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Mai 1968 - Mai 2018: cinquante ans, l’heure du bilan, des souvenirs et des commémorations? Peut-être. Mais rien, sans doute, n’a été écrit de plus drôle, de plus méchant –et de plus juste?– sur les acteurs du mouvement qui, de mars à mai 1968, a agité les facultés françaises que Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary. La quatrième de couverture de l'édition originale du pamphlet, publié par Guy Hocquenghem en 1986, annonce la couleur sans détour:
«Libé et Actuel, Chéreau et Glucksmann, Coluche et Médecins du Monde, les institutions que sont devenus les ex-gauchistes, personne n’ose les attaquer. Leur pouvoir insolent s’est établi sous la gauche, à l’ombre de Fabius et de Lang, mais il n’est ni de droite, ni de gauche, il est d’une génération: celle qui est passée de Mai 68 au Rotary et aux Rolls… Ni droite, ni gauche, mais le pire des deux, fidèles au pire style manipulateur des groupuscules quand ils apostasient l’utopie généreuse qu’ils prétendaient servir, installés sous Mitterrand et prêts à continuer vingt ans sous la droite.»
Le mouton noir et la supercherie
On pourrait s’arrêter là, mais la suite est tout de même trop bonne pour qu’on ne s’y plonge pas. L’auteur ne se contente pas de l’anathème et des imprécations: il argumente et pose même les raisons de son tir au pigeon, le bilan de Mai 68. «Vous aimeriez bien y échapper; tout s’est passé et passe si vite! Mais j’y tiens à ce double bilan, celui de dix-huit ans d’ex-gauchisme, et celui de cinq ans de gauche. Passé déjà démodé, vous le condamneriez volontiers à l’oubli; mais pour éviter que vous vous refassiez, sous la droite ou la “cohabitation”, une virginité, ce livre vous mettra le nez dans votre merde.»
L’auteur est normalien, de la même promotion que Laurent Fabius. Né en 1946, il a 22 ans durant Mai 68. Proche de la gauche, membre de plusieurs organisations, qu’il quitte quand il n’en est pas exclu, Guy Hocquenghem est déjà –et sera toujours– un mouton noir, un de ceux qui font bande à part. Car il est un trait de sa biographie qui dérange, même à gauche: son homosexualité assumée.
Certains de ses camarades n’hésiteront pas à refuser sa participation à des opérations de propagande à l’usine Renault de Flins, par crainte que la présence d’un homosexuel «ne choque les ouvriers».
«Génération: pendant des années, je m’étais juré à moi-même de ne pas prononcer ce mot; il me répugne d’instinct. Je n’aime pas l’idée d’appartenir à ce bloc coagulé de déceptions et de copinages qui ne se réalise et ne se ressent comme tel qu’au moment de la massive trahison de l’âge mûr.»
Durant les années 1970, Guy Hocquenghem est de tous les combats de la gauche radicale: féminisme, défense des immigrés, dénonciation de «l’ordre petit-bourgeois» ou fondation du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), mais aussi de Libération, aux côtés de Serge July.
C’est de l’intérieur de ce journal qu’il voit, effaré et impuissant, ses camarades de lutte devenir à ses yeux renégats de leurs idéaux. Au point où Hocquenghem finit par se demander si tout n’était pas inscrit dès le départ dans un engagement dont la victoire de Mitterrand en 1981 n’a fait que révéler au grand jour l’étendue de la supercherie.
Jeu de massacre
C’est ce glissement onctueux qui révulse Hocquenghem, et que le journaliste fustige au long des quelque deux cents pages de son petit livre méchant et drôle. Un jeu de massacre réjouissant, qui touche des personnes et des institutions aujourd’hui sanctifiées –car disparues– ou qui continuent de tenir le haut du pavé:
Coluche? «Canaille politicienne qui joue les apolitiques»,
Jean-Edern Hallier? «Contestataire parce que nul ne veut plus t’acheter»,
André Glucksmann? «Renégat affirmé du gauchisme passé à Marie-France Garaud»,
Libé? «La Pravda des néo-bourgeois»,
Régis Debray? «Maître es renégats»
Roland Castro? «Suant et pétant le faux enthousiasme»,
BHL? «Ex-gauchiste sans avoir été gauchiste»,
Bernard Kouchner? «Médecin tiers-mondiste passé garde-chiourme des races inférieures»
Jack Lang? «Amanda Lear de la culture»,
Yves Montand? «Montand la joie»,
Patrice Chéreau? «Andromaque de pissotière»,
Marin Karmitz? «Passé de la séquestration de patrons au patronat sous séquestre»,
Hocquenghem s'en prend même à Fabius –«rompu dès son plus jeune âge à toutes les crapuleries», à qui il reconnaît au moins le mérite de ne pas faire partie du «club ouaté des renégats», puisqu’il n’a jamais été gauchiste.
