant cette période, la France a connu une croissance économique exceptionnelle –de l’ordre de 5% par an. Le niveau de vie a plus que doublé. La génération qui a fait Mai 1968 est née juste au lendemain de la guerre, et elle arrive à l’âge de la vie étudiante dans une société qui a considérablement changé par rapport à la société d’avant-guerre.

Pour la plupart des Français, la première moitié du XXe siècle est encore l’époque de la voiture à cheval, de l’eau à la pompe, de la lampe à pétrole, de la toilette dans la cuisine, du chauffage réduit à la pièce centrale et du cantonnement pendant toute sa vie dans la commune d’origine.

L’espérance de vie est de cinquante-cinq ans, alors qu’elle dépasse quatre-vingts ans aujourd’hui. Les journées de labeur sont longues et pénibles; les rapports de travail sont durs, voire brutaux. La fatigue et le stress, qui est parfois extrême même si on ne l’appelle pas encore ainsi, usent les corps et raidissent les esprits.

L’attitude morale typique est celle du rigorisme, c’est-à-dire de la rigueur dans l’application des normes sociales et dans la répression des transgressions. La somme des frustrations subies génère une agressivité latente qui s’exprime dans les rapports sociaux. Chacun, ayant subi la dureté de la vie et l’ayant intégrée comme une donnée de l’existence, la reproduit dans ses rapports avec autrui.

Les condamnations morales tombent sans euphémismes et l’autorité s’exerce sans ménagement. L’idée du devoir fait corps avec le vieux schéma chrétien selon lequel l’homme est sur terre pour gagner son paradis par l’effort, l’abnégation et la souffrance. Comme le dit une expression populaire, «on n’est pas sur terre pour rigoler».

La nouvelle génération fait concrètement l’expérience d’une vie beaucoup moins dure que celle de la période antérieure et comprend de moins en moins les fondements de l’ancienne morale.

En 1968, la société a considérablement évolué. Dans les milieux des classes supérieures et moyennes dont les étudiants sont issus, une certaine aisance s’est répandue. Le chauffage central, la salle de bain, le téléphone, la radio, le tourne-disques, le réfrigérateur, le lave-linge, l’automobile, les vacances et les voyages sont entrés dans les mœurs.

Sans se rendre compte qu’elle vit dans un environnement matériel qui a considérablement changé, la nouvelle génération fait concrètement l’expérience d’une vie beaucoup moins dure que celle de la période antérieure et comprend de moins en moins les fondements de l’ancienne morale, pour laquelle la recherche du bonheur et du plaisir n’était pas vraiment légitime. Elle va se heurter violemment à l'ascétisme et au rigorisme, hérités de la société majoritairement paysanne et ouvrière de la période d’avant-guerre.

L'enjeu concret de l'accès aux dortoirs des filles

On peut citer trois domaines dans lesquels Mai 68 a apporté des changements considérables. Le premier est celui de la morale sexuelle, le second celui des rapports d’autorité et le troisième tient à l’attitude hédoniste à l’égard de la vie, bien évidemment boostée par le développement économique, et plus généralement à l’adoption de l’épanouissement de l’individu comme valeur cardinale.

Toute révolution ou révolte a toujours à sa source un enjeu concret. Dans le cas de Mai 68, il s’agit de la sexualité. Ceux qui n’ont pas connu la période antérieure à Mai 68 ont du mal à imaginer ce qu’était alors la répression de la sexualité.

Au collège ou au lycée, le simple flirt était rigoureusement prohibé et inimaginable, immédiatement sanctionné par une exclusion au cas où il se produirait. Les jeunes filles étaient soumises à un strict contrôle.

En 1967 encore, dans un foyer parisien pour étudiantes, elles devaient par exemple demander à la direction une autorisation écrite pour sortir le week-end. À la résidence universitaire d’Antony, le règlement stipulait qu’elles ne pouvaient recevoir dans leur chambre qu’une fois par mois un ami ou un membre de leur famille. Ce règlement n’était évidemment pas respecté.

Prémice de Mai 68, un violent conflit éclata en 1965 quand un directeur entreprit de faire construire une loge de concierge à l’entrée du dortoir des filles, pour tenter de mettre fin aux mœurs licencieuses qui se répandaient.