«Le reniement, c’est dur, au début»
Il est des passages de ce livre que l’on croirait avoir été écrits hier, alors qu’ils ont bientôt trente ans: «Hauteur de l’infatuation, largeur de la surface médiatique, profondeur de la pose pour photographes; constance dans l’inconsistance, dogmatismes alternés, tes prises de position se succèdent et se contredisent. Ton agitation interlope ne cesse de transiter entre les formes du reniement, de gauche et de droite. Le chantage à l’antisémitisme, au fascisme, ne t’a servi qu’à restaurer, comme seul rempart aux mauvais instincts des foules, la théologie la plus répressive… Ton complexe militaire, pour être ridicule, n’en est pas moins lié à une profonde pulsion chez toi, prétendu libertaire, de l’uniforme et du martial… Ton inexistence morale, chevalier du vide, révèle l’inexistence, sous l’armure, des croisés de notre génération blanche. Et cette inexistence est inscrite en tes initiales, BHL. Tu n’as pas même de nom à toi, rien qu’un sigle, comme RATP ou SNCF.»
Mais de tous les apostats visés par l'auteur, c’est sans nul doute Serge July qui en prend le plus pour son grade: «Le physique de parvenu, c’est ton genre, un genre que tu t’es consciemment donné… sous cette vulgarité et cette bonhomie apparentes, tu caches ta stratégie lente… C’est vrai que tu as grossi. Forci. Comme tous les bébés obscènes des publicités: ton volume et ton tour de taille sont une joie pour toute la famille ex-gauchiste. Tu as la ruse lente et obtuse d’un bouddha maoïste; pendant que les autres se battent, tu croises les mains sur ton ventre, énigmatique… Tu as compté, plus que sur ton énergie, sur la fatigue des autres… Tu t’es fabriqué une laideur pesante, écrasante, pour démontrer que même ta séduction tiendrait de l’ignoble attrait pour les puissants.»
Hocquenghem dresse au fil des pages le portrait d’une bande d’ex-gauchistes qui occupent désormais les places de choix auxquelles la «Révolution» de 1968 semble leur avoir donné droit –une camarilla qui se renvoie l’ascenseur à la moindre occasion, des «idéologues du réalisme, des supporters de ce qui existe, demi-savants, esthètes au rabais, découvreurs d'évidences».
Ils se sont adaptés à tout, ont tout digéré. Autrefois pacifistes, ils appuient les interventions au Tchad et au Liban, voire les réclament. Ex-gauchistes, ils discréditent comme «dépassés» ou «archaïques» ceux qui ont la mauvaise idée de ne pas s’être ralliés au pouvoir et aux puissants.
Il faut voir cette émission d’«Apostrophes» où Hocquenghem présente son livre face à Laurent Dispot, qui créa avec lui le FHAR, à Bruckner et à Tapie –les trois semblant faire bloc malgré leurs différences, au nom du réalisme bien compris.
Il faut tout le Tapie de ces années-là pour affirmer à Hocquenghem, hilare, que le reniement, «c’est dur au début, et puis après, on se sent mieux», déclenchant les rires sur tout le plateau –dont ceux d’Hocquenghem, que cette démonstration de son propos ravit. Oui, les renégats vivent fort bien leur trahison.
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Du col Mao à la Rotonde
Ce qui est frappant dans le texte d’Hocquenghem, c’est ce qu'il dit de la France actuelle –la France «en même temps» start-up nation et Gérard Collomb, la France qui trouve que les règles c’est «du bullshit» et qui «en même temps» bulldozerise à Notre-Dame-des-Landes ceux qui occupent indûment des terres.
You don’t always have to follow the rules. That’s bullshit! pic.twitter.com/ocKUlJ1OML
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) 25 avril 2018
À cet égard, on notera non sans amusement la présence de Roland Castro et de Daniel Cohn-Bendit au dîner de la Rotonde, organisé par Emmanuel Macron au soir du premier tour de la présidentielle de 2017.
«Mieux vaut la vieille droite que la néo-droite de gauche, qui a montré, grâce à vous, ex-gauchos passés à l’autoritarisme réaliste, la dureté des néophytes», écrit Hocquenghem. «L’important pour vous, lance-t-il à ses anciens amis –il n’en aura plus guère après ce livre, ce n’est pas d’être de droite ou de gauche, mais du côté du manche. D’où votre goût, à présent, pour le consensus… La démocratie se mesure à ses différences internes; en enterrant la contestation, en faisant la jointure, le pont entre toutes les répressions, vous, les ex-gauchos, vous avez enterré la démocratie.»
Grave accusation, sans doute excessive. Mais malgré les outrances propres au style pamphlétaire, Guy Hocquenghem pointe du doigt une tendance: celle d’une société qu’il exècre et qu’il voit se constituer avec l’aide de ses anciens amis, où la valeur cardinale est celle de l’efficacité et où, pour que tout fonctionne, il faut faire consensus –ce qui est le contraire de la démocratie, qui a pour premier principe de reconnaître qu’une société est agitée par des mouvements contraires, et que c’est précisément ce qui la fait avancer.
Un an avant la parution de ce livre vachard et désespéré, Guy Hocquenghem a appris sa séropositivité. Certains ont voulu voir dans ce livre la volonté d’un homme qui se sait perdu –en 1986, on meurt hélas très vite du Sida– de régler ses comptes pour la dernière fois.
Ce qui est certain, c’est qu’il meurt en 1988 sans avoir jamais rien renié de ses idéaux de jeunesse, et en faisant sans doute pousser un grand «ouf» de soulagement à ses anciens camarades, qui peuvent depuis –pour ceux qui sont encore de ce monde– reprendre encore du dessert sans crainte de se faire gourmander.