Au début de l’année 1968 à Nanterre, deux grands thèmes ont nourri l’agitation étudiante: la protestation contre la guerre au Viêt-Nam et la question de l’accès aux dortoirs des filles.

Les étudiants de Mai 68 n’ont pas seulement contesté l’ancienne morale sexuelle, fondée sur les préceptes édictés par l’Église –laquelle tendait à considérer la sexualité comme un mal nécessaire et prohibait strictement toute sexualité hors mariage: ils ont contribué à la changer dans l’ensemble de la société.

Les sociétés européennes ont vécu durant de longs siècles sur la base de deux principes contradictoires. D’un côté, dans le domaine officiel et public de la vie sociale, on respectait le principe de l’interdiction de la sexualité hors mariage. Celui-ci pesait lourdement sur la vie sociale, stigmatisant les personnes déviantes et leurs enfants et imposant de considérables contraintes à celles et ceux qui cherchaient à le contourner. De l’autre, avec de grandes variations selon les individus et les situations, on s’affranchissait de ce principe, en ayant pour seule limite le risque d’un scandale qui aurait résulté d’une transgression trop flagrante.

Dans les années 1960, la mixité et l’accès des filles aux études supérieures aidant, la pratique de la liberté sexuelle fait d’importants progrès dans la jeunesse étudiante, issue en grande partie des classes supérieures et moyennes.

Légitimisation de la sexualité

Le changement de la morale sexuelle qui se produit dans la décennie rompt avec le modèle antérieur de régulation de la sexualité, qui différait sensiblement selon les classes sociales. Dans celles où l’on disposait d’un patrimoine, la régulation de la sexualité par le mariage avait notamment pour fonction d’assurer la perpétuation d’une lignée familiale et de garantir le statut social. Il n’était pas question pour une famille «honorable» d’accepter une mésalliance.

Le modèle traditionnel était que la jeunesse des milieux populaires jouissait d’une certaine liberté de fait. Les rapports des observateurs religieux de la première moitié du XXe siècle s’alarment ainsi des mœurs dissolues des jeunes ouvrières.

Mais dans la bourgeoisie, on veillait sévèrement à la vertu des jeunes filles. Il n’était pas question de prendre le risque d’une grossesse qui aurait rendu nécessaire la «régularisation» de la situation et fait entrer dans le groupe familial un gendre moralement ou socialement peu honorable.

S’agissant des jeunes hommes de la bourgeoisie, l’usage leur tolérait une certaine licence, laquelle, l’accès aux jeunes filles de leur classe sociale leur étant fermé, ne pouvait se pratiquer qu’avec des filles de milieu social inférieur. Ils pouvaient par exemple, dans la discrétion, avoir des aventures avec des grisettes –grisette: «jeune fille de condition modeste, ouvrière dans les maisons de couture, de mœurs faciles et légères», nous dit le Petit Robert, qu’il n’était pas question d’épouser en cas de grossesse. La Cosette des Misérables est ainsi le fruit des amours passagères d’un jeune bourgeois avec une fille de milieu populaire.

Le mouvement de Mai 68 n’a pas seulement levé les obstacles à la sexualité hors mariage, il a contribué à porter la sexualité au rang d’élément à part entière de l’épanouissement de l’individu.

La grande nouveauté dans la révolution des mœurs qui se produit dans la seconde moitié du XXe siècle est de bouleverser la morale officielle de la classe dominante elle-même, et d’accéder au statut de nouvelle morale officielle. La liberté des mœurs ne reste pas cantonnée aux milieux populaires ou aux amours passagères entre jeunes bourgeois et filles de condition modeste. Ce que la jeunesse revendique et instaure dans la pratique, c’est la légitimité de relations amoureuses sans engagement de durabilité entre jeunes gens de même niveau social.

Le mouvement de Mai 68 n’a pas seulement levé les obstacles à la sexualité hors mariage, il a contribué à porter la sexualité au rang d’élément à part entière de l’épanouissement de l’individu. Avant Mai 68, la sexualité était du côté de l’illégitimité. Changement majeur dans un système de valeurs, avec Mai 68, la sexualité est passée du côté de la légitimité.

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